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BR76CTM1 - Sommes-nous conscients que nous sommes fragmentés?
1re conversation avec Dr Bohm et Dr Shainberg
Brockwood Park, Angleterre
17 mai 1976



0:14 K: De quoi allons-nous parler ? Qu'est pour vous la chose la plus importante dont nous pouvons parler tous les trois ?
0:28 S: Eh bien, l'une des choses à laquelle j'ai pensé dernièrement, qui m'occupe l'esprit et découle de ce dont nous parlions précédemment - un sentiment que vous avez suscité selon lequel la vie vient en premier et non la pensée ou le travail - quelque chose comme cela, en d'autres termes, je découvre en moi, et chez la plupart des gens, qu'ils sont saisis par le fait que - vous savez, vous avez dit un jour que nous menons des vies d'emprunt. Pourrions-nous parler de cela, de cet aspect de vie d'emprunt.
1:07 K: Qu'en dîtes-vous ?

B: Eh bien, par rapport à cela, peut-être pourrions-nous parler de la question de l'intégralité.
1:18 K: Si nous parlions d'abord de celle là, et y inclure ensuite la vôtre.
1:21 S: Certainement. Je pense que cela en fait partie. Je vois qu'être [un individu] d'emprunt n'est pas l'intégralité.
1:27 K: Tout à fait. Je me demande comment nous pouvons aborder cette question, sachant que la plupart des gens sont fragmentés, morcelés et non intégraux. Comment allons-nous saisir ou aborder cette question ?
1:56 S: Par une conscience directe de la fragmentation.
1:59 K: Non, j'aimerais... - Je pose simplement la question... En discutons-nous théoriquement ?
2:08 S: Non.
2:10 K: Verbalement, ou en nous prenant, vous, nous trois pour ce que nous sommes, et en examinant ce que nous entendons par 'fragmenté'. Et puis, à partir de là, voir ce qu'est le tout, pas théoriquement ou verbalement. Dès lors, je pense que cela a de la vitalité, que cela a un sens.
2:34 S: Eh bien, si nous voyons la fragmentation, l'intégrité est là.
2:39 K: Ah non, ne faites aucune supposition.

S: Bien.
2:42 B: C'est trop rapide.

K: Autrement, nous sommes dans la théorie.
2:45 S: OK. Bien.
2:50 K: Nous parlions ici de cette question avec un groupe d'étudiants. Le docteur Bohm était là aussi. Et nous demandions si l'on peut jamais être conscient de soi. Ou si l'on n'est conscient que de bribes et non de la totalité des fragmentations. Je me demande si j'exprime bien ceci.
3:27 S: Poursuivez.
3:31 K: Pouvons-nous être lucides, conscients des divers fragments, les connaître en les examinant un par un, et celui qui les examine, qui est-il ? N'est-il pas aussi un fragment qui a endossé une autorité ? Ainsi, quand nous parlons du fait d'être conscient de fragments, socialement, moralement, éthiquement, religieusement, dans les affaires, dans l'art, l'activité toute entière est fragmentée. Est-on conscient du mouvement de ces fragments, ou prenez-vous un fragment et l'examinez, ou dites-vous 'oui, je suis conscient de cela et non de la pluralité' ? Vous suivez ce que je dis ?
4:36 S: Je vous suis. Je pense que... - quand je réfléchis à ce que vous dites il me semble être conscient d'un grand nombre de fragments.

K: L'êtes-vous ?
4:48 S: Un par un, répartis comme ça, comme une mitrailleuse.
4:54 K: Oui. Donc en fait, vous êtes conscient élément par élément.
4:57 S: Exactement. Et je suis pris dans le mouvement de la fragmentation.
5:01 K: Un par un. En est-il ainsi ? En êtes-vous certain ?
5:11 S: Oui. Il me semble que... Eh bien, parfois, on peut alors faire un pas en arrière, ou l'on semble faire un pas en arrière, ou je semble faire un pas en arrière, et suis conscient de cette multitude.
5:25 K: Non, quand le Dr Bohm a demandé 'pourrions-nous discuter ensemble de cette question d'intégralité', laquelle implique sainteté, santé, salubrité, et tout cela, je me demande quelle est la source de sa question.
5:46 S: Oui. Vous voulez dire, provient-elle d'une position fragmentée de sa part, ou d'une position intégrée ?
5:51 K: Non, non. Si elle provient d'une position intégrée, la question ne se pose pas. Alors, si vous le permettez, j'aimerais demander ceci : sommes-nous conscients des fragments formant un tout, d'une collection de fragments, ou sommes-nous conscients d'un fragment à la fois ? Qu'en dites-vous, Monsieur ?
6:24 B: En général, la chose se présente tout d'abord comme un seul fragment...
6:29 K: Un fragment à la fois.

B: …avec un fond constitué de tous les autres fragments, peut-être obscurément pour l'instant. Je veux dire qu'au début cet unique fragment semble prédominer dans la conscience.
6:46 S: Ce fragment unique ne se fragmente-t-il pas rapidement en de nombreux petits fragments ? Il me vient une idée, et cette idée s'oppose à une autre idée, et me voilà donc aussitôt pris dans deux fragments, et puis j'ai une autre idée qui est la répétition de cette première idée, de sorte que je suis pris dans un mouvement de fragments, mon attitude est fragmentée, ma relation est fragmentée, la substance même de mon mouvement est une impression de fragmentation. Je n'ai aucun centre quand je suis fragmenté.
7:28 K: Je n'en suis pas si sûr.

S: C'est bien la question.
7:32 K: Je ne suis pas du tout sûr qu'il n'y ait pas de centre quand on est fragmenté.
7:37 B: Je suis convaincu qu'il existe un centre. C'est le fragment principal dont on est conscient.
7:41 K: C'est exact.
7:43 S: Approfondissons alors cela.
7:48 B: Eh bien, je pense seulement qu'il existe un centre que l'on peut ressentir n'importe où, disons ici même, ou là, qui semble être le centre de tout, qui est relié à tout, n'est-ce pas ?
8:04 S: Je vois ce que vous dites, mais j'ai l'impression que quand la fragmentation est en action, c'est comme si le centre se cherchait lui-même, c'est comme s'il n'était pas un centre.
8:13 K: Etes-vous conscient de la fragmentation ? Non pas : 'la fragmentation est en action'.
8:18 S: Non, je ne le suis pas.
8:20 K: Alors, de quoi sommes-nous conscients ?
8:24 S: C'est là une question formidable, car je pense que quand il y a fragmentation, ce dont nous avons conscience, c'est d'être comme aspirés vers davantage de fragments. Il y a une sorte de mouvement vers plus de fragmentation, et c'est ce dont nous avons conscience. Ce dont vous en avez parlé en termes de plaisir. Tout comme le plaisir nous entraîne vers toujours plus de fragmentation, ceci me procurerait du plaisir, cela me procurerait du plaisir, d'où ce sentiment de morcellement.
8:56 K: Avant d'aborder la question du plaisir, sommes-nous réellement conscients à partir d'un centre qui dit 'je suis fragmenté' ? C'est bien la question, n'est-ce pas ?
9:15 B: Oui.

S: C'est bien la question.
9:18 B: Nous sommes tous deux conscients d'un centre, et à partir d'un centre...
9:21 K: C'est cela.
9:23 B: Ce centre semble être, comme vous le dites, le fragment qui domine, ou tente de dominer.
9:30 K: Ce centre est le facteur dominant...
9:32 B: ...oui, autrement dit...
9:34 K: ...qui est lui-même un fragment.
9:36 B: Oui, je veux dire que ce centre semble être le centre de votre être, pour ainsi dire, le centre de l'ego, du moi, que l'on pourrait prendre pour le tout.
9:48 K: Tout à fait.
9:50 B: Parce qu'il est en contact avec tout.
9:55 K: Diriez-vous que le fait d'avoir un centre est la cause même de la fragmentation ?
10:01 B: Oui, je dirais cela, bien qu'à première vue cela paraît très différent.
10:05 S: Je pense que c'est important. A première vue, il ne semble pas en être ainsi.
10:11 B: A première vue, il semble que le centre soit ce qui organise toutes choses en un tout.

K: Oui.
10:16 B: On a l'impression de vouloir un centre pour tout ramener à un tout, pour faire cesser la fragmentation.
10:22 K: Oui, pour essayer d'intégrer, pour essayer de former le tout, etc.
10:27 S: Exactement. Si vous ressentez la fragmentation, vous vous centrez alors ici et dites : 'je puis voir toutes les fragmentations' - mais c'est toujours le centre.
10:34 K: Non, mais je demande ceci : quand il y a un centre, celui-ci ne contribue-t-il pas aux fragments ?
10:41 S: Je vois cela, je vois ce que vous voulez dire. Mais j'essaie de séparer cela de... Quelle est l'expérience qui découle de la fragmentation ? Il ne semble pas qu'il y ait de centre.

K: La contradiction.
10:54 S: Bien. Mais cela ne ressemble pas à un centre.
10:58 K: Non, la contradiction. Quand il y a des fragments, j'ai conscience des fragments à cause de la contradiction.

S: D'accord.
11:06 K: A cause des facteurs en opposition.
11:09 B: Pour vous, contradiction signifie aussi conflit.
11:12 K: Conflit. Le conflit naît de la contradiction. Je suis alors conscient qu'il y a des fragments. Je travaille dans un contexte de fragments.
11:23 S: D'accord. Mais alors, oui, je ne suis pas conscient d'avoir effectivement un centre. C'est précisément là qu'on s'illusionne.
11:36 K: Non. Si je puis me permettre, ne pensez-vous pas que ce n'est qu'en présence du conflit que vous êtes conscient d'un conflit, d'une contradiction ? C'est-à-dire qu'on n'en est conscient que lors d'un conflit. N'est-ce pas ? Et ce dont on prend ensuite conscience, c'est que le conflit naît de la fragmentation, des éléments en opposition, des désirs, des souhaits, des pensées qui s'opposent.
12:25 B: Mais voulez-vous dire que tout cela s'oppose d'abord, avant la prise de conscience, puis soudain, le désagrément ou la douleur qu'occasionne l'opposition vous fait prendre conscience du désagrément du conflit ?
12:38 K: Oui, le désagrément du conflit nous fait prendre conscience...
12:42 B: ...que quelque chose sonne faux.

K: Oui. Faux.
12:46 B: Quelque chose est faux, pas seulement faux, mais c'est faux sur toute la ligne.
12:51 K: Evidemment. Monsieur, après tout, la conscience de soi... Vous n'êtes conscient de vous-même qu'en cas de douleur ou de plaisir intense, autrement, vous n'avez pas conscience de vous-même. Ainsi, la fragmentation avec son conflit fait naître le sentiment suivant : 'je suis conscient, je suis en conflit', faute de quoi il n'y a aucune lucidité.
13:32 S: Oui, vous dites que la fragmentation elle-même engendre le centre.

K: Engendre le centre.
13:38 S: Et le centre a engendré la fragmentation, c'est donc comme un...
13:41 K: Oui, un va-et-vient.

S: Bien.
13:44 B: Diriez-vous qu'avant même qu'il y ait un centre, la pensée engendre le conflit ? Ou y a-t-il une pensée avant le centre ?
13:52 K: Oh, la pensée vient avant le centre.
13:56 B: Oui. Il y a un point de vue selon lequel le centre et la pensée coexistent toujours, et que l'un engendre l'autre.
14:02 K: L'un engendre l'autre, tout à fait.
14:04 B: L'autre point de vue est que la pensée aurait existé d'abord, et que cela produit le conflit qui ensuite produit un centre.
14:11 K: Approfondissons un peu cela.

B: Oui.
14:13 S: (Rires) Elle est bien bonne.
14:19 K: La pensée existe-t-elle avant le conflit ?
14:23 B: Avant le centre.

K: Avant le centre. On est conscient du centre seulement quand il y a conflit.
14:30 B: Oui, parce que celui-ci intervient, semble-t-il, pour essayer de ramener l'unité, pour tout prendre en charge.
14:36 K: Le centre essaie de prendre en charge, ou essaie de créer l'unité.
14:41 B: Oui, afin de rassembler tous les facteurs.
14:43 K: Oui, mais le centre lui-même est un fragment.
14:46 B: Oui, mais il l'ignore.
14:48 K: Bien sûr qu'il l'ignore, mais il croit qu'il peut rassembler tous les fragments, en faire un tout. Le Dr. Bohm pose donc la question suivante : la pensée existait-elle avant le centre, ou le centre existait-il avant la pensée ?
15:05 B: Ou simultanément les deux ?

K: Ou simultanément les deux.
15:09 S: Bien. Il demande aussi : la pensée crée-t-elle le centre ?
15:13 K: La pensée crée le centre.
15:14 S: Ce serait l'action, la création elle-même, en quelque sorte, un effet secondaire de la pensée. En d'autres termes, la production de la pensée est-elle la vraie cause d'un centre ? Je pense qu'elle le suscite, car...
15:32 K: Oui, clarifions aussi ce point. Notre question est-elle : la pensée a-t-elle créé le centre ?
15:41 B: Oui, et existait-il une sorte de pensée avant un centre ?
15:44 K: Oui. La pensée avant le centre. C'est cela.
15:47 B: Qui se sont trouvés en contradiction.
15:49 K: Oui, la pensée a créé le centre, ou le centre existait avant la pensée...
15:55 B: Ou bien le centre était - c'est là un point de vue courant : les gens pensent que le centre est le moi, qui préexistait.
16:02 K: Le moi vient d'abord.
16:03 B: Et puis j'ai commencé à penser, n'est-ce pas ?
16:06 K: Non, à mon sens, la pensée précède le centre.
16:10 S: Oui, il nous faut alors poser la question suivante : - peut-être pas à cet instant précis - quelle est la raison d'être de la pensée, qu'est-ce que la pensée ?
16:20 K: Oh, ça c'est autre chose. On y va ?
16:23 B: Cela va prendre du temps.
16:25 S: Oui, je ne pense pas que ce soit pour maintenant. Mais il faudra bien y venir.

K: Non...
16:28 S: Restons avec ce par quoi nous avons commencé.
16:32 K: Oui, nous avons commencé par demander ceci : peut-on parler de l'intégralité de la vie ? Comment peut-on être conscient de cette intégralité si l'on est fragmenté ? C'est la question suivante. On ne peut pas être conscient du tout en ne regardant que par un petit trou.
16:58 S: Exactement. Mais d'un autre côté, en réalité vous êtes le tout.
17:04 K: Ah, ça c'est une théorie.
17:08 S: Vraiment ?
17:09 B: Une supposition, bien sûr.

K: Evidemment. Tant que vous êtes fragmenté, comment pouvez-vous prétendre être le tout ?
17:16 S: Eh bien, voilà un merveilleux... Quel sujet, car... comment puis-je savoir que je suis fragmenté ?
17:25 K: C'est la question posée.

S: Oui.
17:27 K: Quand êtes-vous conscient d'être fragmenté ? Uniquement quand il y a conflit.
17:33 S: C'est exact.
17:36 K: Quand deux désirs s'opposent, quand des éléments de mouvements s'opposent, alors il y a conflit, vous ressentez alors une douleur, ou ce que vous voudrez, et vous devenez alors conscient.
17:51 S: D'accord, mais dans ces moments là, il arrive souvent que vous ne vouliez pas abandonner le conflit. Vous ressentez votre fragmentation...
17:57 K: Non, ça c'est autre chose.

S: En effet.
18:00 K: Ce que nous demandons est ceci : le fragmement peut-il se dissoudre de lui-même, et alors seulement est-il possible de voir le tout ? Vous ne pouvez être fragmenté et aspirer au tout.
18:17 S: En effet. Tout ce que vous connaissez, c'est votre fragmentation.
18:21 K: C'est tout ce que nous connaisssons. Par conséquent, tenons-nous en à cela, et ne nous éparpillons pas en disant : 'Si l'on parlait du tout', et tout le reste.
18:34 B: L'hypothèse de l'existence d'un tout pourrait paraître raisonnable, mais tant qu'on est fragmenté, on ne peut jamais le voir. Ce ne sera jamais qu'une hypothèse.
18:44 S: En effet.
18:45 B: On peut croire l'avoir une fois expérimenté, mais cela aussi est une hypothèse, parce que c'est déjà fini.
18:50 K: Absolument. Parfaitement exact.
18:53 S: Je me demande si une douleur terrible n'est pas ressentie quand j'ai conscience de ma fragmentation. C'est la solitude, en quelque sorte...
19:04 K: Voyons Monsieur, pouvez-vous être conscient de vos fragments ? A savoir que vous êtes un Américain, que je suis un Hindou, que vous êtes un juif, un communiste, c'est bien dans cet état que vous vivez. Vous ne dites pas : 'eh bien, je sais que je suis un Hindou'. Ce n'est que lorsqu'on vous met en question - mettons, qu'on vous demande 'qu'êtes-vous ?' - que vous répondez alors : 'oui, je suis un Indien, ou un Hindou, ou un Arabe.'
19:35 B: Quand votre pays est provoqué, vous devez alors partir en guerre.
19:39 K: Evidemment.

S: Exact. Vous dites donc que je vis de manière totalement réactive.
19:49 K: Non, vous vivez totalement dans une sorte de - quoi donc ? - de miasme, de confusion.
19:56 S: D'un fragment à l'autre, d'une réaction à l'autre.
20:01 K: Dans ce mouvement de récompense et de punition. Alors, pouvons-nous être conscients, vraiment maintenant, - maintenant ! - des divers fragments ? Que je suis un Hindou, que je suis un juif, que je suis un Arabe, un communiste, un catholique, un homme d'affaires, que je suis marié, j'ai des responsabilités, je suis un artiste, un scientifique, vous suivez ? - toutes ces diverses fragmentations sociologiques.
20:37 S: En effet.
20:38 K: Tout comme la fragmentation psychologique.
20:41 S: En effet. C'est exactement de là que je suis parti. De ce sentiment que je suis un fragment, c'est cela qui m'absorbe, en tant que fragment.
20:52 K: Que vous qualifiez d'individu.
20:54 S: Que je qualifie d'important ! - pas seulement d'individu.
20:57 K: Vous qualifiez cela d'important.

S: En effet. Le fait que je dois travailler.
21:02 K: Tout à fait.

S: Cela a du sens.
21:05 K: Alors, pouvons-nous, tout en discutant ensemble, être conscients que je suis cela ? Que je suis un fragment et que, par conséquent, je crée davantage de fragments, davantage de conflit, davantage de malheur, de confusion, de souffrance, car lorsqu'il y a conflit, cela affecte tout.

S: En effet.
21:31 K: Pouvez-vous en prendre conscience pendant notre discussion ?
21:39 S: Je puis en être un peu conscient pendant notre discussion.
21:42 K: Ah, pas un peu.

S: C'est bien là l'ennui. Pourquoi ne puis-je pas en être conscient ?
21:51 K :Non Monsieur. Vous n'en êtes conscient que quand il y a conflit. Il n'y a pas de conflit en vous en ce moment.

S: Oui.
21:59 B: Mais peut-on en être conscient sans conflit ?
22:02 K: C'est ce qui vient après, oui. Cela demande une toute autre approche.
22:07 B: Comment envisager cette autre approche ?
22:10 K: Une toute autre approche.
22:13 B: Je pensais examiner la notion selon laquelle l'importance de ces fragments est que quand je m'identifie et dis 'je suis ceci, je suis cela', j'entends la totalité de moi-même. En d'autres termes, mon moi tout entier est riche ou pauvre, américain, ou quoi que ce soit, et par conséquent il prédomine parce qu'il est le tout. Je pense que l'ennui vient de ce que le fragment prétend être le tout, et se rend très important.
22:40 S: En effet, il englobe toute la vie. C'est la vie.
22:43 B: Puis surgit une contradiction, et arrive alors un autre fragment qui prétend être le tout.
22:48 K: Voyez ce qui se passe en Irlande du Nord, dans le monde arabe, au Moyen Orient, les musulmans et les hindous, ce monde entier est divisé de cette manière, extérieurement et intérieurement.
23:06 S: Moi et vous.
23:07 K: Moi et vous, nous et eux, et tout le reste.
23:12 B: Mais pour moi, c'est autre chose que de dire qu'il y a un tas d'objets divers dans la pièce, qui sont séparés, etc., que nous pouvons manipuler.

K: Cela, c'est autre chose.
23:22 B: Il n'y a là aucun problème. Mais si nous disons 'je suis ceci, je suis complètement ceci', je puis alors aussi dire 'je suis entièrement cela, et cela'.
23:29 S: Vous introduisez autre chose ici, voilà exactement comment il se fait que l'on en vient à croire en ces fragments. Car nous regardons les objets et disons : 'ce sont des choses distinctes, donc je suis moi-même une chose distincte'.
23:42 K: Je mets cela en doute, Monsieur. Prenez par exemple les Arabes et les Israéliens : ont-ils conscience de ce que 'je suis un Arabe, je veux combattre ce quelqu'un d'autre qui ne l'est pas' ? Ou, j'ai une idée - vous suivez ? - une idée.
24:03 B: Que voulez-vous dire ? L'idée que je suis un Arabe ?
24:05 K: Oui.
24:06 B: Mais l'idée est que cela aussi est très important : Je suis totalement un Arabe.
24:11 K: Oui, je suis totalement un Arabe.
24:13 B: Mais c'est primordial. C'est la forme de l'idée, n'est-ce pas?
24:16 K: Oui.
24:17 B: Et quelqu'un d'autre a l'idée suivante : 'je suis un juif', c'est cela qui prime, par conséquent ils ne peuvent que s'entredétruire.
24:24 K: Tout à fait. Et je pense que les politiciens, les religieux, encouragent tout ceci.
24:34 B: Mais ils fonctionnent aussi par fragments...
24:36 K: Parce qu'ils sont eux-mêmes fragmentés. Voyez-vous, c'est là toute la question. Ceux qui sont au pouvoir étant fragmentés, ils entretiennent les fragmentations.
24:48 S: Exactement. La seule façon de conquérir le pouvoir est d'être fragmenté.
24:51 K: Evidemment !
24:54 B: Ils disent 'il est essentiel que je sois un politicien qui réussisse, etc.'

K: Evidemment.
25:02 S: Ce mouvement qui débouche sur la fragmentation semble être dû à quelque chose. Comme s'il était…
25:17 K: Votre question est-elle bien : quelle est la cause de cette fragmentation ?
25:23 S: En effet. Quelle est la cause de la fragmentation, qu'est-ce qui l'engendre ?
25:28 K: C'est très simple.

S: Qu'est-ce qui nous y amène ?
25:32 K: Non, qu'est-ce qui amène la fragmentation ?
25:40 S: Alors, qu'est-ce qui l'amène... quand l'enfant se sépare de la mère - n'est-ce pas ?
25:51 K: Biologiquement.

S: Non, psychologiquement.
25:53 K: Biologiquement aussi...
25:55 S: L'enfant commence à pouvoir de marcher, et il peut s'éloigner, et ensuite il revient en courant, puis repart, et regardant en arrière, il dit :'est-elle toujours là ?' Il s'éloigne petit à petit. Alors, incapable de lâcher prise, la mère lui dit : 'Hé, reviens ici !' Cela affole complètement l'enfant, parce qu'il se dit 'je ne peux pas, si elle dit que j'en suis incapable, je n'y arriverai pas'.
26:19 K: Tout à fait. Non, nous posons une question très importante, à savoir : quelle est la cause de cette fragmentation ?
26:27 S: Oui. C'est à cela que je voulais en venir, il y a bien une cause, cela commence là : 'il faut que je m'accroche à quelque chose'.
26:36 K: Non. Voyez seulement Monsieur. Qu'est-ce qui a amené en vous la fragmentation ?
26:46 S: Ma réponse immédiate est le besoin de m'accrocher à quelque chose.
26:50 K: Non, c'est bien plus profond que cela. Bien plus. Regardez la chose. Allons-y lentement. Pas de réponses immédiates. Qu'est-ce qui engendre ce conflit qui montre que je suis fragmenté ? Et je pose alors la question suivante : qu'est-ce qui amène cette fragmentation? Quelle en est la cause?
27:20 B: Voulez-vous dire qu'il y a un conflit, et qu'il se produit quelque chose qui cause cette fragmentation dans le conflit ?
27:27 S: Non, il dit que la fragmentation cause le conflit.
27:30 B: Est la cause du conflit. Quelle est alors la cause de la fragmentation ? C'est important.
27:36 K: Pourquoi, vous et moi, comme la majorité du monde, sommes-nous fragmentés ? Quelle en est la source ?
27:46 B: Il semble que nous ne trouverons pas la réponse en remontant dans le temps jusqu'à un certain événement.
27:51 S: Ce n'est pas la genèse qui m'intéresse, je le cherche dans l'instant même. J'arrive à ceci : il semble qu'il y ait une focalisation, ou la fixation sur quelque chose d'interne au mouvement.
28:11 K: Monsieur, regardez la chose, non selon le point de vue du Dr. Shainberg, regardez la simplement. Mettez-la sur la table et regardez-la objectivement. Qu'est-ce qui engendre cette fragmentation ?
28:29 S: La peur.

K: Non, bien plus que cela.
28:34 B: Peut-être est-ce la fragmentation qui provoque la peur.
28:36 K: C'est bien cela. Pourquoi suis-je un hindou ? - à supposer que je le sois, je ne suis ni un hindou, ni un Indien, je n'ai aucune nationalité, mais supposons que je me définisse en tant qu'hindou. Qu'est-ce qui fait de moi un hindou ?
28:56 S: Eh bien, le conditionnement fait de vous un hindou.
29:01 K: C'est-à-dire, quel est le fondement, quel est le sentiment, ou qu'est-ce qui me fait dire 'je suis un hindou' ? C'est une fragmentation, évidemment. Qu'est-ce qui fait cela ? Mon père, mon grand-père, de génération en génération, depuis cinq ou dix mille ans, ont dit : 'tu es un brahmane'. Et je dis 'd'accord, je suis un brahmane'.
29:31 S: Vous ne dîtes pas 'd'accord, je suis un brahmane' - vous dites 'je suis un brahmane'.
29:35 K: Je suis un brahmane.
29:36 S: Bien. C'est tout à fait différent. Vous dites 'je suis un brahmane', parce qu'ils vous influencent dans ce sens.
29:42 K: Je suis un brahmane, comme vous diriez 'je suis un chrétien'.
29:44 S: En effet.
29:46 K: Ce qui veut dire quoi?
29:48 S: Que c'est la tradition, le conditionnement, la sociologie, l'histoire, la culture, la famille, tout.
29:57 K: Mais derrière cela, qu'y a-t-il ?
30:00 S: Derrière cela il y a l'homme…

K: Non, n'en faites pas une théorie. Regardez en vous-même.
30:10 S: Cela me donne une place, une identité, je sais alors qui je suis, j'ai ma petite niche.
30:18 K: Qui a fait cette niche ?
30:21 S: Je l'ai faite et les autres m'y ont aidé. Autrement dit, je coopère à cette…
30:25 K: Vous ne coopérez pas, vous êtes cela.
30:28 S: Je suis cela ! C'est exact, tout l'ensemble veut me mettre dans d'un trou.
30:35 K: Alors, qu'est-ce qui vous a fait ? Les arrières, arrières, arrières, arrières grands parents ont créé cet environnement, cette culture, toute cette structure d'existence humaine, avec son cortège de malheurs, et le désordre dans lequel elle se trouve. Qui, qu'est-ce qui a amené tout cela ? C'est-à-dire la fragmentation avec tout le conflit et tout le...
31:02 S: C'est la même action qui a lieu maintenant.
31:05 K: Maintenant. C'est tout ce que je demande.
31:07 S: Oui. C'est la même action qui fait l'homme en ce moment même.
31:09 K: Les Babyloniens, les Egyptiens, les anciens, nous sommes exactement les mêmes singes aujourd'hui.
31:15 S: En effet. C'est à cela que je voulais en venir au début. Tout ceci me donne une existence d'emprunt.
31:28 K: Oui. Poursuivons. Approfondissons cela. Découvrons pourquoi l'homme a engendré, ou instauré cet état de fait, que nous acceptons, vous suivez ? Bon gré, mal gré.

S: Nous aimons cela.
31:50 K: Je consens à tuer quelqu'un parce que c'est un communiste, ou un socialiste, ou peu importe quoi. C'est exactement ce qui se passe en Irlande du Nord, au Moyen Orient.
32:02 S: N'importe où, les médecins, les avocats...
32:05 K: Bien sûr, bien sûr. C'est le même problème.
32:33 S: J'ai l'impression que c'est cela qui m'arrête, me renferme, qui maintient le mouvement, c'est comme l'arbre qui n'est pas perçu. J'ignore alors qui je suis, je ne regarde pas l'arbre.
32:53 K: Oui Monsieur, mais vous ne répondez pas à ma question.
32:58 S: J'ai bien quelques réponses, mais...
33:03 K: Est-ce le désir de sécurité, tant biologique que psychologique ?
33:14 S: Oui, sans doute.
33:17 K: Si j'appartiens à quelque chose, à quelque organisation, à quelque groupe, à quelque secte, à quelque communauté idéologique, je m'y sens en sécurité.
33:31 B: Ce n'est pas clair, car on peut s'y sentir en sécurité, mais...
33:34 K: Je m'y sens en sécurité. Mais ce pourrait ne pas être la sécurité.
33:37 B: Oui, mais pourquoi ne vois-je pas que je ne suis pas vraiment en sécurité?
33:40 K: Parce que je suis tellement - quoi donc ? Cela vient, approfondissez, cela vient.
33:49 S: Je ne le vois pas.

K: Regardez. J'adhère à une communauté.
33:53 S: Bien. Je suis un médecin.

K: Oui. Vous êtes un médecin.
33:55 S: J'ai toutes ces idées.
33:58 K: Vous êtes un médecin, vous avez une situation particulière dans la société.
34:02 S: En effet. J'ai un tas d'idées sur la manière dont cela fonctionne.
34:05 K: Vous avez une situation particulière dans la société, et vous y êtes par conséquent en totale sécurité - sûr.
34:10 S: C'est cela.
34:11 K: En cas de faute professionnelle, etc., vous êtes bien protégé, par d'autres médecins, d'autres organismes, un ordre de médecins - vous suivez?
34:21 S: En effet.

K: Vous vous sentez en sécurité.
34:24 B: Mais il est essentiel de ne pas se poser trop de questions pour se sentir en sécurité, n'est-ce pas? En d'autres termes, je dois stopper ma recherche à un certain point.
34:33 K: Je suis médecin - point.
34:34 B: Mais je ne pose pas trop de questions à ce sujet, cependant, si je me mettais à en poser…
34:38 K: ...alors vous êtes exclu !
34:40 B: Les gens disent alors 'ne posez pas de questions'...
34:43 K: Si je commence à poser des questions sur ma communauté et ma relation à cette communauté, ma relation au monde, ma relation avec mon voisin, je suis fini, exclu de la communauté. Je suis perdu.
34:57 S: C'est exact.
34:59 K: Ainsi, pour me sentir en sécurité, protégé, j'appartiens.
35:06 S: Je dépens.

K: Je dépens.
35:08 S: En effet.
35:10 B: Je suis entièrement dépendant, en quelque sorte. A défaut de cela, j'ai une sensation de naufrage.
35:16 S: Très bien. Voyez-vous, non seulement suis-je dépendant, mais tous les problèmes qui se présentent à moi se posent par rapport à cette dépendance. Je ne sais rien du patient, je sais seulement dans quelle mesure le patient ne colle pas à mon système.
35:35 K: Tout à fait.

S: Voilà donc mon conflit.
35:37 K: (Rires) C'est la victime.
35:40 S: C'est exact, ma victime. (rires). Il adore ça...
35:46 B: Mais pourquoi ne pas continuer dans ce sens, ce n'est pas encore clair. Tant que je ne pose pas de questions, je me sens à l'aise, mais je me sens mal à l'aise, et j'en pose, mon malaise est profond, car toute ma situation est en cause. Mais si je la regarde d'un point de vue élargi, je vois que tout cela n'a aucun fondement, que c'est dangereux. En d'autres termes, cette communauté elle-même est en plein chaos et pourrait s'écrouler. Ou même si elle ne s'écroule pas, on ne peut plus compter sur les professions universitaires, les universités pourraient ne plus recevoir d'argent.
36:25 K: Tout à fait (rires).
36:26 B: Tout change si vite qu'on ne sait plus où on en est. Alors pourquoi persister à ne pas poser de questions ?
36:35 K: Pourquoi je ne pose pas de questions? A cause de la peur.
36:38 B: Oui, mais cette peur vient de la fragmentation.
36:40 K: Bien sûr. Alors, serait-ce que cette fragmentation a lieu lorsqu'on est en quête de sécurité ?
36:55 S: Mais pourquoi…
36:56 K: Tant biologiquement que psychologiquement. D'abord psychologiquement, ensuite biologiquement.
37:05 B: Mais cette tendance à chercher la sécurité n'est-elle pas inscrite dans l'organisme ?
37:09 K: Oui, c'est exact. En effet. Il me faut nourriture, vêtements, abri. C'est absolument nécessaire.

S: En effet.
37:21 K: Et quand ceci est menacé - si je mets en cause tout le système communiste, vivant en Russie, je deviens inexistant.
37:38 S: Mais n'allons pas si vite, doucement ici. Ce que vous suggérez, c'est que mon besoin de sécurité biologique nécessite que j'aie une certaine fragmentation.
37:51 K: Non Monsieur. Biologiquement, la fragmentation a lieu, l'insécurité s'installe quand je désire la sécurité psychologique. Je ne sais si je me fais bien comprendre. Un instant. Si je n'appartiens pas psychologiquement à un groupe, je suis alors en dehors de ce groupe.
38:23 S: Je suis alors dans l'insécurité.

K: Je suis dans l'insécurité. Et du fait que le groupe me donne la sécurité physique, j'accepte tout ce qu'il me donne, me dit.
38:41 S: Bien.

K: Mais dès l'instant où je conteste psychologiquement la structure de la société ou de la communauté, je suis perdu. C'est un fait évident.
38:53 S: En effet..

B: Oui.
38:56 S: Suggérez-vous alors que l'insécurité fondamentale dans laquelle nous vivons étant conditionnée, la réaction à cela est une fragmentation conditionnée.
39:12 K: En partie.

S: En partie. Et que le mouvement de la fragmentation est le conditionnement.
39:19 K: Regardez, Monsieur. S'il n'y avait pas de fragmentation, à la fois historiquement, géographiquement, nationalement, pas de nations, nous vivrions en parfaite sécurité. Nous serions tous protégés, nous aurions tous de quoi manger - vous suivez - des logements, il n'y aurait pas de guerres, nous ne serions tous qu'un. Il est mon frère. Je suis lui, il est moi. Mais cette fragmentation y fait obstacle.
39:54 S: Exactement. Vous allez encore plus loin, là, vous suggérez que nous nous entraiderions.
40:03 K: Naturellement, j'aiderais - Evidemment !
40:07 B: Pourtant nous tournons encore en rond, car vous dites...
40:10 K: Je ne tourne pas en rond, je veux revenir sur quelque chose, à savoir que s'il n'y avait pas de nationalités, pas de groupes idéologiques, etc., etc., nous serions parfaitement, ou plutôt nous aurions tout ce qu'il nous faut, - au lieu de dépendre des armements - et tout le reste, une éducation adéquate, tout cela. Tout cela est empêché parce que je suis un hindou, vous êtes un Arabe, il est un Russe, vous suivez ? Tout cela est empêché. Nous demandons ceci : pourquoi cette fragmentation a-t-elle lieu? Quelle en est la source?
41:06 Est-ce le savoir? Oui, Monsieur !
41:20 S: C'est le savoir, d'après-vous...
41:23 K: Est-ce le savoir ? J'en suis certain (rires)... mais je mets cela sous forme de question.
41:32 S: Il semble bien en être ainsi.
41:34 K: Non, non - examinez cela. Découvrons le.
41:41 S: Qu'est-ce pour vous que le savoir ? Qu'entendez-vous par celà ?
41:45 K: Le mot 'connaître'. Est-ce que je vous connais ? Ou bien, je vous ai connu. Je ne puis jamais dire : 'je vous connais' - en fait. Il serait abominable de dire 'je vous connais'. Je vous ai connu. Parce qu'entre temps vous changez, - vous suivez ? - un tas de mouvements ont lieu en vous.
42:36 Et dire 'je vous connais' implique que je suis intimement familier avec ce mouvement qui a lieu en vous. Il serait impudent de ma part de dire 'je vous connais'.
42:49 S: Exactement, car cela reviendrait à nier l'effet que vous avez sur moi qui cause un changement par rapport à ce que je connais de vous.
42:57 K: Ainsi connaître, savoir, est le passé. C'est-ce que vous diriez ?
43:04 B: Oui : ce que nous connaissons est le passé.
43:06 K: Le savoir est le passé.

B: Pour moi le danger est qu'on le définit comme étant le présent. C'est cela ? Le danger est que nous définissons le savoir en tant que présent.
43:15 K: C'est justement cela.

B: En d'autres termes, si nous disions que le passé est le passé, pourrait-on alors dire qu'il n'a pas à se fragmenter ?
43:25 K: Que voulez-vous dire ? Excusez-moi.

B: Si nous reconnaissions, ou admettions que le passé est le passé, qu'il est parti, par conséquent ce que nous connaissons est le passé, cela n'induirait alors pas de fragmentation.
43:35 K: En effet, c'est bien cela.

B: Mais si nous disons que ce que nous connaissons est le présent, nous introduisons alors la fragmentation.
43:42 K: Tout à fait.
43:44 B: Parce que nous imposons ce savoir partiel au tout.
43:49 K: Diriez-vous alors que le savoir est l'un des facteurs de la fragmentation ? Monsieur, ce que vous dites là - vous suivez ? - est un gros morceau à avaler !
44:03 B: Mais vous sous-entendez aussi qu'il y a là d'autres facteurs.
44:05 K: Oui. (Rires) Ce pourrait toutefois être le seul facteur.
44:12 B: Je pense qu'il faudrait examiner cela sous l'angle suivant : les gens ont espéré surmonter la fragmentation par le savoir...
44:17 K: Bien sûr.
44:18 B: ...afin de produire un système de connaissances qui réunira le tout.
44:21 K: Comme dans 'L'ascension de l'Homme par le Savoir', où Bronowsky mettait en valeur le savoir. N'est-ce pas là un des facteurs majeurs, ou peut-être le facteur essentiel de la fragmentation? 'Mon expérience me dit que je suis un hindou, mon expérience me dit que je sais ce qu'est dieu'.
44:49 B: Ne vaudrait-il pas mieux dire que la confusion qui règne autour du rôle du savoir est ce qui cause la fragmentation ? En d'autres termes, le savoir lui-même, si vous dites que le savoir est toujours la cause…
44:59 K: Non, nous avons commencé par demander...
45:02 B: Clarifions cela.
45:03 K: Bien sûr. Monsieur, c'est ce que nous disions hier dans notre causerie : l'art consiste à mettre les choses à leur juste place. Je mets donc le savoir à sa juste place.
45:13 B: Oui, pour qu'il ne prête plus à confusion.
45:15 K: Bien sûr.

S: Bien, bien. Vous savez, j'allais justement introduire cet exemple intéressant d'une de mes patientes, qui m'a appris quelque chose l'autre jour. Elle m'a dit : 'j'ai l'impression que le groupe de médecins dont vous faites partie fonctionne avec certains patients en sorte que si vous leur faite 'X', ils obtiendront certains effets, avec certains succès. Elle dit : 'vous ne me parlez pas, vous me faites ceci en espérant obtenir tel résultat'.
45:44 K: En effet.

S: C'est ce que vous dites.
45:48 K: Non, un peu plus que cela. Le Dr Bohm et moi-même disons tous deux que le savoir a sa place.
45:58 S: Approfondissons cela.
45:59 K: Comme pour conduire une voiture, apprendre une langue, etc.
46:02 B: On pourrait dire : pourquoi ceci n'est-il pas de la fragmentation ? Il faudrait clarifier cela. Autrement dit, si nous conduisons en nous servant du savoir, ce n'est pas de la fragmentation.
46:10 K: Mais quand le savoir est employé psychologiquement...
46:14 B: Il faudrait clarifier où se situe la différence. La voiture elle-même, telle que je la vois, est un objet limité, qui peut donc être utilisé au moyen du savoir.
46:22 S: Vous voulez dire que c'est une partie limitée de la vie.
46:25 B: De la vie, oui. Mais quand je dis 'je suis untel', j'entends la totalité de moi, par conséquent j'applique la partie au tout. J'essaie de couvrir le tout par la partie.
46:33 K: Quand le savoir prétend saisir le tout…
46:37 B: Oui.
46:38 K: ...alors commence le désordre.

B: Mais c'est très délicat, parce que je ne précise pas explicitement que je comprends le tout, mais c'est implicite quand je dis : 'tout est ainsi, ou je suis ainsi'.
46:48 K: Tout à fait.
46:49 B: Cela implique que le tout est ainsi. La totalité de moi, la totalité de la vie, la totalité du monde.
46:53 S: Krihnaji disait à propos des mots 'je vous connais' que c'est ainsi que nous agissons avec nous-mêmes. Nous disons 'je sais ceci sur moi', au lieu d'être ouvert au nouvel événement, ou même d'être conscient de la fragmentation.
47:06 B: Oui, alors je ne devrais pas dire que je sais tout de vous, car vous n'êtes pas un objet limité, comme l'est une machine; c'est bien ce que cela implique. La machine est assez limitée, et l'on peut connaître tout ce qui s'y rapporte, ou presque tout : parfois elle tombe en panne.
47:19 K: Tout à fait.
47:21 B: Mais s'agissant d'une tierce personne, cela dépasse de loin tout ce que l'on pourrait réellement en connaître. L'expérience passée ne vous en révèle pas l'essence.
47:34 K: Voulez-vous dire, Dr Bohm, que quand le savoir déborde sur le domaine psychologique,
47:46 B: Eh bien, également dans un autre domaine que j'appellerais le tout en général. Parfois, cela déborde dans le domaine philosophique, quand l'homme tente d'appliquer une vision métaphysique à l'univers tout entier.

K: Evidemment, tout cela est purement théorique et ne signifie rien pour moi, personnellement.
48:03 B: Mais je veux dire que c'en est un des effets. Cela va de travers. Certaines personnes sentent que lorsqu'elles discutent de la métaphysique de l'univers tout entier, ce n'est pas de la psychologie; ce l'est probablement, mais les motifs sous-jacents sont psychologiques. Mais certaines personnes peuvent avoir l'impression d'échafauder une théorie de l'univers sans discuter de psychologie. Je pense que c'est une question de langage.
48:26 K: De langage, tout à fait.
48:28 S: Eh bien, voyez-vous, ce que vous dites, ou ce qu'il dit peut être étendu à ce que sont les gens. Ils ont une métaphysique à propos des autres : 'je sais qu'on ne peut faire confiance à personne'.
48:40 K: Tout à fait.

B: Vous avez une métaphysique sur vous-même quand vous prétendez être telle ou telle personne.
48:44 S: Exactement. Ma métaphysique est que la vie est sans espoir, et que je suis dépendant de ces...
48:49 K: Non, tout ce que nous pouvons dire, c'est que nous sommes fragmentés, c'est un fait, et que je suis conscient de ces fragments, de l'esprit fragmenté, il y a une prise de conscience de l'esprit fragmenté à cause du conflit.
49:07 S: C'est exact.
49:10 B: Vous disiez auparavant qu'il nous faut avoir une approche qui ne limite pas à cela notre prise de conscience.
49:15 K: Oui. C'est exact.

B: Y arrivons-nous ?
49:17 K: Oui. Nous en venons donc au conflit. J'ai dit : quelle est la source de ce conflit ? Cette source est la fragmentation, évidemment. Alors, qu'est-ce qui amène la fragmentation ? Quelle en est la cause sous-jacente? Nous avons dit, peut-être le savoir.

S: Le savoir.

K: Psychologiquement, j'utilise le savoir. 'Je me connais', alors que je ne me connais pas vraiment, parce que je change, je bouge. Ou j'emploie le savoir pour ma propre satisfaction. Pour ma situation, pour ma réussite, pour devenir un grand homme en ce monde. Je suis un grand érudit, j'ai lu un million de livres, et je puis tout vous en dire. Cela me confère un statut, du prestige, un rang. Serait-ce donc que cette fragmentation a lieu quand il y a un désir de sécurité psychologique, qui empêche la sécurité biologique ?
50:42 S: En effet.
50:45 K: Vous dites 'en effet'. Et par conséquent la sécurité pourrait être l'un des facteurs. La sécurité dans le savoir mal utilisé.
50:56 B: Pourrait-on dire qu'une sorte d'erreur a été faite en ce que l'homme se sent biologiquement en insécurité, et qu'il se dit 'que dois-je faire', et il se trompe en ce sens qu'il cherche à acquérir un sentiment de sécurité psychologique par le savoir ?
51:15 K: Par le savoir, oui.

S: Par le savoir.
51:20 B: Oui.

S: En se répétant, en étant dépendant de toutes ces structures.
51:27 K: On se sent en sécurité en ayant un idéal.
51:30 S: Exactement. C'est tellement vrai.
51:32 B: Mais voyez-vous, je me demande toujours pourquoi on fait cette erreur. En d'autres termes, si la pensée, ou si l'esprit avait été absolument clair, il n'aurait jamais fait cela. N'est-ce pas ?
51:45 S: Si l'esprit avait été absolument clair, mais nous venons de dire qu'il existe une insécurité biologique. C'est un fait.
51:53 B: Mais cela n'implique pas que vous deviez vous illusionner.
51:56 K: Parfaitement exact.
51:58 S: Mais cela implique que l'organisme... Non, c'est exact, mais cela implique qu'il faut y faire face.
52:04 B: Oui, mais l'illusion n'y fait pas face.
52:07 S: C'est exact. C'est bien la clé du problème.
52:10 K: Poursuivez, vous pouvez voir...
52:11 S: Je veux dire qu'il y a ce fait biologique de mon incertitude permanente. Le fait biologique d'un changement continu.
52:20 K: C'est là le produit de la fragmentation psychologique.
52:27 S: Mon incertitude biologique ?
52:29 K: Bien sûr : je pourrais perdre mon emploi, je pourrais demain ne plus avoir d'argent.
52:36 B: Alors, examinons cela : je pourrais demain ne plus avoir d'argent. Voyez-vous, ceci pourrait être un fait concret, maintenant, mais la question est ce qu'il en résulte. Que diriez-vous si la personne était claire, quelle serait sa réponse ?
52:49 K: Vous ne vous laisseriez jamais mettre dans une telle situation.
52:52 B: Elle ne s'y serait pas mise à priori. Mais supposons qu'elle se trouve sans le sous.
52:58 K: Elle ferait quelque chose.
52:59 B: Elle fera quelque chose. Son esprit ne partira pas en lambeaux.
53:02 K: Tournant en rond comme dans un un cauchemar.
53:04 S: Elle n'aura pas besoin de tout l'argent qui lui semble indispensable.
53:07 B: Par ailleurs, elle ne tombera pas dans ce gouffre de confusion.
53:09 K: Absolument pas.
53:11 S: Je veux dire que dans 99% des cas, le problème est que nous pensons tous avoir besoin de plus que ce qui nous est idéalement nécessaire.
53:18 K: Non, Monsieur. Nous essayons de nous en tenir au point suivant, à savoir : quelle est la cause de cette fragmentation ?
53:26 Nous avons parlé du savoir qui déborde sur un domaine qu'il ne devrait pas pénétrer.
53:33 B: Mais pourquoi fait-il cela ?
53:34 K: Pourquoi le fait-il ? C'est assez simple.
53:37 B: Pourquoi ?
53:39 K: Il nous reste 5 ou 6 minutes. C'est assez simple. Poursuivez, Monsieur.
53:49 S: D'après ce que nous avons dit, j'ai le sentiment qu'il le fait en partant d'une illusion de sécurité. Je pense que la pensée crée l'illusion que c'est là que se trouve la sécurité.
54:06 B: Oui, mais pourquoi l'intelligence ne montre-t-elle pas qu'il n'existe aucune sécurité? Ce n'est pas clair.
54:10 S: Pourquoi l'intelligence ne le montre-t-elle pas ?
54:13 K: Un esprit fragmenté peut-il être intelligent ?
54:16 B: Eh bien, il résiste à l'intelligence.
54:18 K: Il peut faire semblant d'être intelligent.
54:21 B: Oui. Mais vous voulez dire qu'une fois que l'esprit se fragmente l'intelligence disparaît ?
54:25 K: Oui.

B: Mais maintenant que…
54:27 S: Il a dit 'oui'.
54:29 B: Mais vous soulevez maintenant un sérieux problème, car vous dites aussi qu'il peut y avoir une fin à la fragmentation.
54:37 K: C'est exact.
54:39 B: A première vue, cela semblerait contradictoire. Est-ce clair ?

K: Apparemment, mais ce ne l'est pas.
54:45 S: Je ne connais que la fragmentation. C'est tout ce que j'ai.
54:49 K: N'allons pas plus loin, et voyons si elle peut cesser. Approfondissons cela.
54:53 S: Je suis...
54:54 B: Mais si vous dites que l'esprit est fragmenté, l'intelligence ne peut pas agir dans ce contexte.
55:01 K: Non.

S: J'ai l'impression qu'une des réponses à votre question est... nous en avons parlé en termes de conditionnement. Je me sens une victime, ou je suis tenté par cette offre. Vous m'offrez - vous me dites 'voyons mon vieux, je pense que ceci peut vous aider, voici un fragment, allons y'. Et j'ai l'impression que c'est la pensée qui fait cela. Ma mère ou mon père diT: 'regarde, c'est bien d'être un médecin', ou 'c'est bien de faire telle chose'.
55:36 K: La sécurité psychologique est-elle plus importante que la sécurité biologique ?
55:43 S: Voilà une question intéressante.

K: Poursuivez. Il nous reste cinq minutes.
55:49 S: Non, eh bien, une des choses dont nous sommes convaincus, je pense que la société…
55:53 K: Non, ne vous écartez pas de la question posée. Je demande si la sécurité psychologique est bien plus importante que la sécurité physique, la sécurité biologique ?

S: Elle ne l'est pas, mais parait l'être.
56:05 K: Non, non, ne vous en écartez pas. Je vous le demande. Colletez-vous y. Pour vous.
56:10 B: Vous demandez quel est le fait ?
56:12 K: Quel est le fait.
56:13 S: Je dirais que oui. La sécurité psychologique paraît...
56:17 K: Non, ne vous...

B: Qu'est-ce qui est manifestement vrai?
56:20 S: Manifestement vrai, non. La sécurité biologique est plus importante.
56:25 K: Biologique ? En êtes-vous sûr ?
56:30 S: Non. J'ai inversé la chose. Je pense que la sécurité psychologique est ce qui me tracasse le plus.
56:37 K: La sécurité psychologique.
56:39 S: C'est ce qui me tracasse le plus.
56:41 K: Ce qui empêche la sécurité biologique.
56:43 S: Exactement. Oublions la sécurité biologique.
56:46 K: Non, non. Parce que je recherche la sécurité psychologique dans les idées, dans le savoir, les tableaux, les images, dans les conclusions, et tout le reste... ce qui m'empêche d'avoir la sécurité biologique, physique pour moi-même, pour mon fils, pour mes enfants, pour mes frères. Je ne peux pas l'avoir. Car la sécurité psychologique dit que je suis un hindou, un fichu petit quelqu'un dans un petit recoin.
57:21 S: Pas de doute. Je sens en effet que la sécurité psychologique...
57:24 K: Alors pouvons-nous nous libérer du désir d'être psychologiquement en sécurité ?
57:36 S: C'est cela. C'est bien la question.
57:39 K: Bien sûr que oui.
57:41 S: C'est le cœur du problème.
57:46 K: Hier soir, j'écoutais des gens parler de Muggeridge, l'un d'eux présidait, et ils parlaient tous de l'Irlande, et d'autres choses. Chacun était totalement convaincu, vous savez.
58:06 S: C'est vrai. Je préside chaque semaine des réunions. Chacun considère son territoire comme étant le plus important.
58:14 K: Ainsi, nous avons donné - l'homme a donné plus d'importance à la sécurité psychologique qu'à la sécurité biologique, physique.
58:25 B: Mais la raison pour laquelle il s'illusionne de la sorte n'est pas claire.
58:29 K: Il s'est illusionnné, pourquoi donc ? La réponse est là. Pourquoi ? Il nous reste deux minutes, il va falloir s'arrêter.
58:39 S: Les images, le pouvoir...
58:40 K: Non M., bien plus profondément. Pourquoi cette importance ?
58:45 S: Nous semblons penser que c'est là que se trouve la sécurité, c'est ce qui compte le plus.
58:53 K: Non. Allez-y plus à fond. Le 'moi' est ce qui compte le plus.
59:07 S: D'accord. C'est pareil.
59:10 K: Non, non - moi ! Ma situation, mon bonheur, mon argent, ma maison, ma femme - moi.
59:19 S: Moi.
59:21 B: Oui. Et chacun se considère comme étant l'essence du tout. Le 'moi' est l'essence même du tout. J'aurais l'impression que si le 'moi' disparaissait, le reste n'aurait plus aucun sens.
59:30 K: Voilà tout le problème ! Le 'moi' me donne une sécurité totale, psychologiquement.
59:36 B: Il semble être ce qui compte le plus.

K: Bien sûr.
59:38 S: Qui compte le plus.

B: Oui, parce que les gens disent : 'si je suis triste, le monde entier n'a aucun sens'. N'est-ce pas ?
59:43 S: Ce n'est pas que cela, mais c'est : je suis triste si le 'moi' n'est pas important.
59:50 K: Non pas. Nous disons que dans le 'moi' réside la plus grande sécurité qui soit.
1:00:00 S: Exactement. C'est ce que nous pensons.
1:00:03 K: Non, pas 'nous pensons'. C'est ainsi.
1:00:06 B: Que voulez-vous dire par c'est ainsi ?
1:00:07 K: Ce qui a lieu dans le monde.

B: C'est cela qui a lieu. Mais c'est une illusion, n'est-ce pas ?
1:00:12 K: Nous y viendrons plus tard.

B: Oui.
1:00:14 S: Je pense que voilà un bon argument. Que c'est ainsi qu'est le 'moi', j'aime cette manière d'aborder la chose : le 'moi' est ce qui compte le plus. C'est tout !

K: C'est tout, psychologiquement.
1:00:25 S: Psychologiquement.
1:00:28 K: Moi, mon pays, mon dieu; moi, ma maison, et ainsi de suite.
1:00:31 S: Il est très dur d'absorber cela, vous savez.
1:00:33 K: Il est midi, nous devrions nous arrêter.
1:00:35 S: (Rires) Au moins, nous avons saisi votre point de vue.
1:00:37 B: Bien.