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BR76CTM5 - Votre image de vous-même empêche la relation avec d’autres
5e conversation avec Dr Bohm et Dr Shainberg
Brockwood Park, Angleterre
19 mai 1976



0:11 K: Nous disions, n'est-ce pas, combien il est nécessaire que les êtres humains changent, et pourquoi ils ne changent pas, pourquoi ils acceptent cet état intolérable de la psyché humaine. Je pense que nous devrions aborder ce même sujet sous un angle différent : qui a inventé cet inconscient ?
0:50 S: Qui l'a inventé ? Je pense qu'il y a une différence entre ce que nous appelons l'inconscient, et ce qu'est l'inconscient. Le mot n'est pas la chose.
1:07 K: Oui, le mot n'est pas la chose. Qui l'a développé ?
1:12 S: Je pense que l'historique de la réflexion ayant mené à la notion d'inconscient est un processus long et complexe...
1:26 K: Si je puis me permettre, avez-vous un inconscient ?
1:30 S: En ai-je un ? Nous voici de nouveau devant un problème de langage.
1:33 Ai-je un inconscient ?
1:37 K: Avez-vous connaissance de votre inconscient ? Savez-vous si vous avez un inconscient qui fonctionne de façon autonome ou essaie de vous faire des suggestions, vous savez - tout cela, en avez-vous conscience ?
1:51 S: Oui. Je suis conscient d'un aspect de moi-même. Je vois la chose un peu différemment, je vois qu'il y a un aspect de moi-même qui est conscient de façon incomplète. Voilà ce que j'appelle l'inconscient. Il est conscient de mon expérience, ou conscient des événements de façon incomplète. Voilà ce que j'appelle l'inconscient. Il se sert de symboles et de divers modes d'expression, de compréhension, en d'autres termes, d'un rêve, dans lequel je découvre une jalousie...
2:35 K: Tout à fait.

S: ...dont je n'avais pas conscience.
2:38 K: Accordez-vous aussi de l'importance, Dr. Bohm, au sentiment qu'une telle chose existe ?
2:47 B: Je ne sais pas très bien ce que vous entendez par là. Je pense que nous faisons certaines choses dont l'origine échappe à notre conscience. Nous réagissons, utilisons des mots de manière habituelle.

S: Nous faisons des rêves.
3:03 B: Nous rêvons, je suppose que…
3:05 K: Je vais mettre tout cela en doute, car je ne suis pas certain…
3:09 S: Vous ne mettez pas en doute le fait que nous rêvons ?
3:11 K: Non. Mais je voudrais mettre en doute, ou demander aux experts, s'il existe un inconscient. En ce qui me concerne, je ne pense pas qu'il ait jamais joué un rôle quelconque dans ma vie.
3:30 S: Eh bien, cela dépend de ce que vous entendez par l'inconcient.
3:33 K: Je vais vous le dire. Quelque chose de caché, quelque chose d'incomplet, quelque chose qu'il me faut aller chercher consciemment ou inconsciemment, aller chercher, découvrir, exhumer, explorer et exposer.
3:46 S: Bien.
3:47 K: Voir les motifs, les intentions cachées.
3:53 S: Bien.
3:54 B: Pourrait-on clarifier le fait qu'il y a des choses que les gens font, où l'on peut voir qu'ils ne sont pas conscients de leurs actes, mais des choses relevant de la nature de la pensée.
4:04 K: Je ne vous suis pas bien.
4:05 B: Prenons, par exemple, le cas du lapsus freudien, quelqu'un dit un mot pour un autre qui exprime sa volonté, son intention.
4:15 K: Oh, oui, ce n'est pas ce que j'ai voulu dire. Bien.
4:18 S: Ce serait inconscient - voilà ce que les gens entendent par l'inconscient. Je pense qu'il y a là deux problèmes, si je puis introduire ici un commentaire technique. Il y a ces gens - et cela est apparu dans l'histoire de la réflection sur l'inconscient - ces gens qui pensent qu'il y a des choses qui sont présentes dans l'inconscient, et qui doivent être exhumées. Ensuite, je pense qu'il existe maintenant tout un groupe de gens qui pensent que l'inconscient est fait de zones de comportements, de zones de réactions, de zones d'expériences, dont les constituants ne sont pas clairs. Nous ne sommes pas conscients en totalité de tout ce qui est constitutif des événements qui ont eu lieu, de sorte qu'ayant, par exemple, éprouvé pendant la journée, disons, une situation de stress, - ou comme vous le diriez, de désordre - vous n'avez pas mené à terme cette épreuve, et la nuit vous la réordonnez à nouveau.
5:19 K: La réordonnez.
5:20 S: Voilà ce que serait l'inconscient en fonctionnement. D'autres [éléments] proviennent, disons, du passé ou de programmes antérieurs d'action.
5:30 K: J'entends l'inconscient collectif, l'inconscient racial.
5:36 B: De même, disons que quelqu'un a été profondément blessé dans le passé, et l'on peut voir que c'est ce qui détermine tout son comportement. Mais peut-être ne le sait-il pas.
5:44 K: Oui, cela je le comprends.
5:45 S: Sa réaction vient toujours du passé.
5:47 K: Toujours, d'accord. Ce que j'essaie de découvrir, c'est : pourquoi avons-nous fait cette division entre le conscient et l'inconscient ? Ou est-ce là tout un processus unitaire en mouvement ? Ni caché, ni dissimulé, mais se mouvant comme un courant global. Et ces astucieux cerveaux surviennent et le divisent, disant qu'il y a l'inconscient et le conscient, le caché, l'incomplet, cet entrepôt de mémoire raciale, de souvenirs familiaux, tout cela.
6:44 S: Je pense que cela est dû - ce n'est là qu'une explication partielle - au fait que Freud et Jung, et tous ces gens qui voyaient des patients, - d'où émergea une grande partie de la connaissance de l'inconscient - c'est en voyant des patients que ces gens ont séparé, fragmenté ce mouvement dont vous parlez.
7:06 K: C'est à cela que je veux en venir.
7:08 S: Il y a cette femme dont est issue toute l'histoire de l'hystérie, ces malades qui ne pouvaient bouger leur bras.
7:15 K: Oui, je sais.

S: Vous connaissez cela. Et si vous dévérouillez leurs souvenirs, ils peuvent finalement bouger leur bras. Ils en ont tiré des conclusions - je sais qu'ils ne pensent pas que cela a marché comme ça, mais c'est ainsi qu'ils s'y sont pris. Ou bien c'était des personnes ayant une double personnalité.
7:29 K: Est-ce de la démence... non, pas de la démence, est-ce un état d'esprit qui divise tout, qui dit qu'il y a l'inconscient, le conscient ? Cela aussi est un processus de fragmentation.
7:45 B: Ne pourrait-on dire, comme Freud lui-même l'a dit, que le cerveau rend inconscients certains éléments par trop perturbants.

K: C'est à cela que je veux...
7:55 S: C'est fragmenté.
7:57 B: C'est bien connu de toutes les écoles de psychologie.
7:59 S: C'est bien ce que je dis. C'est fragmenté, et c'est ce qui a ensuite été appelé l'inconscient. Ce qui est fragmenté est l'inconscient.
8:08 K: Je comprends cela.
8:09 B: Pourrait-on dire que le cerveau lui-même, délibérément en quelque sorte, le maintient séparé afin de l'éviter ?
8:19 K: Oui, éviter de confronter le fait.

S: C'est exact.
8:22 B: Oui. De sorte qu'il n'est pas vraiment distinct de la conscience.
8:26 K: C'est à cela que je veux en venir. Vous voyez ?
8:30 S: C'est juste. Il n'est pas distinct de la conscience, le cerveau l'a organisé de façon fragmentée.
8:37 B: Oui, mais alors l'appeler ainsi est une erreur de terminologie. Le mot 'inconscient' implique déjà une séparation.
8:42 K: C'est cela, une séparation.
8:43 B: Dire qu'il y a deux couches, par exemple, l'inconscient profond et la conscience de surface, implique une structure. Mais il y a une autre notion selon laquelle une telle structure n'a pas lieu d'être, mais plutôt que certains éléments sont tout simplement éludés.
9:00 S: C'est exact, c'est ainsi que je le conçois.
9:03 K: Je ne veux pas penser à quelqu'un parce qu'il m'a blessé. Ce n'est pas l'inconscient, c'est que je ne veux pas y penser.
9:10 S: C'est exact.
9:12 K: Je suis conscient qu'il m'a blessé, et je ne veux pas y penser.
9:15 B: Mais on se trouve alors dans une situation paradoxale, parce qu'en fin de compte on devient si habile à cet exercice qu'on ne s'en rend plus compte. J'entends, il semble que cela arrive.

K: Oui.
9:25 B: Les gens deviennent si habiles à éviter ces choses, qu'ils cessent de s'en rendre compte.

S: C'est exact.
9:31 K: Oui.

B: Cela devient une habitude.
9:33 S: C'est exact. Je pense que c'est ce qui arrive. Que ce genre de choses, les blessures…
9:39 K: La blessure subsiste.
9:41 S: La blessure subsiste, et nous oublions que nous avons oublié.
9:45 K: La blessure subsiste.
9:46 B: Oui. Je pense que nous nous rappelons d'oublier !
9:50 K: Oui (Rires).
9:51 S: Nous nous rappelons d'oublier, et le processus de la thérapie consiste à aider à se souvenir, à se rappeler que l'on a oublié, et puis à comprendre les connexions qui ont amené à oublier, et alors la chose peut se mouvoir de façon plus holistique, au lieu d'être fragmentée.
10:14 K: Estimez-vous, ou avez-vous la sensation d'avoir été blessé ?
10:22 S: Oui.
10:23 K: ...et voulez l'éviter ? Ou, étant blessé, vous résistez, vous vous rétractez, vous vous isolez, toute l'image de vous-même étant blessée se rétracte, tout cela - ressentez-vous cela quand vous êtes blessé ?
10:50 S: Oui, je sens - comment dire... je pense…
11:03 K: Ceci m'intéresse, examinons le.
11:07 S: Oui, je sens qu'incontestablement un mouvement me pousse à ne pas avoir cette image, à ne pas permettre que tout soit changé, car tout changement semble la précipiter au sein de cette même expérience de blessure. C'est une blessure, mais plus superficielle, qui entre en résonnance avec cet inconscient, et me rappelle que j'ai été profondément blessé.
11:40 K: Je comprends cela.
11:43 S: De sorte que j'évite la blessure, point.
11:46 K: Le cerveau peut-il avoir un choc ? Evidemment, un choc biologique, physique, mais le cerveau psychologique, pour ainsi dire, est-il forcément blessé ? Est-ce inévitable ?
12:04 S: Je pense que non. Il n'est blessé que par référence à quelque chose.
12:09 K: Non. Je vous demande ceci : ce cerveau psychologique, si je puis me permettre ces deux mots, peut-il n'être jamais blessé, en aucune circonstance ? Vous savez, vie de famille, mari, femme, faux amis, prétendus ennemis, tout ce qui se passe autour de vous - ne jamais être blessé ? Parce qu'apparemment c'est là un des principaux maux de l'existence humaine - être blessé : plus vous êtes sensible, conscient, plus vous êtes blessé et plus vous vous retranchez. Est-ce inévitable ?
13:14 S: Vous me le demandez ? Je ne pense pas que ce soit inévitable, mais cela arrive fréquemment, plus souvent que l'inverse. Et cela semble se produire... - comment dire - quand un attachement se forme, et il y a perte de l'objet de l'attachement. Vous devenez important pour moi. J'éprouve de l'amitié pour vous, ou je m'engage envers vous, et il m'importe alors que vous ne fassiez rien qui vienne troubler cette image.
13:49 K: Ainsi, dans cette relation entre deux personnes, c'est l'image que nous avons l'un de l'autre qui est la cause de la blessure.
14:04 B: Mais l'inverse est aussi valable en ce sens que nous conservons ces images à cause de la blessure.

K: Evidemment.
14:09 B: Où cela commence-t-il ?

K: Voilà où je veux en venir.
14:13 S: Moi aussi.
14:14 K: Non. Il a souligné quelque chose.
14:16 S: En effet. Je le sais, oui.
14:20 B: Parce que la blessure passée donne une force énorme à l'image, l'image qui nous aide à l'oublier - n'est-ce pas ?
14:27 S: C'est exact.
14:28 K: Alors, cette blessure est-elle dans l'inconscient ? Mettons le mot 'inconscient' entre guillemets pour le moment - est-elle cachée ?
14:38 S: Il me semble que vous simplifiez un peu, parce que ce qui est caché est le fait que la chose m'est arrivée plusieurs fois, avec ma mère, avec mes amis, c'est arrivé avant, à l'école où j'avais un penchant pour quelqu'un, et alors l'image - c'est comme si vous façonnez l'attachement, puis vient la blessure.
15:02 K: Je ne suis pas du tout sûr qu'elle vienne par l'attachement.
15:08 S: Je pense que c'est quelque chose - peut-être l'attachement n'est-il pas le bon mot, mais il se passe là quelque chose. Qu'arrive-t-il quand j'établis avec vous une relation dans laquelle une image devient importante ? Ce que vous me faites devient important.
15:24 K: Vous avez une image de vous-même.
15:26 S: C'est cela. Et vous dites que vous me plaisez parce que vous confirmez mon image ?
15:33 K: Non. A part plaire ou déplaire, vous avez une image de vous-même. J'arrive et je plante une épingle dans cette image.
15:44 S: Non. Vous arrivez et la confirmez.
15:46 K: Non.

B: La blessure n'en sera que plus forte si vous arrivez et me témoignez beaucoup d'amitié, confirmant l'image, puis vous me plantez subitement une épingle.
15:53 K: Bien sûr, bien sûr.
15:55 B: Mais même quelqu'un qui ne l'a pas confirmée, s'il plante bien l'épingle, il peut provoquer cette blessure.

K: C'est cela...
16:03 S: C'est exact. Cela n'est pas inconscient. Mais, comme vous l'avez dit, pourquoi ai-je eu l'image pour commencer ? Cela, c'est inconscient.
16:11 K: Est-ce inconscient ? C'est là où je veux en venir. Ou bien est-ce si évident que nous ne regardons même pas ? Vous suivez ce que je dis ?
16:24 S: Je vous suis, je suis d'accord avec vous là-dessus.
16:27 K: Nous l'écartons. Nous disons qu'elle est cachée. Je doute qu'elle soit vraiment cachée; elle est d'une évidence criante.
16:40 S: Je me demande… je n'ai pas l'impression que tous ses composants soient évidents.
16:49 B: Nous la cachons dans un certain sens; mettons que nous disions que cette blessure signifie que tout est faux dans l'image, mais nous la dissimulons en disant que tout va bien, par exemple. En d'autres termes, la chose évidente peut être dissimulée sous l'affirmation qu'elle est sans importance, que nous ne la remarquons pas.
17:08 S: Oui, nous ne la remarquons pas, mais au fur et à mesure que nous en parlons, personnellement je me demande qu'est-ce qui engendre l'image, qu'est-ce qui est blessé ?
17:22 K: Ah ! Nous y viendrons. Nous examinons, n'est-ce pas, toute la structure de la conscience.
17:31 S: En effet. C'est bien ce que nous examinons.
17:34 K: La nature de la conscience. Nous l'avons scindée : d'une part ce qui est occulté, et d'autre part, ce qui est au grand jour. Ce pourrait être l'esprit fragmenté qui fait cela.
17:50 S: En effet.
17:54 K: Et, en conséquence, il renforce les deux aspects.
18:00 La division s'accroît de plus en plus.
18:05 S: C'est l'esprit fragmenté…

K: …qui fait cela. La plupart des gens ont une image d'eux-mêmes, pratiquement tout le monde.
18:21 S: Pratiquement tout le monde.
18:22 K: C'est cette image qui est blessée. Et cette image est vous-même, et vous dites : 'me voilà blessé'.
18:34 B: C'est de cela que nous parlions ce matin.
18:36 K: Oui.
18:37 B: Si je dis que j'ai une image agréable de moi-même, je m'en attribue le plaisir - n'est-ce pas ? - et je dis que c'est réel. Ensuite, si quelqu'un me blesse, la souffrance m'en est attribuée, et je dis que c'est tout aussi réel - n'est-ce pas ? Il semble que si l'on a une image qui peut donner du plaisir, elle doit aussi pouvoir donner de la souffrance.
18:58 K: Oui, de la souffrance.

B: C'est inévitable.
19:00 K: Absolument.
19:01 S: Il semble que l'image tend à se perpétuer elle-même, comme vous le disiez à propos de la difficulté de la relation.
19:05 B: Je pense que les gens espèrent que l'image va leur donner du plaisir.
19:08 K: Uniquement du plaisir.
19:09 B: Uniquement du plaisir, mais le mécanisme même, qui rend le plaisir possible, rend la souffrance possible, car le plaisir vient si je dis : 'je pense être bon' et ce 'je' est également ressenti comme réel, ce qui rend du coup cette bonté réelle, mais alors, si quelqu'un vient vous dire : 'vous n'êtes pas bon, vous êtes stupide', etc., cela aussi est réel, et donc très signifiant. Cela fait mal. N'est-ce pas ?
19:34 K: L'image engendre plaisir et souffrance, les deux.
19:37 B: Oui.
19:39 S: Exactement.
19:40 K: Pour dire les choses très simplement.
19:43 B: Je pense que les gens espèrent avoir une image qui leur donnerait seulement du plaisir, mais c'est impossible.
19:47 S: C'est ce que les gens espèrent, indubitablement. Non seulement les gens souhaitent une telle image, mais ils s'investissent complètement dans leur image, ils se voient eux-mêmes comme disant 'il ne faut pas que je sois ainsi, parce que je suis en fait l'image'. De sorte qu'ils fonctionnent dans les deux sens en même temps. C'est un trait extrêmement curieux de l'esprit : je suis l'image, mais quand je découvre que je ne suis pas l'image, je pense alors que je devrais être ainsi, car c'est vraiment ce que je suis. Cela va donc dans les deux sens.
20:18 B: Mais je pense que si l'on fabrique l'image de soi on obtient ce qu'elle représente; c'est-à-dire, tout dépend du fait d'avoir une bonne image de soi.
20:32 S: En effet, tout.
20:33 B: La valeur de toute chose dépend de la justesse de l'image de soi. Dès lors, si quelqu'un vous montre qu'elle est fausse, alors plus rien n'a de sens, tout est faux.
20:46 K: On donne toujours une nouvelle forme à l'image.
20:50 B: Mais je pense que cette image signifie tout. Elle donne ainsi un pouvoir immense.
20:54 S: La personnalité toute entière se consacre à l'accomplissement de cette image. Autrement dit, tout le reste vient en second.
21:04 K: En avez-vous conscience ?

S: Oui, j'en suis conscient.
21:08 K: Alors, où cela commence-t-il ? Permettez-moi d'abord de le résumer. Pratiquement, chaque être humain a une image de soi dont il est inconscient ou n'a pas conscience.
21:21 S: D'habitude, elle est quelque peu idéalisée...
21:24 K: Idéalisée ou pas, c'est une image.
21:27 S: En effet. C'est une image. Elle est idéalisée, et ils la leur faut.
21:33 K: Ils l'ont.

B: Ils l'ont.
21:34 S: Tous leurs actes doivent tendre vers ce 'il me la faut'. En d'autres termes, pour l'accomplir, la réaliser.
21:40 B: On sent que toute sa vie dépend de l'image.
21:43 K: Oui.
21:44 S: La dépression s'installe quand je ne l'ai pas.
21:47 K: Nous y viendrons. Puis la question suivante : comment l'image naît-elle ?
21:58 S: Je pense qu'elle prend naissance quand cette blessure a lieu pendant l'enfance, et qu'on a le sentiment qu'il n'y a aucun autre moyen de l'apaiser ou de la soulager. C'est un peu ainsi que cela fonctionne dans la famille. Vous êtes mon père, et je comprends, en vous observant, que si je suis brillant, vous m'aimerez.
22:34 K: Tout à fait.
22:35 S: J'apprends cela très vite. Aussi, vais-je m'employer à obtenir cet amour, et je vais donc effectuer ce parcours. Je vais devenir cela.
22:44 K: Tout cela est très simple. Mais ma demande porte sur le commencement. Sur l'origine de la formation d'images de soi.
22:54 B: Si je n'avais pas du tout d'image, je ne me trouverais jamais dans cette situation, n'est-ce pas ?
22:58 K: C'est là que je veux en venir.
23:00 S: Si je ne créais jamais d'images.
23:01 B: Si je ne créais jamais la moindre image, quoiqu'ait fait mon père, cela n'aurait aucun effet, n'est-ce pas ?
23:07 S: Toute la question est là.

K: C'est très important.
23:10 B: Je dis qu'il se peut que l'enfant ne puisse le faire, mais supposons-le.
23:12 K: Je n'en suis pas du tout certain.
23:14 B: Peut-être le peut-il, mais dans des conditions normales il n'y arrive pas.
23:19 S: Vous suggérez que l'enfant a déjà une image qui a été blessée.
23:23 K: Ah non. Je ne sais pas. Nous posons la question.
23:27 B: Supposons qu'un enfant n'ait pas formé d'image de soi.
23:32 S: OK, supposons qu'il n'ait pas d'image.
23:34 B: Alors, il ne peut pas être blessé.
23:35 K: Il ne peut pas être blessé.
23:37 S: Voyez-vous, je pense que là, vous êtes sur un terrain brûlant, psychologiquement, parce qu'un enfant...
23:44 K: Non, nous avons dit 'supposons'.

S: Supposons.
23:48 B: Il ne s'agit pas d'un enfant réel, mais supposons qu'il existe un enfant qui n'ait pas créé d'image de lui-même, de sorte qu'il ne dépende pas de cette image pour tout. L'enfant dont vous parliez dépendait, lui, de l'image selon laquelle son père l'aime. Et par conséquent, tout s'en va quand son père ne l'aime pas, il ne lui reste plus rien. D'accord ?

S: C'est cela.
24:07 B: Par conséquent, il est blessé.

S: En effet.
24:09 B: Mais s'il n'a pas d'image selon laquelle son père doit l'aimer, il observera alors simplement son père.
24:17 S: L'enfant qui observe son père… Regardons la chose de façon un peu plus pragmatique, voici un enfant qui est effectivement blessé.
24:26 B: Attendez, il ne peut être blessé sans l'image.
24:29 S: Eh bien…

B: Qu'est-ce qui va être blessé ?
24:31 K: Il n'y a pas de... (rires) C'est comme planter une épingle dans l'air !
24:36 S: Mais un instant, je ne vais pas vous laisser vous en tirer comme cela ! (Rires) Voici cet enfant qui est très vulnérable, en ce sens qu'il a besoin d'un appui physiologique. Il subit d'énormes tensions.
24:51 K: D'accord sur tout cela, Monsieur. Un tel enfant a une image.
24:57 S: Non, il n'a pas d'image. Il n'est tout simplement pas soutenu biologiquement.
25:02 K: Non. Comment ?
25:06 B: Eh bien, il peut créer une image du fait qu'il n'est pas soutenu biologiquement. Il nous faut saisir la différence entre le fait réel qui a lieu biologiquement, et ce qu'il en pense. D'accord ? J'ai vu parfois un enfant s'effondrer soudainement et être réellement brisé, non parce qu'on l'avait vraiment abandonné, mais parce qu'il se sentait...
25:25 K: ...perdu, en insécurité.
25:27 B: …en insécurité par suite du départ de sa mère. Pour lui, tout était perdu. Et le voilà complètement désorienté, hurlant, se laissant tomber - pas de trop haut. Mais le fait est qu'il avait une image du genre de sécurité qu'il allait obtenir de sa mère.
25:42 S: C'est ainsi que fonctionne le système nerveux.
25:44 B: C'est bien la question dont nous discutons : est-il nécessaire de fonctionner ainsi ? Ou est-ce le résultat d'un conditionnement ?
25:50 K: Oui.

S: Je dirais que oui.
25:53 K: C'est là une question importante.

S: Oh, terriblement importante.
25:57 K: Car, comme on peut l'observer, que ce soit en Amérique ou dans ce pays-ci [l'Angleterre], les enfants se sauvent, quittent leurs parents, fugant par milliers. Il semble que les parents n'aient plus aucun contrôle sur eux. Ils n'obéissent pas, ils n'écoutent rien - vous suivez - ils sont déchaînés.
26:18 S: Oui.
26:20 K: Et les parents en souffrent terriblement. J'ai vu à la TV ce qui se passe en Amérique. Une femme était en larmes. Vous suivez ? Elle disait : 'je suis sa mère, il ne me traite pas comme une mère, il ne fait que me donner des ordres : 'donne-moi du lait', et tout le reste. Et il a fugué une demi-douzaine de fois'. Et cela ne fait qu'augmenter, cette séparation entre parents et enfants va s'aggravant dans le monde entier. Aucune relation n'existe entre eux, entre les uns et les autres. Alors, quelle est la cause de tout ceci ? Hormis les pressions sociologiques, économiques, et tout cela qui obligent la mère à travailler, laissant l'enfant livré à lui-même, et il en joue, et nous trouvons tout cela naturel, mais bien plus profondément que cela ? Serait-ce que les parents ont une image d'eux-mêmes, et ils s'obstinent à créer une image chez l'enfant ?
27:38 S: Je vois ce que vous dites.
27:40 K: Et l'enfant refuse cette image, mais il a sa propre image. Et c'est la lutte.
27:50 S: C'est à peu près ce que je dis quand je précise qu'initialement la blessure de l'enfant…
27:54 K: Nous n'en sommes pas encore à la blessure.
27:57 S: Ce que j'essaie de déterminer, c'est : qu'y a-t-il dans cette relation initiale ? Quelle est initialement la relation entre l'enfant...
28:05 K: Je doute qu'il y ait la moindre relation. C'est ce que j'essaie de montrer.
28:09 S: Je suis d'accord avec vous. Il y a quelque chose qui ne va pas dans cette relation. Ils ont une relation, mais c'est une relation fausse.
28:18 K: Ont-ils une relation ?
28:22 Les jeunes gens se marient, ou ne se marient pas. Ils ont un enfant, par erreur ou intentionnellement. Ces jeunes gens sont eux-mêmes des enfants, ils n'ont pas compris l'univers, le cosmos, l'ordre ou le chaos, ils ont simplement cet enfant.
28:46 S: En effet. C'est ce qui arrive.
28:48 K: Et ils s'amusent avec pendant un an ou deux, puis ils disent : 'grands dieux, j'en ai assez de cet enfant' et s'en détournent. Et l'enfant se sent abandonné, perdu.

S: C'est exact.
29:04 K: Et il a besoin de sécurité, il a besoin dès le début de sécurité...
29:10 S: En effet.
29:11 K: …que les parents ne peuvent ou sont incapables de lui donner, une sécurité psychologique affective : 'tu es mon enfant, je t'aime, je m'occuperai de toi, je veillerai à ce que pendant toute ta vie tu te comportes convenablement' - les soins attentifs. Ce sentiment, ils ne l'ont pas.
29:26 S: En effet.
29:28 K: Après quelques années l'enfant les lasse.
29:32 S: C'est exact.
29:34 K: N'est-ce pas ?

S: Oui.
29:37 K: Est-ce dû à ce qu'ils n'ont pas de relation dès le commencement, qu'il s'agisse du mari, de la femme, du garçon ou de la fille ? Il n'y a qu'une relation sexuelle, une relation de plaisir. En acceptant celle-ci, ils refusent le principe de souffrance qu'implique le principe du plaisir.
30:05 S: C'est exact. Non seulement cela, mais ils ne veulent pas que l'enfant passe par là.
30:11 K: L'enfant y passe.
30:13 S: Oui, mais ils ont des agissements qu'ils interdisent à l'enfant, lui refusant le plaisir qui en découle tout du long, pas plus qu'ils ne le laissent éprouver la souffrance.
30:23 K: Ce que j'essaie de voir, c'est s'il n'y a en fait aucune relation, hormis une relation biologique, sexuelle, sensorielle.
30:40 S: Oui. OK.
30:42 K: Je pose la question, je ne dis pas qu'il en est ainsi. Je mets la chose en doute.
30:47 S: Je ne pense pas qu'il en soit ainsi. Je pense qu'ils ont une relation, mais une fausse relation, il y en a de toutes sortes.
30:55 K: Il n'y a pas de fausse relation, il y a une relation ou il n'y en a pas.
31:01 S: Bien, nous dirons alors qu'il y a entre eux une relation. Désormais, il va nous falloir comprendre la relation. Mais je pense que la plupart des parents ont une relation avec leur enfant.
31:13 B: Ne pourrait-on dire que c'est l'image qui a une relation ? Supposons que le parent et l'enfant ont des images l'un de l'autre, et que la relation se fonde sur ces images; la question est de savoir si c'est réellement une relation ou non, ou si c'est une sorte de fantasme de relation.
31:30 K: Une relation imaginaire.

B: Oui.
31:33 K: Monsieur, vous avez des enfants - excusez-moi d'en revenir à vous. Avez-vous une relation avec eux ? Dans le vrai sens du terme.
31:41 S: Oui. Dans le vrai sens.
31:45 K: Ce qui veut dire que vous n'avez pas d'image de vous.
31:49 S: En effet.
31:52 K: Et vous ne leur imposez pas d'image.
31:55 S: C'est exact.
31:56 K: Et la société ne leur impose pas d'image.
32:00 S: Il y a des moments comme cela.
32:02 K: Ah non, cela ne suffit pas. - cela ne vaut pas un clou ! (Rires)
32:06 S: C'est là un point important.
32:08 B: S'il ne s'agit que de moments, il n'en est pas ainsi. C'est comme si l'on disait qu'une personne blessée a des moments où elle ne l'est pas, mais qu'elle est là, prête à exploser quand il arrive quelque chose.
32:16 K: Oui.
32:18 B: Elle ne peut donc aller très loin. C'est comme une personne attachée à une corde, dès qu'elle en atteint les limites, elle est bloquée.
32:24 S: C'est exact.
32:26 B: De même, vous pourriez dire que je suis en relation tant que certaines choses vont bien, mais au delà, cela explose en quelque sorte. Vous voyez où je veux en venir ?

S: Je le vois.
32:36 B: Ce mécanisme est là dedans, enfoui, si bien qu'il vous domine potentiellement.
32:42 S: Ce que vous venez de dire est un fait. Je vérifie que c'est bien ce qui a lieu. En d'autres termes, il semble bien... qu'il y ait des moments où...
32:55 B: Eh bien, c'est comme l'homme qui est attaché à une corde et qui dit : 'il y a des moments où je peux me déplacer où je veux, mais dans certaines limites, car si je continue, j'arrive inéluctablement au bout'.
33:04 S: Il semble que ce soit ce qui se passe. En fait, il y a un rappel qui tire d'un coup sec en arrière.
33:11 B: Oui. Soit j'arrive au bout de la corde, soit quelque chose rappelle la corde, et alors - mais la personne qui est attachée à la corde n'est jamais réellement libre.
33:20 S: Oui, je pense que c'est vrai.
33:24 B: De même, voyez-vous, la personne qui a l'image n'est pas vraiment reliée, voyez-vous.
33:29 K: C'est toute la question. Vous pouvez jouer avec. Vous le pouvez verbalement, mais en fait, vous n'avez pas de relation.
33:43 S: Vous n'avez pas de relation tant qu'il y a l'image.
33:48 K: Tant que vous avez une image de vous-même, vous n'avez aucune relation avec autrui. C'est là une formidable révélation - vous suivez ? Ce n'est pas une simple affirmation intellectuelle.
34:14 S: Laissez-moi partager quelque chose avec vous, ceci me contrarie...
34:17 K: Je le vois bien.

S: Vous le voyez. Je veux dire, je suis assez fâché avec vous. (Rires) C'est vraiment... et nous avons vu cela ailleurs.
34:27 B: Cela arrive toujours avec l'analyse, n'est-ce pas ?
34:30 S: Cela arrive avec l'analyse. Mais je me rappelle qu'en psychothérapie, au cours d'une réunion avec des psychothérapeutes, ceci fut évoqué. Il est terriblement contrariant d'avoir à dire cela, car je me souviens de moments où j'ai vraiment eu ce que je pense être une relation, et pourtant, très honnêtement, il me semble qu'à la suite d'une telle relation, il y a inévitablement ce brusque rappel.
34:53 B: Le rappel de la corde, oui.
34:55 S: D'où ma contrariété… (Rires) C'est comme ça. A propos de l'image, il y a un contexte où l'on peut dire qu'on a une relation avec quelqu'un, mais cela n'ira guère plus loin.

B: Oui.
35:12 S: Et c'est alors qu'intervient l'image.
35:14 B: En effet. Mais alors c'est vraiment l'image qui en prend le contrôle continuellement, car l'image est le facteur dominant. Une fois que vous dépassez ce stade, quoiqu'il arrive, l'image prend le dessus.
35:23 S: C'est exact. C'est comme cette histoire de René Thom.
35:28 B: Oui, cela va...

S: ...tout du long.
35:31 K: Alors, l'image est blessée. Et l'enfant... imposez-vous une image à l'enfant ? C'est inévitable, car vous avez une image.
35:48 S: On essaie de le faire.

K: Non.
35:49 B: C'est inévitable.
35:51 S: Eh Bien, on s'y emploie et l'enfant s'en empare, ou ne s'en empare pas.
35:55 K: Non, non. Du fait que vous avez une image de vous-même, vous créez inévitablement une image chez l'enfant.
36:01 S: C'est exact.
36:03 K: Ah, Monsieur. Vous suivez, vous l'avez découvert ?
36:06 S: Oui.
36:11 K: Et c'est ce que la société fait, à nous tous.
36:14 B: Alors, vous dites que l'enfant s'empare tout naturellement d'une image, pour ainsi dire, tranquillement, puis soudain celle-ci est blessée.
36:21 K: Blessée. C'est cela.
36:22 B: La blessure a donc été préparée et précédée de ce processus régulier de formation d'image.
36:27 S: En effet. Il est évident, par exemple, que les garçons sont traités différemment des filles.
36:33 K: Non. Observez la chose, ne la verbalisez pas trop vite.
36:38 B: Si le processus régulier de formation d'image n'avait pas lieu, il n'y aurait alors pas de base, pas de structure susceptible d'être blessée. En d'autres termes, la souffrance est entièrement due à un facteur psychologique, à une pensée qui m'est attribuée du fait que je dis : 'je subis cette souffrance'. Alors qu'auparavant j'étais heureux de dire : 'mon père m'aime, j'agis comme il le veut.' Puis vient la souffrance : 'je n'agis pas comme il veut, il ne m'aime pas'.
37:15 K: Tout simplement. Oui.
37:16 S: Mais qu'en est-il des blessures initiales ? De l'enfant, j'entends.
37:20 K: Non, une fois que…
37:22 B: Nous avons dépassé ce point, je pense.
37:24 K: Nous l'avons dépassé.
37:25 S: Je ne pense pas que nous ayons abordé le fait de la situation biologique de l'enfant qui se sent négligé.
37:37 B: Eh bien...oh, je vois. Si l'enfant est négligé, je pense qu'il récolte forcément une image dans ce processus même.
37:47 K: Evidemment. Une fois que vous avez admis la réalité du fait que tant que les parents ont une image d'eux-mêmes, ils transmettent forcément cette image à l'enfant, une image.
37:58 B: C'est l'image qui amène les parents à négliger l'enfant.
38:02 S: Là, vous avez raison.

K: C'est exact.
38:05 S: Il ne fait aucun doute que tant que le parent est un faiseur d'image et a une image, il ne peut voir l'enfant.
38:17 K: Et par conséquent, il donne une image à l'enfant.
38:20 S: C'est exact. L'enfant va être conditionné à quelque chose.
38:23 K: Oui.
38:24 B: Et d'abord, peut-être, à travers le plaisir, puis il subira la blessure. Mais s'il commence par le négliger, je pense que le processus de négligeance est aussi le résultat d'une image, il va forcément communiquer une image à l'enfant du fait qu'il le néglige.

S: C'est-à-dire la négligence.
38:36 B: Oui, cette négligence est l'image qu'il communique.
38:39 K: Et aussi, les parents sont forcément amenés à le négliger s'ils ont une image d'eux-mêmes.

B: Oui.
38:44 S: C'est exact. C'est inévitable.

K: C'est inévitable.
38:47 S: Car ils fragmentent au lieu de voir le tout.
38:51 B: Oui, l'enfant va acquérir l'image qu'il ne compte pas pour ses parents.
38:55 S: Sauf dans ce fragment.
38:57 B: Dans le fragment, ils aiment, etc...
38:58 B: C'est exact. Ainsi, 'si tu es comme cela, je suis avec toi, si tu ne l'es pas…'
39:04 K: Mais voyez-vous, la société fait cela à tous les êtres humains. Les églises le font, les religions, la culture, toutes ces choses qui nous entourent créent cette image.
39:22 S: C'est exact.
39:24 K: Et cette image est blessée, et tout ce qui s'ensuit. On en vient à la question suivante : est-on conscient de tout cela, qui fait partie de notre conscience ? Le contenu de la conscience constitue la conscience. N'est-ce pas ? C'est clair.
39:50 S: En effet.
39:52 K: Ainsi, un des éléments de la conscience est la fabrication d'images, peut-être en est-ce le mécanisme essentiel, la dynamo, le mouvement essentiel. Lorsqu'on est blessé, ce qui arrive à tous les êtres humains, cette blessure peut-elle guérir et ne jamais se reproduire ? Un esprit humain, qui a accepté l'image, qui a créé l'image, peut-il complètement l'écarter, et ne plus jamais être blessé ? Et par conséquent, une grande partie de la conscience est vide, elle n'a pas de contenu. Je me le demande...
41:11 S: Le peut-il ? Je n'ai vraiment pas de réponse à cela. La seule réponse qui me vient est que je crois que vous le pouvez.
41:33 K: Qui est le faiseur d'images ? Quel est le mécanisme ou le processus qui fabrique les images ? Je puis me débarrasser d'une image et en prendre une autre, je suis catholique, je suis protestant, je suis hindou, je suis un moine Zen, je suis ceci, je suis cela. Vous suivez ? Ce sont là autant d'images.
41:53 S: Exactement. Qui est le faiseur d'images ?
42:07 K: Après tout, s'il y a une image de cette sorte, comment peut-il y avoir de l'amour dans tout cela ?
42:16 S: Nous n'en avons pas des quantités.
42:18 K: Nous n'en avons pas !
42:20 S: C'ext exact. Nous avons tout un tas d'images. C'est pourquoi je dis 'je ne sais pas'. Je sais ce qu'est la formation d'images.
42:31 K: Il est terrible, Monsieur, d'avoir ces... - Vous suivez ?
42:34 S: Exactement. Je sais ce qu'est la formation d'images et je la vois. Même pendant que vous en parlez, je peux la voir là, et j'ai le sentiment d'être comme devant une carte, vous savez où vous en êtes, car si je ne forme pas cette image-ci, j'en formerai une autre.
42:50 K: Evidemment.
42:51 S: Si vous ne formez pas celle-ci, vous en formerez une autre.
42:54 K: Nous disons ceci : est-il possible d'arrêter le mécanisme qui produit les images ? Et quel est ce mécanisme ? Est-ce vouloir être quelqu'un ?
43:16 S: Oui. C'est vouloir être quelqu'un, vouloir savoir où, vouloir posséder, réduire d'une façon ou d'une autre, comme si cela voulait maîtriser le sentiment que si je ne l'ai pas, je ne sais pas où j'en suis.
43:31 K: Ne pas savoir où l'on en est ?

S: Oui.
43:35 K: Vous voyez comme c'est subtil ? Vous suivez ? Le sentiment de ne pas savoir où l'on en est, de ne pouvoir compter sur rien, de n'avoir aucun soutien, engendre davantage de désordre. Vous suivez ?
43:58 S: En effet.
44:00 B: C'est là une des images qui a été communiquée à l'enfant, à savoir que si l'on n'a pas d'image de soi, on ne sait absolument pas quoi faire. Vous ne savez pas ce que vos parents vont faire si vous vous mettez à agir sans une image. (Rires) Vous pourriez faire quelque chose, et ils seraient tout bonnement horrifiés.
44:18 S: C'est exact.
44:22 K: L'image est le produit de la pensée n'est-ce pas ?
44:27 S: Elle est organisée.
44:29 K: Oui, elle est un produit de la pensée. Celle-ci peut subir diverses pressions, et tout ce qui s'ensuit, faire un long cheminement, et à la fin, elle produit une image.
44:43 S: Oui. Incontestablement. Là, je suis d'accord avec vous. L'image est indubitablement le produit de la pensée, laquelle serait comme l'action immédiate en sachant où vous en êtes, ou en tâchant de savoir où vous en êtes. C'est comme s'il y avait un espace.
45:04 K: Alors, le mécanisme peut-il s'arrêter ?
45:11 - la pensée qui produit ces images, qui détruit toute relation, et donc pas d'amour - ah, pas verbalement, vraiment pas d'amour ! Ne dites pas 'oui, je t'aime...' ce n'est pas cela. Quand quelqu'un ayant une image de soi dit : 'j'aime mon mari, ou ma femme, ou mes enfants', c'est tout bonnement de la sentimentalité, du romantisme, du fantasme émotif.
45:40 S: C'est exact.
45:44 K: Ainsi, actuellement, il n'y a pas d'amour dans le monde. Il n'y a aucun sentiment d'empathie pour qui que ce soit.
45:58 S: C'est vrai. Chez quiconque.
46:02 K: Plus il y a de richesse, pire c'est. Ceci n'exempte pas les pauvres. Ce n'est pas ce que je veux dire, les pauvres n'en ont pas non plus. Ils cherchent à remplir leurs estomacs, à se vêtir, et à travailler, travailler, travailler.
46:20 B: Ils ont pourtant des tas d'images.
46:22 K: Naturellement. J'ai dit que tant les riches que les pauvres ont ces images, y compris Brejnev, Sakharov, ou qui que ce soit. Et ce sont ces gens qui s'emploient à corriger le monde. N'est-ce pas ? Qui disent, 'eh bien, il faut cela…' vous suivez ? Ils organisent l'univers. (Rires) Alors, je me pose la question : cette fabrication d'images peut-elle s'arrêter ? Non pas occasionnellement - s'arrêter. Car autrement je ne sais pas ce que signifie l'amour, j'ignore ce qu'est la sollicitude envers autrui. Et je crois que c'est ce qui se passe dans le monde, car les enfants sont vraiment des âmes en détresse, des êtres humains perdus. J'en ai tant rencontré, des centaines, dans le monde entier. C'est vraiment une génération perdue. Vous comprenez Monsieur ? Les gens âgés aussi sont une génération perdue. Alors, que peut faire un être humain ? Quelle est l'action juste dans une relation ? Peut-il y avoir une action juste dans la relation tant qu'il y a une image ?

S: Non.
48:14 K: Ah ! Non, Monsieur, c'est là quelque chose d'énorme - vous suivez ?
48:20 S: C'est bien pourquoi je réfléchissais. Il me semble que vous avez fait un saut, là. Vous avez dit que tout ce que nous connaissons ce sont les images, la fabrication d'images et la pensée. C'est tout ce que nous connaissons.
48:36 K: Mais nous n'avons jamais dit : 'cela peut-il s'arrêter'.
48:40 S: Nous ne l'avons jamais dit, c'est exact.
48:42 K: Nous n'avons jamais dit, par dieu si cela ne s'arrête pas, nous allons nous entre-détruire.
48:48 B: On pourrait désormais dire que la notion que cela pourrait s'arrêter est un plus que nous ne savions pas auparavant. En d'autres termes…
48:55 K: Cela devient un nouvel élément de savoir. (Rires)
48:58 B: Mais je voulais dire qu'en stipulant 'c'est tout ce que nous connaissons', vous en êtes au même point qu'avant. Je sens qu'il y a là un blocage.
49:04 S: Vous voilà revenu à cela. Bien.
49:06 B: Autrement dit, il ne sert à rien de dire 'c'est tout ce que nous savons'.
49:11 S: Parce qu'il a dit 'cela peut-il cesser' - c'est plus que…
49:13 B: Si vous dites 'c'est tout ce que nous savons', cela ne peut jamais cesser.
49:17 K: Il conteste votre emploi du mot 'tout'. (Rires)
49:21 S: Je vous en suis reconnaissant.
49:22 B: C'est là un des éléments du blocage.
49:26 S: Eh bien, pour en revenir à nos moutons, que faisons-nous de cette question 'cela peut-il cesser ?' Nous voilà aux prises avec cette question.
49:36 K: Je vous pose cette question. L'écoutez-vous ?
49:40 S: Je l'écoute. Bien.

K: Ah, l'écoutez-vous ?
49:43 S: Cela cesse un moment...
49:45 K: Non, non. Je n'ai pas besoin de savoir si cela cesse. Ecoutez-vous la question 'cela peut-il cesser ?' Nous avons analysé, ou examiné tout ce processus de fabrication d'images, ce qui en découle, le malheur, la confusion, ces choses effroyables qui ont lieu, l'Arabe a son image, le juif, l'hindou, le musulman, le chrétien, le moine - vous suivez ? - le communiste. Il y a cette formidable division des images, des symboles, et tout ce qui s'ensuit. Si cela ne cesse pas, nous allons nous trouver devant un monde chaotique. Je le vois, non comme une abstraction, mais comme une réalité, comme je vois cette fleur.
50:38 Et en tant qu'être humain, que dois-je faire ? Parce que, personnellement, je n'ai aucune image de tout ceci. Vraiment, je n'ai pas d'image de moi, ni de conclusion, de concept, d'idéal, qui sont autant d'images. Rien de cela ! Et je me dis : 'que puis-je faire quand tout le monde autour de moi fabrique des images, détruisant ainsi cette merveilleuse terre où nous sommes censés vivre avec bonheur dans la relation humaine, en contemplant les cieux et en étant heureux. Alors, quelle est l'action juste pour quelqu'un qui a une image ? Ou bien, n'y a-t-il pas d'action juste ?
51:41 S: Permettez que je retourne la question. Que se passe-t-il en vous si je vous dis : 'cela peut-il cesser' ?
51:48 K: Je dis, évidemment. Pour moi c'est très simple. Cela peut évidemment cesser. Vous ne me demandez pas ensuite : comment vous y prenez-vous ? Comment cela a-t-il lieu ?
52:08 S: Non, je veux seulement écouter un instant, quand vous dites 'oui, évidemment'. OK. Dès lors, comment pensez-vous que cela soit possible ?
52:20 K.Il nous reste cinq minutes.
52:22 S: OK. Comment cela peut-il cesser ? Je n'ai aucune... Soyons clairs. Voyons si je peux clarifier cela. Je n'ai absolument aucune preuve que c'est possible. Aucune expérience me permettant de l'affirmer.
52:41 K: Je ne demande pas de preuves.
52:43 S: Il ne vous faut pas de preuves.
52:44 K: Je ne veux pas d'explication venant de quelqu'un d'autre.
52:47 S: Ni d'expérience.
52:48 K: Non, parce qu'elles se fondent sur des images.
52:51 S: Bien.
52:52 K: Image future, image passée ou image vivante. Dès lors, je puis dire : 'cela peut cesser'. Je le dis, catégoriquement. Ce n'est pas qu'une affirmation verbale destinée à vous divertir. Pour moi, c'est terriblement important.
53:15 S: Oui, je pense que nous sommes d'accord que c'est terriblement important, mais comment ?
53:20 K: Non, il n'y a pas de 'comment'. Car on aborde alors la question des systèmes, du processus mécanique, qui font partie de notre fabrication d'images. Si je vous dis 'comment', vous direz alors : 'indiquez-moi le système, la méthode, le mode d'emploi, et je l'appliquerai tous les jours, et j'aurai la nouvelle image'.
53:40 S: Oui.
53:44 K: Je vois maintenant le fait que c'est ce qui a lieu dans le monde.
53:48 S: Je l'ai saisi. Je suis avec vous, oui.
53:51 K: Le fait, pas la réaction qu'il m'occasionne, pas mes théories romantiques, fantaisistes sur ce qu'il ne devrait pas être. Il est un fait que tant qu'il y a des images, il n'y aura pas de paix dans le monde, pas d'amour dans le monde, qu'il s'agisse de l'image du Christ, de celle du Bouddha ou de l'Islam. Il n'y aura pas de paix dans le monde. Je le vois comme un fait. Je reste avec ce fait. C'est tout - terminé. Comme nous l'avons dit ce matin, si l'on reste avec le fait, une transformation a lieu. C'est-à-dire, ne pas permettre à la pensée de commencer à s'immiscer dans le fait.
55:24 B: Comme il a été dit ce matin, d'autres images apparaissent.
55:27 K: D'autres images apparaissent. Notre conscience est donc emplie de ces images.
55:39 S: Oui, c'est vrai.
55:40 K: Je suis un hindou, un brahmane, ma tradition, je suis meilleur que tous les autres. Je suis le peuple élu, je suis un Aryen - vous suivez ? Je suis le seul Anglais... tout cela s'entasse dans ma conscience.
56:00 B: Quand vous dites de rester avec le fait, une des images qui peut survenir est : 'c'est impossible, cela ne pourra jamais se faire'.
56:07 K: Oui. C'est là une autre image.
56:09 B: Autrement dit, si l'esprit pouvait rester avec ce fait sans le moindre commentaire…
56:16 S: Eh bien, ce qui me vient à l'esprit quand vous dites cela, c'est qu'en disant, 'restez avec le fait', vous appelez en réalité une action immédiate. Rester réellement avec cela signifie que l'action de la perception est là.
56:37 K: Monsieur... pourquoi le compliquer… C'est autour de vous ! Vous y êtes impliqué.
56:44 S: Mais c'est autre chose que de rester avec le fait.
56:46 K: Restez avec cela !

S: Pour le voir vraiment.
56:49 K: Oui, c'est tout.
56:53 S: Savez-vous ce qu'on ressent ? Comme quelque chose qui avance, parce que nous fuyons continuellement.
57:06 K: Notre conscience est donc cette image, ces conclusions, ces idées, tout cela.
57:13 S: Fuyant continuellement.
57:15 K: Emplissant, emplissant, et c'est ça l'essence de l'image. S'il n'y a pas fabrication d'images, qu'est-ce alors que la conscience ? C'est une toute autre histoire.
57:36 B: Pourrions-nous en parler la prochaine fois ?