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AM81T1 - La pensée et le temps sont les racines de la peur
1ère rencontre publique
Amsterdam, Pays-Bas
19 septembre 1981



1:30 Malheureusement, il n'y aura que deux causeries il va donc falloir condenser ce que nous avons à dire à propos de l'existence, de la vie. Nous ne faisons pas de propagande, nous ne voulons pas influencer votre pensée, ni vous convaincre de quoi que ce soit. Soyez-en bien certains. Nous n'apportons pas une chose exotique venue d'Orient, toutes ces absurdités qui circulent par la voie des gourous et ces choses étranges qu'on décrit après avoir visité l'Inde. Nous n'appartenons pas à cette catégorie de gens. Mais nous voudrions insister sur le fait que pendant ces deux causeries nous allons penser ensemble, pas seulement écouter ce qui est dit, écouter des idées, accepter ou rejeter ces idées, nous n'allons pas susciter le débat, l'opinion, le jugement, mais ensemble, je dis bien ensemble, vous et l'orateur allez observer ce que le monde est devenu, pas seulement en Occident mais aussi en Orient où règne une immense pauvreté, une grande misère, une extrême surpopulation, où les politiciens, comme ici en Occident, sont incapables de gérer ce qui se passe. Tous les politiciens fonctionnent dans un esprit de clan. L'esprit de clan a pris le terme pompeux de nationalisme. Nous ne pouvons donc nous fier à aucun politicien ou leader, aucun livre qui traite de religion. Impossible de faire confiance à aucun de ces gens, ni même aux scientifiques, aux biologistes ou aux psychologues. Ils n'ont pas été capables de résoudre nos problèmes humains. Je suis quasi certain que vous êtes d'accord. Nous ne pouvons pas non plus faire confiance aux gourous. Malheureusement ces personnes viennent jusqu'en Occident pour exploiter les gens et s'enrichir et ils n'ont strictement rien à voir avec la religion.
5:48 C'est pourquoi il est important que nous, vous et l'orateur, pensions ensemble. Penser ensemble, c'est-à-dire ne pas se contenter d'accepter n'importe quelle opinion ou évaluation mais observer ensemble, pas seulement l'extérieur, ce qui se passe dans le monde, mais aussi ce qui se passe en nous tous, psychologiquement. A l'extérieur règne une grande incertitude, la confusion, les guerres ou les menaces de guerre. Des guerres ont lieu dans le monde, des êtres humains s'entretuent. Cela ne se passe pas ici en Occident, mais nous sommes sous la menace d'une guerre nucléaire, la bombe, les préparatifs de guerre. Et nous, simples êtres humains, ne semblons pas capables d'y faire quoi que ce soit. Il y a des manifestations, le terrorisme, les grèves de la faim, etc. Voilà ce qui se passe dans le monde extérieur : un clan contre un autre clan, l'Occident, l'Amérique contre un autre pays etc. Les scientifiques contribuent à tout cela, et les philosophes aussi, même s'ils le dénoncent mais au fond d'eux-mêmes ils demeurent nationalistes, et influencés par leurs choix intellectuels et ainsi de suite. Voilà donc ce qui se passe dans le monde extérieur, n'importe quel être humain intelligent est capable de l'observer.
8:59 Et intérieurement, dans nos esprits et dans nos coeurs, nous sommes aussi pleins de confusion. Il n'y a aucune sécurité, ni pour nous-mêmes ni pour notre futur, la génération qui vient. Les religions ont divisé les humains en chrétiens, hindous, musulmans, bouddhistes et ainsi de suite.
9:50 Si on considère tout ceci avec objectivité, avec calme, sans aucun préjugé, en observant, il est naturellement important que nous y pensions ensemble. Penser ensemble. Sans opposer une opinion à une autre, sans opposer une conclusion à une autre, sans opposer un idéal à un autre idéal, mais penser ensemble et voir ce que nous, êtres humains, pouvons faire. La crise n'est pas économique ni politique, la crise se trouve dans notre conscience. Je pense que peu d'entre nous réalisent cela. La crise est dans notre esprit et dans notre coeur, Autrement dit la crise est dans notre conscience, notre conscience, c'est toute notre existence, avec nos croyances, nos conclusions, notre nationalisme, avec toutes ces peurs que nous avons, ces plaisirs, le problème apparemment insoluble de la souffrance, ce que nous appelons l'amour, la compassion, et le problème de la mort, ce qu'elle veut dire, s'il y a quelque chose au-delà. Et la question de la méditation, s'il y a quoi que ce soit au-delà du temps, au-delà de la pensée, si l'éternel existe. Tout ceci forme le contenu de notre conscience, le contenu de tout être humain, qu'il vive dans ce pays ou en Asie, en Inde ou en Amérique ou en Russie. Le contenu de notre conscience est le fond commun de toute l'humanité. Je pense que ceci doit être très clair dès le début.
13:47 Tout être humain qui vit dans cette partie du monde souffre, physiquement mais aussi en lui-même, Il est anxieux, incertain, craintif, perdu, au fond de lui, il ne se sent pas en sécurité. C'est la même chose en Asie pour tout être humain vivant là bas, la même chose en Inde, en Amérique et en Russie. Notre conscience est commune à toute l'humanité. S'il vous plaît, écoutez attentivement ceci. C'est peut-être la première fois que vous entendez cela alors ne le repoussez pas. Examinons ensemble, pensons-y ensemble. Pas quand vous rentrerez chez vous, mais tout de suite. Votre conscience, ce que vous pensez, ce que vous ressentez, vos réactions, votre angoisse, votre solitude, votre tristesse, votre douleur, la recherche de ce qui dépasse le physique et va au-delà de la pensée, celui qui vit en Inde, en Russie ou en Amérique a la même. Il rencontre les mêmes problèmes que vous, les mêmes problèmes de relation hommes-femmes. Nous sommes tous faits du même matériau, la conscience. Notre conscience nous est commune, à tous. Voilà pourquoi nous ne sommes pas des individus. Je vous en prie, réfléchissez à cela. On nous a enseigné, par la religion mais aussi à l'école, que chaque âme est séparée des autres, que chacun lutte pour soi, mais c'est une illusion parce que notre conscience est celle de l'humanité toute entière, donc nous sommes l'humanité. Non pas des êtres séparés qui luttent chacun pour soi. Ceci est logique, rationnel, sain. Nous ne sommes pas des entités psychologiques au contenu séparé qui luttent chacun pour soi. Chacun de nous est en vérité le reste de l'humanité.
17:57 certains en verront la logique et l'accepteront intellectuellement mais si vous ressentez cela au fond de vous, toute votre activité va subir un changement radical. Le problème principal auquel nous devons réfléchir tous ensemble c'est notre conscience, notre façon de penser, de vivre, peut-être plus confortable pour certains, avec plus de moyens, plus de facilité à voyager, et ainsi de suite, mais à part ça, à l'intérieur, sur le plan psychologique, vous êtes exactement identiques à ceux qui vivent à des milliers de kilomètres de vous.
19:19 Donc, ces problèmes nous devons y réfléchir ensemble. D'abord, le problème de la relation. Toute vie est une relation, exister, c'est être relié. Et si vous observez ce que nous avons fait de notre relation à l'autre, qu'elle soit intime ou non, que ce soit entre deux êtres, entre un homme et une femme, la relation engendre de terribles conflits, une lutte, pourquoi? Pourquoi l'être humain, sur terre depuis plus d'un million d'années n'a pas su résoudre le problème de la relation? C'est-à-dire vivre à deux sans conflit. De toute évidence nous n'avons pas su le résoudre. Je vous propose donc ce matin pendant peut-être une heure, d'y réfléchir ensemble. Observons ensemble ce qu'est vraiment cette relation entre un homme et une femme, parce que toute la société est basée sur la relation. La société n'existe pas sans la relation, sans la relation la société devient une abstraction. Donc, ensemble ce matin, réfléchissons ensemble à ce que sont vraiment nos relations.
21:51 Observons de près le conflit entre l'homme et la femme. L'homme a ses propres idéaux, ses propres quêtes et ses ambitions, il recherche toujours la réussite, il veut devenir quelqu'un. La femme lutte aussi, elle veut aussi devenir quelqu'un, elle veut se réaliser, elle veut devenir. Chacun poursuit sa propre route, comme deux trains parallèles, ils ne se rencontrent jamais. Peut-être au lit, mais à part cela si vous observez bien, leurs esprits ne se rencontrent jamais, intimement – pourquoi ? Voilà la question. Quand on demande pourquoi on cherche toujours la cause, on pense en termes de causalité, on espère qu'en comprenant la cause on pourra peut-être alors changer les conséquences. Puis-je demander : vous comprenez tous l'anglais ? Sinon, je parle tout seul et c'est absurde. Cela fait dix ans que je ne suis pas venu ici et je suis heureux de revenir, mais si nous ne comprenons pas l'anglais nous ne pourrons pas communiquer. J'espère donc que vous comprenez assez clairement l'anglais. Je parle français et italien mais ce serait aussi difficile.
24:53 Je pose donc une question très simple mais très complexe : pourquoi n'avons-nous pas été capables, nous les humains, de résoudre ce problème de la relation alors que nous sommes sur terre depuis des millions d'années ? Est-ce parce que chacun possède son image personnelle, construite par la pensée, et que notre relation n'est basée que sur deux images : celle que l'homme a de la femme et celle que la femme a de l'homme? Donc voici ce qu'est notre relation : deux images vivant ensemble. C'est un fait. Permettez-moi de vous demander de bien vous observer : vous avez fabriqué une image de votre femme, et elle a fabriqué une image, un cliché verbal de vous, l'homme. La relation se passe donc entre ces deux images. Ces images ont été mises en place par la pensée. Et la pensée n'a pas de lien avec l'amour.
26:55 La pensée est-elle l'amour? Tous les souvenirs liés à cette relation, les réminiscences, les images, les conclusions qu'on a sur l'autre, sont – si on observe bien sans préjugé – le produit de la pensée, le résultat d'une série de souvenirs, d'expériences, d'agacements, de solitude. Notre relation mutuelle n'est donc pas de l'amour mais plutôt une image que la pensée mise en place.
28:03 Donc, il faut examiner, si on veut comprendre la vérité de la relation, examiner la totalité du mouvement de la pensée car la pensée dirige nos vies, nos actions sont basées sur la pensée : tous les grands édifices du monde sont l'édifice de la pensée, les cathédrales, les églises, les temples et les mosquées c'est la pensée qui les conçoit, c'est la pensée qui les construit. Et tout ce qu'on trouve dans ces bâtiments religieux – l'intérieur, les sculptures, les symboles, les images – sont tous des inventions de la pensée. On ne peut pas le nier. La pensée a donc créé non seulement les plus merveilleux édifices d'architecture avec tout leur contenu, mais aussi les instruments de guerre, la bombe, toutes les sortes de bombes. La pensée a aussi créé le chirurgien, ces merveilleux instruments de chirurgie si précis. Elle a aussi créé le menuisier. Il doit comprendre le bois, les outils, etc. La pensée est à l'origine de tout ça. L'intérieur d'une église, le chirurgien, l'ingénieur expert qui bâtit un beau pont, tout ça est le résultat de la pensée. On ne peut pas le nier, même si certains affirment le contraire. Il faut donc examiner ce qu'est la pensée, pourquoi les humains vivent de la pensée, pourquoi la pensée a produit un tel chaos dans le monde – la guerre, le manque de relation humaine – cette grande capacité de pensée et son énergie extraordinaire. Tout ce que la pensée a produit depuis des millions d'années, a contribué à la souffrance de l'humanité. Je vous en prie, observons, examinons tout ceci ensemble. Ne résistons pas à ce que dit l'orateur mais examinons, ensemble, ce qu'il dit afin de comprendre ce qui se passe vraiment chez tous les êtres humains. Nous sommes en train de nous détruire.
32:12 Alors il faut approfondir avec soin la question de la pensée. La pensée est la réaction de la mémoire. La mémoire n'est pas simplement le souvenir du passé la pensée se projette aussi dans le futur – l'espoir. La pensée est la réaction de la mémoire, la mémoire c'est le savoir, le savoir c'est l'expérience. Donc il y a d'abord l'expérience, d'où vient le savoir, du savoir vient la mémoire, ou le souvenir, et à partir de la mémoire vous agissez. Vous apprenez de cette action ce qui ajoute à votre savoir. Donc on vit dans ce cycle : expérience, savoir, mémoire, pensée, action. L'être humain vit dans ce cycle, il vit constamment dans le champ du savoir. J'espère que tout cela ne vous ennuie pas. Si cela vous ennuie, je m'en excuse. Si vous recherchez quelque chose de romantique, de sentimental, quelque chose qui vous fasse plaisir, alors n'écoutez pas. Ce dont nous parlons est très sérieux. Ce n'est pas une distraction de weekend qu'on écoute à la légère – ce qui nous occupe c'est le changement radical de la conscience humaine. Il faut y réfléchir, l'observer ensemble, voir si c'est possible. Pourquoi les humains qui ont vécu sur terre depuis des millions d'années sont-ils restés les mêmes? On a peut-être progressé dans la technologie, amélioré la communication, les transports, l'hygiène, etc., mais au fond de nous nous sommes plus ou moins les mêmes : malheureux, incertains, seuls, toujours affligés par la tristesse. Tout homme qui prend ce problème au sérieux doit réagir, il ne peut pas prendre ça à la légère et s'en détourner. C'est pourquoi cette rencontre et celle de demain sont très sérieuses, nous devons y mettre tout notre esprit et tout notre cœur pour voir s'il est possible d'amener une mutation radicale dans nos consciences, donc dans nos actions et notre comportement.
35:53 Comme nous le disions, la pensée est née de l'expérience, du savoir. la pensée n'a donc absolument rien de sacré. La pensée est matérielle, penser est un processus matériel. Et nous nous sommes fiés à la pensée pour régler tous nos problèmes, politiques, religieux, relationnels et ainsi de suite. Nos cerveaux, nos esprits sont conditionnés, formés à résoudre des problèmes. La pensée crée les problèmes et nos cerveaux, nos esprits, sont entrainés à les résoudre. Si vous avez un problème technique vous trouvez la solution, si vous êtes malade vous vous soignez, etc. Nos esprits sont entraînés à résoudre les problèmes. Ces problèmes psychologiques, internes, c'est la pensée qui les crée. Vous comprenez ce qui se passe? La pensée crée le problème au niveau psychologique et l'esprit est entraîné à résoudre des problèmes, donc la pensée qui crée le problème, essaie ensuite de lui trouver une solution. Elle est prise dans cette vieux système, c'est la routine. Donc les problèmes deviennent de plus en plus complexes, de plus en plus insolubles. Il faut donc découvrir, si c'est possible, s'il existe une autre façon d'aborder cette vie, sans la pensée parce qu'elle n'a pas résolu nos problèmes. Au contraire, la pensée a généré une complexité accrue. Il faut découvrir si c'est possible ou non, s'il existe une autre dimension, une autre approche globale de la vie. Voilà pourquoi il faut comprendre la nature de la pensée, la nature de notre mode de pensée. Notre pensée est basée sur le souvenir, le souvenir des choses du passé. On pense à ce qui s'est passé il y a une semaine, on y pense, le présent le modifie et le projette dans le futur. C'est le mouvement de notre vie dans toute sa réalité. Donc le savoir est tout ce qui compte à nos yeux mais le savoir n'est jamais complet. Aucun savoir n'est jamais complet, et restera toujours incomplet. C'est pourquoi le savoir et l'ignorance sont toujours reliés, le savoir vit toujours dans l'ombre de l'ignorance. C'est un fait. Ce n'est ni une invention ni une conclusion de l'orateur, c'est ainsi.
40:11 Donc, l'amour n'est pas le savoir. L'amour n'est pas une réminiscence. L'amour n'est pas le désir ni le plaisir. Désir, plaisir et souvenir sont basés sur la pensée. Donc notre relation à l'autre, aussi proche soit-elle, si vous la regardez de près, est basée sur la réminiscence qui est la pensée. Dans cette relation, en vérité, on peut prétendre que l'on aime sa femme ou son mari, sa petite amie etc., mais la relation est en réalité basée sur le souvenir – qui est la pensée. Par conséquent il n'y a pas d'amour. Êtes-vous capables de voir ce fait? Ou avez-vous envie de dire "C'est terrible ce que vous dites là, j'aime vraiment ma femme" – mais est-ce bien exact? Peut-il y avoir de l'amour là où il y a de la jalousie, de la possessivité, de l'attachement, quand chacun poursuit ses propres ambitions, qu'il est avide, envieux, qu'il suit sa route? Comme deux lignes parallèles qui ne se rencontrent jamais. Est-ce l'amour? Il faut donc enquêter – si l'on veut comprendre avec sérieux, en profondeur, le problème de l'existence – il faut examiner ce qu'est le désir. Pourquoi les humains sont depuis toujours poussés par le désir. Est-ce que l'orateur peut continuer là-dessus ? Je suis désolé de vous imposer ça mais c'est de votre faute si vous êtes ici. Et peut-être aussi celle de l'orateur. J'espère que nous pensons ensemble, que nous observons ensemble, comme deux amis qui cheminent ensemble en regardant ce qui est autour d'eux, pas seulement ce qui est tout près, ce qu'on perçoit dans l'immédiat, mais aussi ce qu'ils voient au loin, parce que nous faisons ce voyage ensemble, peut-être avec affection, main dans la main, ou comme deux amis qui examinent le problème très complexe de la vie sans leader ni gourou, parce que, quand on voit vraiment que notre conscience est celle du reste de l'humanité, on comprend que nous sommes à la fois le gourou et le disciple, le professeur et l'élève, parce que nous sommes tout cela, tout cela c'est dans notre conscience. C'est une réalisation formidable.. Lorsqu'on commence à se comprendre en profondeur on devient une lumière à soi-même et on ne dépend de personne, d'aucun livre, aucune autorité, – y compris celle de l'orateur – afin d'être capables de comprendre tout le problème de la vie et d'être sa propre lumière.
45:30 Il faut donc examiner ensemble le désir, car si le désir est l'amour alors le désir crée des problèmes. L'amour n'a pas de problèmes et pour comprendre la nature de l'amour, la compassion, qui a sa propre intelligence, nous devons comprendre ensemble ce qu'est le désir. Le désir a une vitalité extraordinaire, un pouvoir fabuleux de persuasion, d'élan, de réussite et tout le processus du devenir, de la réussite, est basé sur le désir, ce désir qui nous fait nous comparer, imiter, nous conformer. Il est donc très important de saisir toute la nature de notre être de comprendre ce qu'est le désir, non pas l'éliminer non pas le fuir, non pas le surpasser mais le comprendre, le regarder, voir toute cette dynamique. Nous pouvons le faire ensemble, cela ne veut pas dire que vous apprenez de l'orateur. L'orateur n'a rien à vous enseigner, comprenez bien cela. L'orateur n'est là que pour vous servir de miroir. Et quand vous vous voyez clairement vous pouvez jeter le miroir, il n'est plus important, vous pouvez le briser.
47:48 Pour comprendre le désir il faut être attentif, sérieux, c'est un problème très complexe. Pourquoi les humains ont vécu de cette extraordinaire énergie du désir, en tant qu'énergie de la pensée. Quelle est la relation entre la pensée et le désir ? Quelle est la relation entre le désir et la volonté ? Parce que nous vivons beaucoup de la volonté. Alors quel est le mouvement, la source, l'origine du désir ? Quand on s'observe, on voit l'origine, le désir commence avec la sensation, la réaction sensorielle, la réaction sensorielle, avec son contact, sa sensation, puis la pensée crée l'image et à cet instant le désir naît. Je vous en prie, étudions cela de très près. On voit quelque chose dans une vitrine, une robe, une chemise, une voiture, une écharpe, peu importe. On voit, on ressent, puis on touche, alors la pensée dit, "Cela m'irait bien si je portais cette robe ou cette chemise", cela crée une image et le désir naît. D'accord? Vous suivez tout cela? Mettez-vous dans la situation, c'est facile. Vous voyez quelque chose qui vous plaît votre système nerveux réagit par une sensation, une réaction visuelle, puis la pensée dit : "Ça m'irait bien cette robe, ou cette chemise, ou ce manteau" peu importe, et le désir naît. Donc la relation entre le désir et la pensée est très étroite. S'il n'y avait pas la pensée il n'y aurait que la sensation et pas tous les problèmes engendrés par le désir. J'espère que nous nous comprenons.
51:15 Donc le désir est la quintessence de la volonté. La pensée domine la sensation et crée le besoin, le désir de posséder. Est-ce que je parle tout seul ou est-ce que vous êtes avec moi? Tout cela est peut-être nouveau pour vous, mais nous devons réfléchir ensemble à tout ça, pas en tant qu'individu isolé dans ses propres conclusions, nous devons observer cela ensemble et le comprendre clairement.
52:16 Donc lorsque, dans la relation, la pensée intervient c'est à dire lorsque le souvenir crée une image entre deux êtres, quand la pensée a créé l'image, l'amour ne peut pas exister. Le désir, sexuel ou sous une autre forme, comme il fait partie de la pensée, empêche l'amour.
53:03 Et ensemble dans cet examen, nous devons aussi considérer la nature de la peur, parce que nous sommes tous pris dans cette chose terrible, la peur. Nous semblons incapables de résoudre ce problème. On vit avec, on s'y habitue, ou on s'en évade, dans le divertissement, par la pratique d'un culte, dans diverses formes de distraction, religieuses ou autres. Examinons encore ensemble la nature et la structure de la peur. Écoutez, nous connaissons tous la peur, peu importe si nous vivons dans ce petit pays bien propre, ou en Inde, où règnent le désordre, la saleté, la surpopulation, etc. Le problème est le même, celui de la peur. Et l'homme a vécu avec elle pendant des milliers d'années, et nous n'avons pas su résoudre le problème. Est-il possible – je pose cette question avec beaucoup de gravité – est-il possible d'être totalement entièrement libéré de la peur, pas seulement de la peur physique mais aussi des peurs intérieures, bien plus subtiles. Les peurs conscientes et celles, plus profondes, inexplorées, celles qui sont tout au fond de notre conscience, et dont nous n'avons jamais envisagé qu'elles puissent être là.
55:34 Examiner ne veut pas dire analyser. Je sais bien que c'est la mode d'aller voir un psychanalyste dès qu'on a un problème. J'espère qu'il n'y en a pas parmi nous ! Le psychanalyste est comme vous et moi, mais il possède une technique, et il faut examiner ce que sont l'observation et l'analyse. L'analyse implique qu'il y ait un analyste L'analyste est-il différent de ce qu'il analyse ? Ou l'analyste est l'analysé ? Vous comprenez la question ? L'analyste est l'analysé. C'est un fait évident. Je m'analyse moi-même, mais qui est l'analyste en moi qui dit : "je dois analyser" ? C'est l'analyste qui se sépare de ce qu'il analyse, pour pouvoir mieux examiner ce qu'il va analyser – d'accord ? Donc l'analyste est ce qu'il examine, ce qu'il analyse. Les deux sont un seul, c'est un tour que nous joue la pensée. Donc si nous observons, il n'y a pas d'analyse, il n'y a qu'une observation des choses telles qu'elles sont. On observe réellement ce qui est on n'analyse pas ce qui est, parce qu'on peut se tromper dans le processus d'analyse. Et si vous voulez jouer à ce jeu-là vous pourrez analyser jusqu'à la mort sans jamais provoquer en vous une transformation radicale. Par contre l'observation, regarder le monde actuel tel qu'il est, pas en tant que Hollandais, Anglais ou Français ou ceci ou cela, mais voir ce qui se passe vraiment, c'est l'observation, la pure observation de l'état des choses.
58:34 Nous devons donc examiner ou observer ce qu'est la peur, pas la cause de la peur – nous y reviendrons – pas la cause de la peur qui implique l'analyse, et remonter, remonter jusquà l'origine de la peur, nous le découvrirons dans une minute. Apprendre l'art d'observer, pas de traduire ce que vous observez, ni interpréter ce que vous observez, simplement observer, comme si vous observiez une belle fleur. Dès l'instant ou vous la réduisez en pièces il n'y a plus de fleur. C'est ce que fait l'analyse. Simplement observer la beauté d'une fleur, la lumière qui traverse un nuage, la lumière du soir, un arbre dans une forêt, simplement l'observer. Alors essayons d'observer la peur de cette façon. Quelle est la racine de la peur, pas ses divers aspects ? D'accord ? Vous voulez bien le faire ? Par exemple, supposons que j'ai peur. Supposons – ce n'est pas le cas – que j'aie peur. Je vais devoir mettre les choses au point : ce que dit l'orateur, il le vit. Sinon il ne monterait pas sur scène pour en parler. Cela fait soixante ans qu'il le fait, il ne peut pas se leurrer, ça peut arriver, mais il est allé tellement loin que, pour lui, ce qu'il dit est un fait, ce n'est pas une illusion, ni une échappatoire.
1:00:47 Nous demandons donc s'il est possible de se libérer de la peur, de façon absolue. Psychologiquement, au fond de nous, quelle est la racine de la peur? Que signifie la peur ? La peur de quelque chose qui vous a fait souffrir, la peur de ce qui peut arriver. C'est le passé, ou ce qui peut arriver dans le futur – d'accord? Pas ce qui peut arriver maintenant car maintenant il n'y a pas de peur. Mais vous pouvez voir que la peur est un mécanisme temporel. La peur de quelque chose qui a eu lieu la semaine dernière, un incident qui a causé une douleur psychologique ou physique, et la peur que cela recommence demain : perdre son travail, ne pas réussir ce qu'on veut, ne pas atteindre l'illumination et toute cette histoire. Donc la peur est un mouvement dans le temps. D'accord ? Un mouvement du passé qui traverse le présent, s'y modifie et va vers le futur. L'origine de la peur, c'est donc la pensée. Et la pensée c'est le temps, car la pensée est l'accumulation du savoir par l'expérience, la mémoire, les réactions de la mémoire, la pensée, l'action. Donc la pensée-temps ne fait qu'un, c'est la base de la peur. C'est assez évident. C'est ainsi.
1:03:35 Mais il ne s'agit pas de mettre fin à la pensée ni au temps. Il est impossible de les arrêter car qui est l'entité qui dit : "je dois arrêter la pensée"? Cela serait absurde car cette entité fait partie de la pensée. Vous suivez tout cela ? Donc l'idée d'arrêter la pensée est impossible. Cela suppose un contrôleur qui tente de contrôler la pensée. Le contrôleur est créé par la pensée. Je vous demande seulement d'écouter, d'observer. L'observation est une action en soi, il ne s'agit pas de faire quelque chose pour régler le problème de la peur Je me demande si vous comprenez bien ?
1:04:35 Par exemple : supposez que j'aie peur d'une chose ou d'une autre, du noir, que ma femme me quitte, de la solitude, ou ceci ou cela. J'ai peur, profondément peur. Vous venez me parler, vous m'expliquez tout le mouvement de la peur, l'origine de la peur, qui est le temps. J'ai souffert, j'ai été victime d'un accident, cet incident m'a effrayé, il s'est inscrit dans le cerveau, et le souvenir de cet incident passé qui risque de se reproduire, fait naître la peur. Donc vous m'avez expliqué tout cela. Et j'écoute attentivement votre explication, j'en vois la logique, le bon sens, je ne rejette rien, j'écoute. Et l'écoute devient un art. Je ne rejette ni n'accepte ce que vous dites, j'observe. J'observe donc que ce que vous dites à propos du temps, la pensée, est vrai, je ne dis pas : "Il faut que j'arrête le temps et la pensée", vous m'avez expliqué : "Ne faites pas ça, observez simplement la peur qui naît, ce mouvement de la pensée, du temps. Observez ce mouvement, ne vous en détournez pas, ne le fuyez pas, vivez avec, regardez-le, mettez toute votre énergie dans ce regard. Vous verrez alors que la peur commence à se dissoudre parce que vous n'avez rien fait, vous n'avez fait qu'observer, lui accorder toute votre attention. Comme si cette attention projetait une lumière sur la peur. Etre attentif c'est mettre toute votre énergie dans l'observation. Cela vous parait clair? Malheureusement, Monsieur, nous n'avons que deux causeries, j'aurais aimé en avoir davantage. Si vous posez des questions cela va devenir autre chose. J'espère que vous ne m'en voulez pas si je continue. Je peux ?
1:07:50 Donc observer sans analyse implique que vous accordiez toute votre attention à un problème : le problème de la relation, le problème de la peur, sans oublier le problème du plaisir. Puis-je vous demander l'heure qu'il est? Pardon? Midi et quart. Nous avons parlé pendant une heure. Voulez-vous continuer encore une demi-heure ? Vous pourrez tenir ? C'est votre décision, pas la mienne, Messieurs.
1:08:57 Et aussi – s'il vous plait, Monsieur, ne prenez pas de photos, je vous en prie, tout cela est très sérieux, on ne s'amuse pas avec ça un jour pour le laisser tomber ensuite. Cela concerne nos vies, toute notre existence. Et si vous êtes sérieux, accordez votre attention à tout ceci.
1:09:42 Pourquoi l'homme court-il après le plaisir ? Je vous en prie, posez-vous la question. Le plaisir est-il le contraire de la souffrance ? Essayez d'y réfléchir. Nous avons tous souffert d'une façon ou d'une autre, physiquement et moralement. Presque tous, dans l'enfance, nous avons été blessés moralement. C'est une douleur. Et cette douleur nous a poussés à nous replier, à nous isoler pour ne plus souffrir. Nous sommes blessés dès l'enfance, dès l'école, on se compare à un autre qui est plus intelligent. Nous nous faisons du mal et d'autres nous ont fait du mal de toutes les manières : on nous a grondé, blessé, brutalisé, terrorisé. Cette blessure profonde est là avec toutes ses conséquences : on s'isole, on résiste, on se replie de plus en plus. Et on croit que le plaisir est l'opposé de cette douleur. La douleur et son opposé est le plaisir. Est-ce que c'est vrai?
1:11:37 On doit donc étudier cela – si vous avez l'énergie, si vous avez le temps, si vous le voulez bien – est-ce que le bien est l'opposé de ce qui n'est pas bien ? Si le bien est un opposé alors ce bien contient son propre opposé, n'est-ce pas ? Donc ce n'est pas le bien. Le bien est totalement distinct de ce qui n'est pas bien. Donc le plaisir – je vous en prie, écoutez simplement, je vous le demande très poliment – le plaisir est-il l'opposé de la douleur? C'est un contraire et nous recherchons toujours les contraires, les opposés. Donc je demande si le plaisir est totalement distinct, comme le bien n'est pas le plaisir. Vous comprenez ? Ou est-ce que le plaisir est entaché de douleur ? Vu de près, le plaisir est toujours une réminiscence ? Quand on est heureux, on ne dit jamais : "Comme je suis heureux", c'est toujours après, c'est le souvenir de ce qui nous a rendu heureux, le souvenir de ce plaisir : on regarde un coucher de soleil dans la splendeur du soir plein de cette lumière extraordinaire, on ressent un grand plaisir, c'est un enchantement. Puis on s'en souvient, le plaisir est né. Donc le plaisir fait partie de la pensée, aussi. C'est évident.
1:14:24 Donc, le problème suivant – il est très complexe, comme tous les problèmes humains – c'est : est-il possible de mettre fin à toute souffrance ? Parce que dans la souffrance il n'y a pas d'amour. Dans la souffrance, bien sûr, il ne peut y avoir l'intelligence. Nous allons voir ce mot, c'est un mot très complexe, l'intelligence.
1:15:10 Vous savez, comprendre la relation, la peur, le plaisir et la souffrance, c'est mettre de l'ordre chez soi. Sans ordre, impossible de méditer. Vous comprenez ce mot? Hélas ce mot a été apporté en Occident par les orientaux. L'orateur place la méditation à la fin de ses causeries parce qu'on ne peut pas bien méditer sans mettre de l'ordre chez soi, dans sa maison psychologique. Si la maison psychologique, ce que vous êtes, est en désordre, si cette maison n'est pas en ordre, à quoi cela rime de méditer ? C'est juste une échappatoire, elle mène à toutes sortes d'illusions. Vous pouvez bien vous asseoir en tailleur ou rester en équilibre sur la tête pour le restant de votre vie ce n'est pas ça la méditation. La méditation commence par l'ordre total dans notre maison. C'est-à-dire dire l'ordre dans notre relation, dans nos désirs, nos plaisirs et ainsi de suite.
1:17:11 Une autre cause de désordre dans nos vies, c'est la souffrance. C'est un facteur commun, une réalité commune à tous les humains. Tout le monde connaît la tragédie de la souffrance, ici, dans le monde asiatique ou le monde occidental. Je le répète, elle nous est commune, nous la partageons. Il n'y a pas seulement ce qu'on appelle la souffrance personnelle mais il y a la souffrance de l'humanité, la souffrance qu'ont engendrée les guerres. En cinq mille ans d'histoire tous les ans il y a eu une guerre, un massacre, la violence, la terreur, la brutalité, mutiler les gens, les mains, les yeux, toutes ces horreurs et toute la brutalité de la guerre qui a causé un malheur incalculable à l'humanité. Ce n'est pas que notre souffrance c'est la souffrance de l'humanité, la tristesse de voir un homme qui ne possède absolument rien, juste un bout de vêtement, et c'est tout ce qu'il aura durant sa vie entière. Pas dans les pays occidentaux, mais c'est comme ça en Asie. Et quand on voit cette personne on a de la peine. On éprouve aussi de la peine devant ceux qui vivent dans l'illusion, ceux qui passent d'un gourou à l'autre, – vous vous fuyez vous-mêmes. Cela fait de la peine d'observer cela. Ces petits malins qui partent en Asie, qui écrivent des livres, font l'éloge des gourous, et on tombe tous dans ces bêtises. Là aussi, cela fait de la peine. La peine vient quand on voit ce que les politiciens font au monde avec leur esprit de clan, c'est aussi une souffrance.
1:20:23 La souffrance personnelle et le nuage noir de la souffrance humaine. La souffrance, ce n'est pas romantique ou sentimental, ou irrationnel, elle existe. Mon fils meurt et ma vie est détruite. Et nous vivons avec cette souffrance depuis le début des temps. De toute évidence, on n'a pas su résoudre ce problème. Quand on souffre on cherche une consolation ce qui est une fuite devant le fait de la souffrance. Confronté au chagrin, on recherche toutes formes de distractions, d'évasions, mais le problème est toujours là. Et apparemment l'humanité ne l'a pas résolu. Nous posons donc cette question : est-il possible de s'en libérer complètement ? Sans l'éviter, sans vouloir de consolation, sans se réfugier dans quelque théorie mais vivre avec. Essayons de comprendre ce que nous voulons dire par "vivre avec" : ne pas le laisser devenir une habitude comme le font la plupart. Les gens vivent avec leur nationalité, ce qui est destructeur, ils vivent avec leurs conclusions religieuses cloisonnées, ils vivent avec leurs idées et leurs idéaux irréalistes et cela aussi crée en eux le conflit. Donc vivre avec quelque chose, vivre avec la souffrance, ne pas l'accepter, ne pas s'y habituer, c'est à dire le regarder, l'observer sans chercher à le fuir, sans vouloir à aucun prix le dépasser, simplement le tenir entre vos mains et le regarder. Voir que la souffrance est mêlée de ce terrible sentiment de solitude. Vous pouvez avoir beaucoup d'amis, être marié, posséder toutes sortes de choses, au fond de vous vous vous sentez complètement seul. C'est aussi de la souffrance. Observer cette solitude sans vouloir l'orienter, sans essayer de la dépasser, ou de lui trouver un substitut, vivre avec, sans la glorifier, sans devenir obsédé. Ce qui veut dire accorder toute son attention à cette douleur, à ce chagrin, à cette souffrance. Alors quand mon fils meurt ou quelqu'un que je crois aimer meurt, le chagrin est immense, mais il ne faut pas le fuir, seulement... C'est une grande chose de comprendre la souffrance, parce que quand est libre de la souffrance la compassion apparaît. Il n'y a pas de compassion tant qu'on s'ancre dans une croyance, ou une forme particulière de symbole religieux. La compassion c'est se libérer de la souffrance. Et là où il y a la compassion il y a l'amour, et avec cette compassion vient l'intelligence – pas l'intelligence de la pensée avec sa malignité, avec ses arrangements, et sa capacité à tolérer n'importe quoi. La compassion signifie la fin de la souffrance, et alors seulement apparaît l'intelligence.
1:26:51 Nous poursuivrons demain, si vous le voulez bien. On parlera de la mort, de ce qui se passe, s'il y a quelque chose après la mort, et quel est la signification de la mort. Et ce qu'est la méditation. Si vous pouvez attendre jusqu'à demain.
1:27:27 Puis-je vous demander poliment de ne pas applaudir. En applaudissant vous ne m'encouragez pas, vous applaudissez parce que vous avez compris.
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