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BR76CTM6 - Toute image interdit la beauté de la relation
6e conversation avec Dr Bohm et Dr Shainberg
Brockwood Park, Angleterre
20 mai 1976



0:07 K: J'aimerais vous demander ceci, Dr. Bohm. Etant donné que vous êtes tellement connu en tant que physicien et scientifique, que chaque écolier a entendu parler de vous, où que ce soit dans le monde, j'aimerais vous demander, au terme de ces 4 ou 5 dialogues que nous venons d'avoir, qu'est-ce qui va changer l'homme ? Qu'est-ce qui va amener une transformation radicale dans la totalité de la conscience humaine ?
0:55 B: J'ignore si la formation scientifique va être d'une grande pertinence quant à cette question.
1:02 K: Va être...?

B: J'ai dit qu'il n'est pas clair que la formation scientifique soit pertinente quant à cette question.
1:07 K: Probablement pas, mais après nous être longuement entretenus, non seulement maintenant, mais au cours de ces dernières années, quelle est l'énergie - j'emploie ce terme d'énergie non pas dans une acception scientifique, mais dans celle tout à fait courante de vitalité, d'énergie, d'élan - qui semble manquer ? Après tout, si je vous écoutais tous trois, en tant que spectateur, je dirais 'oui, tout cela paraît très bien convenir à ces philosophes, ou à ces savants, ces experts, mais cela n'est pas de mon domaine. C'est trop lointain. Rendez-le plus accessible. Rapprochez-le bien de moi de sorte que je puisse m'occuper de ma vie'.
2:02 B: Je pense qu'au terme de la dernière discussion, nous touchions un aspect de cette nature, du fait que nous parlions des images.
2:12 K: Des images, oui.
2:14 B: Et de l'image de soi. Et nous mettions en doute le besoin d'avoir quelque image que ce soit.
2:22 K: Bien sûr, nous avons vu cela. Mais, voyez-vous, si j'étais un spectateur totalement étranger [à tout cela], vous écoutant tous trois pour la première fois, je dirais 'voyons, en quoi cela concerne-t-il ma vie ? Tout cela est si vague et incertain, et requiert une réflexion approfondie à laquelle je n'ai pas envie de me livrer'. Vous suivez ? 'Alors je vous en prie, dites-moi en quelques mots, ou en détail ce que je dois faire de ma vie. Par où me faut-il l'aborder ? Comment la démonter ? Sous quel angle faut-il l'examiner ? J'ai bien peu de temps, je vais au bureau, je vais à l'usine, j'ai tant à faire, j'ai des enfants, une épouse querelleuse, la pauvreté'. Toute la structure du malheur, et vous trois êtes assis là, et parlez d'un sujet qui ne me touche pas, ne m'affecte pas le moins du monde. Alors, pourrions-nous complètement le démonter, de sorte que je puisse m'y colleter, comme le ferait un être humain ordinaire ?
4:02 B: Pourrions-nous examiner les problèmes qui surgissent dans la relation humaine quotidienne, pour commencer ?

K: C'en est l'essence, n'est-ce pas ? J'allais commencer par là. Ma relation avec les êtres humains se passe au bureau, à l'usine, sur un terrain de golf.
4:34 B: Ou à la maison.
4:36 K: Ou à la maison. Et à la maison, c'est plutôt la routine, sexe, enfants, - si j'en ai, si j'en désire - et la lutte perpétuelle, tout au long de ma vie. Insultes, blessures, vexations, tout cela se déroule en moi et autour de moi.
5:02 B: Oui, la déception est continuelle.
5:04 K: Déception continuelle, espoir continuel, désir de mieux réussir, d'avoir plus d'argent, plus, plus, plus de tout. Alors, comment me faut-il modifier, changer ma relation ? Quelle est... la raison d'être, la source de ma relation ? Si nous pouvions, ce matin, nous attaquer un peu à cela, et poursuivre ce dont nous discutions, qui revêt vraiment une grande importance, c'est-à-dire de n'avoir aucune image.
5:49 B: Oui. Mais, comme nous le disions hier, il semble que notre relation passe presque toujours par l'image.
5:54 K: Par l'image, c'est exact.
5:56 B: Disons que j'ai une image de moi, et de vous tel que vous devriez être à mon égard. Puis celle-ci est déçue et blessée, etc.
6:06 K: Mais comment me faut-il changer cette image ? Comment me faut-il la démolir ? D'après ce que vous avez dit à l'homme ordinaire que je suis, je vois très clairement que j'ai une image, laquelle a été assemblée, construite au cours de générations. Et je l'ai. Je suis assez intelligent, assez conscient de moi-même, et je vois que je l'ai. Comment dois-je la démonter ?
6:39 B: Là, je vois la nécessité d'être conscient de cette image, de l'observer dans sa lancée.
6:47 K: Je dois donc l'observer - je me mets à votre place. Dois-je l'observer au bureau ?

B: Oui.
6:59 K: A l'usine, à la maison, au club de golf ? Car ce sont là les théâtres de toutes mes relations.
7:06 B: Oui. Je dirais que je dois l'observer dans tous ces lieux, et aussi quand je n'y suis pas.
7:12 K: Quand je n'y suis pas. Je dois donc l'observer tout le temps, en fait.
7:16 B: Oui.
7:17 K: Mais en suis-je capable ? En ai-je l'énergie, car ma femme veut du sexe, moi je n'en veux pas, ou au contraire j'aime cela, je subis toutes sortes de tracas, et en fin de journée, c'est à peine si je peux me hisser sur mon lit. Et vous dites qu'il me faut de l'énergie. Je dois donc me rendre à l'évidence que la relation est ce qu'il y a de plus important.
7:44 B: Oui.
7:45 K: Par conséquent, je suis prêt à renoncer à certains gaspillages d'énergie.
7:52 B: Quelle sorte de gaspillage ?
7:57 K: La boisson. Fumer, bavarder inutilement. Se traîner sans fin de bistrot en bistrot.
8:06 B: C'en serait en tout cas le commencement.
8:08 K: C'en serait le commencement. Mais voyez-vous, je désire tout cela, et encore plus. Vous suivez ?
8:17 B: Mais si j'arrive à voir que tout dépend de cela...
8:20 K: Bien sûr.
8:21 B: ...je n'irai alors pas au bistrot, si j'en vois les inconvénients.
8:25 K: Ainsi, l'être humain ordinaire que je suis doit réaliser qu'il est fondamental d'avoir une relation juste.
8:34 B: Oui. Il serait judicieux d'indiquer ce qui arrive quand nous en sommes privés.
8:41 K: Oh, quand j'en suis privé, bien sûr.
8:44 B: Alors, tout se décompose.
8:45 K: Tout se décompose. Non seulement cela, mais je fais tant de ravages autour de moi ! Alors, dans la mesure où j'écarte fumée, boisson, bistrots et bavardages incessants à propos de tout et de rien, vais-je rassembler cette énergie ?
9:12 B: Eh bien, c'est le commencement.
9:14 K: Je demande ceci : vais-je rassembler cette énergie qui m'aidera à faire face à l'image qui m'habite ?
9:25 B: Oui, cela implique aussi l'ambition, et bien d'autres choses.
9:30 K: Bien sûr. Voyez-vous, je commence par des évidences, telles que la fumée, la boisson, le bistro, etc.
9:36 S: Permettez que je vous arrête ici. Supposons que j'aie l'image que vous allez faire cela pour moi, et ma véritable image est que je ne peux pas le faire tout seul.
9:52 K: Oh, c'est là un de nos conditionnements favoris, à savoir que ne pouvant y parvenir tout seul, je dois donc recourir à l'aide de quelqu'un.
10:03 S: Ou je vais au bistro, car je vois que je n'y arrive pas seul; il en découle donc des conséquences multiples qui résultent de ce que je vais au bistrot : 1. Je suis au désespoir parce que, n'y arrivant pas tout seul, je vais m'anéantir dans la boisson pour ne plus ressentir cette souffrance.
10:23 B: Au moins pour le moment.
10:24 S: En effet. 2. De plus, je me prouve à moi-même que mon image selon laquelle je ne puis y parvenir se vérifie : regardez-moi, je suis à terre, dans le ruisseau ! Le nierez-vous ? Enfin, en me traitant de la sorte, je vais vous prouver que je ne puis y parvenir tout seul. Peut-être obtiendrai-je que vous le fassiez pour moi.
10:44 K: Non. Je pense, Monsieur, qu'aucun de nous ne réalise l'importance absolue que revêt la relation juste. Je ne pense pas que nous nous en rendions compte.
10:59 S: Je suis d'accord avec vous.
11:00 K: Avec ma femme, mon voisin, au bureau, où que je sois, je ne pense pas que nous réalisions - avec la nature aussi - une relation aisée, tranquille, pleine, riche, heureuse, sa beauté, son harmonie. Nous ne nous en rendons pas compte. Alors, pouvons-nous informer le spectateur, l'auditeur moyen, de l'importance extrême que cela revêt ?
11:31 S: Essayons. Comment faire part à quelqu'un de la valeur d'une relation juste ? Vous êtes ma femme. Vous pleurnichez, me harcelez, d'accord ? Vous pensez que je devrais faire quelque chose pour vous alors que je suis fatigué et n'ai pas envie de faire quoi que ce soit pour vous.
11:49 K: Comme se rendre à une réception.
11:50 S: C'est cela, 'allons à une réception, tu ne me sors jamais'.
11:55 K: Oui. (Rires)
11:58 S: D'accord ? 'Tu ne m'emmènes jamais nulle part.
12:00 B: Oui, toutes ces images.
12:02 K :Oui, alors comment, vous qui réalisez l'importance de la relation, agissez-vous à mon égard ? Comment vous y prenez-vous ? Non, je veux dire, nous avons ce problème dans la vie !
12:20 B: Il faut être très clair que personne ne peut le faire pour moi. Quoiqu'un autre fasse, cela n'affectera pas ma relation.
12:29 S: Comment allez-vous le démontrer clairement ?
12:32 B: Mais, n'est-ce pas évident ?
12:33 S: Ce n'est pas évident. Je suis le spectateur. Je sens très fort que c'est vous qui devriez le faire pour moi. Ma mère ne l'a jamais fait pour moi, quelqu'un le doit.
12:43 B: Mais n'est-il pas évident que cela ne se peut guère ? Je veux dire que cela n'est qu'une illusion, car quoique vous fassiez, ma relation restera la même qu'avant. Supposons que vous meniez une vie parfaite. Je ne puis vous imiter, aussi continuerai-je comme avant, d'accord ? Je dois donc faire quelque chose par moi-même. N'est-ce pas clair ?
13:06 S: Mais je m'en sens incapable.
13:09 B: Mais pouvez-vous voir que si vous ne faites rien par vous-même, cela ne pourra que continuer. Toute idée d'amélioration n'est qu'illusion.
13:18 S: Peut-on dire que la relation juste commence par la réalisation qu'il me faut faire quelque chose par moi-même ?
13:25 K: Et l'extrême importance que cela revêt.
13:28 S: C'est cela. L'extrême importance. La responsabilité que j'ai vis à vis de moi-même.
13:33 K: Parce que vous êtes le monde.

S: En effet.
13:35 K: Et le monde est vous. Vous ne pouvez esquiver cela.
13:40 B: Peut-être pourrait-on discuter un peu de cela, car certains auditeurs pourraient s'étonner de l'affirmation 'vous êtes le monde'.
13:46 K: Après tout, tout ce que vous pensez... vous êtes le produit de la culture, du climat, de la nourriture, de l'environnement, des conditions économiques, de vos grands parents, vous êtes le produit de tout cela.
13:58 S: Cela peut se concevoir.
14:00 B: C'est exact. Voilà ce que vous entendez par 'vous êtes le monde'.
14:05 S: Je pense que ceci ressort de ce que j'ai énoncé ici au sujet de la personne qui estime qu'elle a le droit d'être prise en charge par le monde; en fait le monde évolue dans le sens du plaisir et de la technique.
14:17 K: Non, Monsieur, ceci est un fait tout simple. Allez en Inde, vous y voyez la même souffrance, la même anxiété, et venez en Europe, en Amérique, c'est essentiellement pareil.
14:29 B: Chacun a la même structure fondamentale de souffrance, de confusion, d'illusion, et ainsi de suite, par conséquent, quand je dis 'je suis le monde', j'entends qu'il existe une structure universelle qui fait partie de moi, et dont je fais partie.
14:42 K: Partie de cela. Procédons donc à partir de là. La première chose qu'il faut dire à l'être humain ordinaire que je représente, engagé dans cette course folle, est : 'rendez-vous à l'évidence de l'importance absolue que revêt la relation dans la vie.' Vous ne pouvez avoir de relation si vous avez une image de vous, ou si vous créez une image agréable et vous y accrochez.
15:21 S: Ou l'image à laquelle vous avez droit précède...
15:25 K: Toute forme d'image que vous avez d'un autre ou de vous-même fait obstacle à la beauté de la relation.
15:34 S: En effet.
15:35 B: Oui. L'image que je suis en sécurité dans telle ou telle situation, par exemple, et en insécurité dans une situation différente, nuit à la relation.

K: C'est exact.
15:47 B: Parce que j'exigerai de l'autre personne qu'elle me place dans la situation que je pense être sûre. Et elle pourrait alors refuser.
15:55 S: Exactement. De sorte que si j'ai l'image d'une relation agréable, tous mes actes sont en fonction de la personne en question, j'essaie de l'obliger à m'amener à faire telle chose, et par conséquent 1) je lui dis : 'vous devriez vous comporter en sorte de compléter mon image' 2) j'ai ce que j'appelle des exigences à l'égard de cette personne, en d'autres termes, j'attends d'elle qu'elle agisse de façon à reconnaître cette image.
16:26 B: Oui. Ou bien, je pourrais prétendre détenir l'image de ce qui est juste, correct, etc. Non pas qu'il en soit personnellement ainsi, mais je dis que tel devrait être le comportement de tous.
16:35 S: Exactement. Afin de compléter mon image.
16:38 B: Oui. Par exemple, l'épouse dit : 'les maris devraient souvent sortir leurs épouses', cela fait partie de l'image.
16:46 S: En effet.
16:47 B: Les maris ont des images équivalentes, et par conséquent une telle image est blessée. Voyez-vous ?
16:55 S: Bien. Dès lors, je pense qu'il faut bien préciser le fait que chaque petite parcelle agit avec furie.
17:06 B: Avec énergie.
17:07 S: Avec énergie et furie, par la nécessité de compléter cette image dans la relation, par conséquent la relation est coulée de force dans un moule.
17:13 K: Oui Monsieur, je comprends tout cela. Mais voyez-vous, nous manquons, pour la plupart de sérieux, nous voulons une vie facile. Vous passez par là et me dites : 'regardez, la relation est ce qu'il y a de plus important'. Je réponds : 'vous avez tout à fait raison'. Et je continue comme avant. Ce à quoi j'essaie d'arriver est ceci : qu'est-ce qui amènera l'être humain à écouter ceci sérieusement, ne fut-ce que quelques instants ? Ils ne vous écouteront pas.

S: En effet.
17:56 K: Si vous alliez trouver un de ces grands experts en psychologie, ou qui vous voudrez, ils ne prendraient même pas le temps de vous écouter. Ils ont leurs plans, leurs représentations, leurs images - vous suivez ? Ils sont assiègés par tout cela. Alors, à qui parlons-nous ?
18:18 S: Nous nous parlons à nous-mêmes. (Rires)
18:20 K: Non, pas seulement. A qui parlons-nous ?
18:22 B: Eh bien, à qui est capable d'écouter.
18:25 K: C'est-à-dire, à quelqu'un d'assez sérieux.
18:29 B: Oui. Et je pense qu'on pourrait même se faire de soi l'image d'un être incapable d'être sérieux, etc...
18:37 K: C'est exact.
18:39 B: ...en d'autres termes, que c'est trop dur.
18:40 K: Trop dur, oui.
18:42 B: Dire qu'on recherche la facilité provient de l'image selon laquelle 'ceci dépasse mes possibilités'.
18:48 K: Tout à fait. Alors, poursuivons à partir de là. Nous disons que tant qu'on a une image, plaisante ou déplaisante, créée... etc., assemblée par la pensée, et ainsi de suite, il n'y a pas de relation juste. C'est un fait évident.
19:10 S: En effet.
19:11 B: Et sans relation juste, la vie cesse d'avoir la moindre valeur.
19:14 K: Oui. Sans relation juste, la vie cesse d'avoir la moindre valeur. Ma conscience est pleine de ces images.
19:24 S: Exact.
19:29 K: N'est-ce pas ? Et les images constituent ma conscience.
19:34 S: C'est exact.
19:37 K: Alors, vous me demandez de n'avoir aucune image. Cela signifie, aucune conscience telle que je la connais actuellement.
19:53 B: Oui. Pourrions-nous dire que l'essentiel de la conscience est l'image de soi ? Est-ce cela ? Peut-être s'y trouve-t-il d'autres constituants, mais...
20:01 K: Nous allons y venir.

B: Nous y viendrons plus tard. Mais, pour l'instant, ce qui nous occupe le plus est l'image de soi.
20:07 K: C'est exact.
20:10 S: Qu'en est-il de l'image de soi ? Et tout le processus selon lequel elle s'auto-génère, qu'en pensez-vous ?
20:16 B: Je pense que nous en avons déjà discuté : elle se laisse prendre à penser au 'moi' en tant que réalité, et ceci est constamment sous-entendu. Par exemple, l'image pourrait être que je souffre d'une certaine manière, et que je dois me défaire de cette souffrance. Mais il y a toujours le sentiment implicite de la réalité de mon 'je', et je ne peux donc que persister à penser à cette réalité, et ainsi se referme le piège de cette rétroaction dont nous parlions. La pensée rétroagit et se développe.
20:56 S: Construisant davantage d'images.

B: Oui.
20:58 S: C'est donc cela, la conscience.
21:00 K: Je veux dire, le contenu de ma conscience
21:03 est une vaste série d'images reliées entre elles, non séparées, interconnectées.
21:11 B: Mais elles sont toutes centrées sur le 'moi'.
21:13 K: Sur le 'moi', bien sûr. Le 'moi' est le centre.
21:16 B: Oui, parce qu'elles sont toutes dirigées sur le 'moi', afin de faire de celui-ci quelque chose de bien, de correct. Et le 'moi' est considéré comme étant essentiel..
21:26 K: Oui.
21:27 B: Cela lui donne une énergie considérable.
21:29 K: J'en viens maintenant à ceci : vous me demandez, à moi qui suis plutôt sérieux, plutôt intelligent, en tant qu'être humain ordinaire, vous me demandez de vider cette conscience.
21:45 S: C'est cela. Je vous demande d'arrêter cette fabrication d'images.
21:51 K: Non seulement la fabrication d'images, mais celles que j'ai déjà, et de prévenir toute nouvelle formation d'images.
21:58 S: En effet.

K: Cela inclut les deux aspects.
22:02 S: Oui, je vous demande d'observer le mécanisme de la conscience.
22:05 K: Oui. Un instant. C'est à cela que je veux en venir. C'est très important…
22:10 S: OK. Allons-y ! (Rires)
22:15 K: Vous me le demandez, et je veux vous comprendre, je veux vraiment vivre d'une manière différente, car je vois que c'est nécessaire. Je ne joue pas avec les mots. Je ne cherche pas à être déclamatoire. Je veux agir sur le problème. Vous me demandez de me libérer du 'moi', c'est-à-dire du faiseur d'images, et de prévenir la formation de nouvelles images.
22:58 S: D'accord.
23:01 K: Et je dis : 's'il vous plaît, dites-moi quoi faire, comment le faire'. Vous me répondez : 'dès l'instant où vous me demandez comment le faire, vous êtes déjà en train de former une image du système, de la méthode'.
23:22 B: Oui. En disant 'comment dois-je le faire', vous avez déjà introduit le 'je'.
23:27 K: En effet.
23:28 B: C'est la même image qu'auparavant, avec un contenu un peu différent.
23:31 K: Donc, vous me dites de ne jamais demander 'comment', parce que le 'comment' implique l'action du 'moi'.

S: Exactement.
23:44 K: Je crée donc une autre image.
23:46 B: Cela démontre ainsi la façon dont vous vous y insinuez, car dans la phrase 'comment le faire', le mot 'moi' n'apparaît pas, tout en étant implicitement là.
23:53 K: Implicitement, oui.

B: Et ainsi l'on s'y insinue.
23:55 K: Comment puis-'je' le faire - évidemment.
23:57 B: Mais d'habitude il s'y insinue, car il est là implicitement et non explicitement. C'est souvent là l'astuce.

K: Explicite, oui.
24:06 S: En effet.
24:07 K: Vous m'arrêtez donc, et dites : 'alors poursuivons à partir de là'. Comment puis-je libérer cette conscience, ne fût-ce qu'un petit recoin, qu'une partie limitée de cette conscience ? Quelle action y conduira ? Je veux en discuter avec vous. Ne me dites pas comment le faire. Cela, je l'ai compris. Je ne demanderai jamais plus 'comment le faire'. Comme il me l'a expliqué, le 'comment' implique tacitement le 'moi' voulant y parvenir, et par conséquent le 'moi' est le facteur créateur d'images.
24:55 J'ai très clairement compris cela. Je vous dis alors : ayant pris conscience de cela, que dois-je faire ?
25:06 S: En avez-vous conscience ?
25:07 K: Oui, je le sais. Je sais que je forme sans arrêt des images. J'en suis très conscient.

S: Oui, mais…
25:18 K: Attendez. Laissez-moi finir. J'en suis très conscient. Ma femme me traite d'idiot; c'est déjà enregistré dans le cerveau, la pensée s'en empare, l'image que j'ai de moi en est blessée.
25:39 S: Oui.

K: N'est-ce pas ? Je connais donc ce processus, j'en suis très conscient.
25:45 S: Bien.
25:47 K: Car j'en ai discuté avec vous. Je l'ai approfondi. Car je me suis rendu compte dès le commencement de ces entretiens et dialogues, que la relation est ce qu'il y a de plus important dans la vie; sans cela, la vie n'est que chaos.

S: Compris.
26:06 K: Cela a été martelé en moi. Et je vois que toute flatterie et toute insulte sont enregistrées dans le cerveau. Et la pensée s'en empare en tant que mémoire et forme une image, et l'image est blessée.
26:36 S: C'est exact.
26:37 B: Vous dites que l'image est la blessure, que l'image est le plaisir, selon que se renouvelle le contenu : quand le contenu est flatteur l'image est plaisante, et quand le contenu est insultant, l'image est blessée.
26:49 S: C'est exact.
26:51 K: Alors, Dr. Bohm, que doit-on faire ? Que dois-je faire ? Nous avons là deux facteurs : 1) prévenir de nouvelles blessures; 2) se libérer de toutes les blessures existantes.
27:09 B: Mais tous deux relèvent d'un même principe.
27:11 K: Vous me l'expliquez. Je pense qu'il y a là deux facteurs.
27:17 B: Est-ce le cas ?
27:19 K: L'un pour prévenir, l'autre pour effacer mes blessures existantes.
27:24 S: J'aimerais exprimer cela un peu différemment. Ce n'est pas seulement que vous voulez prévenir de nouvelles blessures, mais il me semble que vous devez d'abord dire : comment puis-je prendre conscience du fait que je donne prise à la flatterie. Comment en prendre conscience ? Tenez, je veux que vous constatiez que si je vous flatte, vous ressentez intérieurement une grande bouffée, vous commencez à bomber le torse, puis vous fantasmez sur votre côté déjà si merveilleux, en vous disant que vous allez doubler la mise. Vous avez désormais une image de vous correspondant à cette merveilleuse personne à qui va si bien cette flatterie. Je veux maintenant que vous vous voyiez boire du petit lait.
28:07 K: Non, vous m'avez très clairement dit qu'il s'agit des deux faces d'une même médaille.
28:16 S: En effet.
28:17 K: Plaisir et douleur sont similaires.
28:23 S: Exactement similaires.

K: Oui. Vous m'avez dit cela.
28:27 S: C'est exact. Je vous le dis.

K: Je l'ai compris.
28:30 B: Ce sont tous deux des images.
28:31 K: Tous deux des images. Alors, je vous en prie, ma question est toujours sans réponse. Ayant réalisé tout ceci - je suis un homme plutôt intelligent, j'ai beaucoup lu, un homme du commun - personnellement, je ne lis pas, c'est de l'homme ordinaire que je parle - j'ai beaucoup lu, j'en ai discuté et je vois l'extrême importance que revêt tout ceci. Et je dis ceci : je me rends compte que ce sont là les deux faces d'une même médaille. Le cerveau enregistre, et tout le processus se met en marche. Alors, comment puis-je y mettre fin ? Pas de 'comment', pas de méthode, ne me dites pas quoi faire. Je ne l'accepterai pas, car pour moi cela ne veut rien dire. D'accord, Monsieur ?
29:30 B: Eh bien, nous nous demandions s'il y a une différence entre les blessures accumulées et celles à venir.
29:41 K: C'est cela. C'est la première chose qu'il me faut comprendre. Dites-le moi.
29:45 B: Il me semble qu'elles opèrent aussi fondamentalement selon le même principe.
29:51 K: Comment cela ?
29:53 B: S'agissant de la blessure à venir, mon cerveau est déjà disposé, ou en situation de réagir par une image.
30:07 K: Non, je ne vous comprends pas. Simplifiez.
30:12 S: Il me semble que...
30:14 K: Ah, c'est à lui que je le demande.

S: OK
30:16 K: Vous, vous êtes un expert en la matière. (Rires) Vous avez des dizaines de victimes, lui n'en a qu'une, ici.
30:25 B: Voyez-vous, il n'y a pas vraiment de différence entre les blessures passées et actuelles, car elles proviennent toutes du passé, elles viennent des réactions du passé.
30:38 K: C'est exact - vous êtes donc en train de me dire, ne faites pas de distinction entre blessure passée et future, car l'image est la même.

B: Oui, c'est le même le processus.
30:51 K: Par conséquent, l'image reçoit, n'est-ce pas ?
30:56 B: Oui. En réalité, peu importe, car ce n'est peut-être que le rappel d'une ancienne blessure, ce qui équivaut à l'insulte que me proférerait quelqu'un d'autre.
31:06 K: Oui, oui. Vous êtes donc en train de me dire : ne faites pas de distinction entre blessure ancienne ou à venir, il n'y a que la blessure, il n'y a que le plaisir, alors examinez cela. Examinez l'image, non en termes de blessures passées ou futures, mais regardez seulement cette image qui est à la fois du passé et du futur.
31:43 B: Oui.

K: D'accord ?
31:46 B: Nous disons ceci : 'examinez l'image, pas selon son contenu spécifique, mais l'ensemble de sa structure'.
31:51 K: Oui, oui, c'est cela. Maintenant, ma prochaine question est : comment dois-je l'examiner ? Car j'ai déjà une image avec laquelle je vais l'examiner. A savoir que je dois la réprimer; que vous me promettez - ou plus exactement, que vous me faites espérer que si je parviens à avoir une relation juste, j'aurai une vie d'une beauté extraordinaire, je connaîtrai l'amour, et tout le reste, et je suis donc déjà stimulé par cette idée.
32:29 B: Mais alors, il me faut aussi être conscient de cette sorte d'image.
32:33 K: Oui, oui. Par conséquent - c'est bien cela : comment dois-je examiner cette image ? Je sais que j'ai une image - pas qu'une image, j'en ai plusieurs, mais le centre de cette image est moi, le 'je', je sais tout cela. Alors, comment dois-je l'examiner ? Pouvons-nous poursuivre maintenant ? Bien. L'observateur est-il distinct de ce qu'il observe ?
33:17 B: Oui...

K: C'est la vraie question.
33:19 B: C'est la question. On pourrait dire que la racine du pouvoir de l'image est là.
33:23 K: Oui, oui. Vous voyez, Monsieur, ce qui se passe ? S'il y a une distinction entre l'observateur et l'observé, il y a cet intervalle de temps dans lequel d'autres activités se poursuivent.
33:38 B: Oui, pendant lequel le cerveau se détend dans quelque chose de plus agréable.
33:43 K: Oui, oui.
33:45 B: Oui, en effet..
33:48 K: Et là où il y a division, il y a conflit. Donc, vous me dites d'observer autrement, d'apprendre l'art d'observer, dans le sens où l'observateur est l'observé.
34:12 B: Oui, mais si nous pouvions d'abord examiner toute notre tradition, notre conditionnement selon lequel l'observateur est distinct de la chose observée.

K: Distinct, évidemment.
34:21 B: Peut-être faudrait-il examiner un peu cela.
34:23 K: Oui.
34:24 B: Car c'est ce que tout le monde ressent.
34:27 K: Oui. Que l'observateur est distinct.
34:29 B: Oui. Et je pense que c'est lié à ce que je disais hier à propos de la réalité : tout ce à quoi nous pensons constitue une sorte de réalité, car c'est au moins de la pensée, de la vraie. Mais nous faisons une distinction entre cette réalité qui a sa propre spécificité, s'entretien d'elle-même, étant indépendante de la pensée, et la réalité entretenue par la pensée.
34:57 K: Oui, la réalité entretenue par la pensée.
35:00 B: Et la réalité qui a pu être fabriquée par l'homme, mais qui existe par elle-même, comme la table, ou la nature, laquelle...
35:06 K: …est distincte.

B: …est distincte.
35:08 K: Oui, nous avons vu cela l'autre jour.
35:10 B: L'observateur - d'ordinaire, quand je pense à moi, ce 'moi' est une réalité indépendante de la pensée.
35:20 K: Oui, on croit que c'est indépendant de la pensée.
35:24 B: Et que ce 'moi' est l'observateur, qui est une réalité...
35:29 K: Tout à fait.
35:30 B: ...qui est indépendante de la pensée et qui pense, qui produit la pensée.
35:34 K: Mais c'est le produit de la pensée.

B: Oui, mais c'est là qu'est la confusion.
35:37 K: Oui, tout à fait. Voulez-vous me dire, Monsieur, au profane que je suis, que l'observateur est le produit du passé ?
35:53 B: Oui, on peut le voir.
35:55 K: Mes souvenirs, mes expériences, tout le reste, le passé.
35:58 B: Oui, mais le spectateur, il pourrait trouver cela un peu difficile à suivre, s'il ne l'a pas déjà approfondi.
36:06 S: Très difficile, je pense. Comment le lui communiquer ?
36:09 K: Ah, attendez, c'est assez simple.

S: Que voulez-vous dire ?
36:14 K: Ne vivez-vous pas dans le passé ?
36:17 S: Je pense exister dans le passé.
36:19 K: Attendez, non, non. Votre vie est le passé. Vous vivez dans le passé, n'est-ce pas ?
36:26 S: C'est exact, oui.
36:28 K: Souvenirs passés, expériences passées.
36:29 S: Souvenirs, projets passés, essayant de devenir.
36:32 K: Et, à partir de ce passé, vous projetez le futur : 'j'espère être meilleur, être bon, être différent'. Cela va toujours du passé au futur.
36:42 S: C'est exact. C'est vécu ainsi.
36:45 K: Je veux maintenant voir que ce passé est le 'moi', bien sûr.
36:54 B: Mais cela semble bien être quelque chose d'indépendant que vous ne faites que contempler.

K: Est-ce indépendant ?
36:59 B: Ce ne l'est pas, mais le voir...
37:01 K: Je sais, c'est ce que nous demandons. Le 'moi' est-il indépendant du passé ?
37:07 B: On dirait que 'moi' est ici, regardant le passé.
37:09 K: Oui, évidemment, tout à fait. Le 'moi' est dans une jarre, dans une cage, (rires) et regarde. Tout à fait.
37:19 S: C'est exact.
37:21 K: Mais le 'moi' est le produit du passé.
37:25 S: On peut le voir, mais quel bond en avant fait-on quand on dit : 'je peux voir que je suis le produit du passé. Je peux le voir'.
37:36 K: Comment le voyez-vous ?

B: Intellectuellement.
37:38 S: Je le vois intellectuellement.

K: Alors, vous ne le voyez pas.
37:41 S: C'est à cela que j'en viens.

K: Alors vous vous dupez.
37:44 S: En effet. C'est cela, je le vois intellectuellement.
37:53 K: Voyez-vous ceci intellectuellement ?
37:54 S: Non.

K: Pourquoi ?
37:56 S: Là, il y a perception immédiate.
37:59 K: De la même façon, pourquoi n'y-a-t-il pas perception immédiate d'une vérité, à savoir que vous êtes le passé ? Sans en faire une affaire intellectuelle.
38:08 S: Parce que le temps intervient. J'imagine avoir parcouru le temps.
38:12 K: Que voulez-vous dire par 'j'imagine' ?
38:14 S: J'ai une image de moi à 3 ans, j'en ai une à 10 ans, j'en ai une à 17 ans, et je dis que ces images se sont succédées dans le temps, et je me vois m'étant développé dans le temps. Je suis différent de ce que j'étais il y a 5 ans.
38:31 K: L'êtes-vous ?
38:33 S: Je vous dis que c'est ainsi que j'ai cette image. Cette image est due à un développement séquentiel.
38:40 K: Je comprends tout cela, Monsieur.

S: Dans le temps. N'est-ce pas ?
38:42 B: Oui.
38:44 S: Et j'existe en tant qu'entrepôt de souvenirs d'un tas d'incidents accumulés.
38:52 K: C'est le temps qui a produit cela.
38:56 S: En effet. C'est le temps. Je le vois.
39:00 K: Qu'est-ce que le temps ?
39:01 S: Je viens de vous le décrire. Le temps est mes souvenirs, c'est un mouvement de mémoire.
39:06 K: C'est un mouvement. Un mouvement.

S: C'est exact.
39:13 K: Le mouvement issu du passé.
39:16 S: En effet. Ce mouvement date de mes 3 ans.
39:21 K: Depuis le passé, c'est un mouvement.
39:22 S: C'est cela. De 3 à 10 ans, à 17 ans.
39:25 K :Je comprends. C'est un mouvement.

K: Alors, ce mouvement est-il une réalité ?
39:36 S: Qu'entendez-vous par là ?
39:38 B: Ou est-ce une image ?

K: Comment ?
39:40 B: Est-ce une image, ou un fait réel ?
39:42 K: Oui.
39:43 B: Je veux dire, si j'ai une image de moi disant : 'j'ai besoin de ceci', ce pourrait ne pas être un fait réel, n'est-ce pas ?
39:51 K: Une image n'est pas un fait.
39:55 S: Oui, mais je ressens…
39:56 K: Ah, non. Ce que vous ressentez, c'est comme si vous disiez 'mon expérience'. Ce pourrait être l'expérience la plus absurde qui soit.
40:03 S: Non, je me sens mis à l'écart quand j'entends dire 'voilà ce qui se passe en vous'. C'est un fait réel que je décris là.
40:11 B: Mais justement, tout le problème avec l'image, c'est qu'elle imite un fait réel. On la sent comme étant réelle. Autrement dit, je sens que je suis vraiment là, c'est un fait réel qui observe le passé, comment je me suis développé.
40:23 S: En effet.
40:24 B: Mais est-ce là un fait ?
40:27 S: Que voulez-vous dire ? Il est un fait réel que j'ai l'impression de l'observer.
40:32 B: Oui, mais est-il un fait réel qu'il en a bien été, et en est bien ainsi, etc., que toutes les implications en sont exactes ?
40:43 S: Non, ce n'est pas une réalité. Je puis voir l'inexactitude de ma mémoire, laquelle me construit dans le temps. Evidemment, j'étais beaucoup plus à 3 ans que je puis me le rappeler, beaucoup plus à 10 ans, et beaucoup plus avait évidemment lieu à 17 ans que ce qu'en conserve ma mémoire.
41:05 B: Oui, mais le 'moi' qui est présent ici et maintenant observe tout cela.
41:10 S: C'est exact.
41:11 B: Mais est-il bien là et observe-t-il ? Telle est la question.
41:14 S: Le moi est-il…

K: …un fait réel ?
41:18 S: ...un fait réel.

K: Comme l'est ceci.
41:26 S: Eh bien, voyons…

K: Persévérez.
41:28 S: C'est ce que je vais faire. Ce qui est un fait réel est ce développement, cette image d'un développement séquentiel.
41:38 B: Et le 'moi' qui l'observe.
41:40 S: Et le 'moi' qui l'observe, c'est exact.
41:44 B: A mon sens, c'est là un des points qu'on esquive, car on dit : 'le développement séquentiel a une réalité objective', impliquant que le 'moi' l'observe comme j'observe cette plante.
41:54 S: Exact.
41:55 B: Mais le fait est que le 'moi' qui l'observe est une image, comme l'est le développement séquentiel.
42:04 S: En effet. Alors vous dites que cette image du 'moi' est…
42:10 K: ...est irréelle, n'a pas de réalité.
42:13 B: Eh bien, la seule réalité est que c'est la pensée.
42:15 K: Oui.
42:16 B: Ce n'est pas une réalité indépendante de l'acte de penser.
42:18 K: Nous devons donc revenir en arrière pour découvrir ce qu'est la réalité.
42:22 La réalité, nous l'avons dit, est tout ce que la pensée a assemblé : la table, l'illusion, les églises, les nations, tout ce que la pensée a conçu, construit, est la réalité. Mais la nature ne l'est pas.

S: En effet.
42:41 K: Elle n'est pas construite par la pensée, mais c'est une réalité.
42:45 B: C'est une réalité indépendante de la pensée.
42:46 K: Indépendante de la pensée.

S: Exactement.
42:48 B: Mais le 'moi' qui observe est-il une réalité indépendante de la pensée, comme l'est la nature ?
42:55 K: C'est là tout le problème. Avez-vous compris ?
42:58 S: Oui, je commence à le voir. Permettez-moi de vous poser une question. Que diriez-vous de la différence qui existe entre votre... Non, ce n'est pas juste. J'allais dire : y a-t-il pour vous une différence quelconque entre votre perception de ceci et votre perception du 'moi' ?
43:23 K: Ceci est réel, le 'moi' ne l'est pas.
43:25 S: Le 'moi' n'est pas réel, mais votre perception du 'moi' ?
43:28 K: Elle n'existe pas.
43:31 B: Supposons...
43:32 S: Votre perception de l'image ?
43:35 K: Je n'ai pas d'image. Sans image, où est le 'moi' ?
43:39 S: Mais j'ai une image de 'moi'.

S: Quelle est ma perception de 'moi' ?
43:44 B: Puis-je exprimer cela autrement ? Supposons que vous observiez un tour de passe-passe, et vous percevez une femme qui se fait scier en deux. Ensuite, quand vous découvrez le stratagème, quelle est votre perception de cette femme en train d'être sciée en deux ? Il n'y en a pas, car elle n'est pas en train d'être sciée en deux. J'essaie de dire que tant que vous ne voyez pas le stratagème, ce qui vous apparaît comme réel est quelqu'un en train d'être coupé en deux. Certains points vous ont échappés, mais quand vous voyez les points qui vous ont échappés, vous ne voyez plus personne en train d'être coupé en deux.
44:16 S: En effet.
44:18 B: Vous ne voyez plus qu'un stratagème.
44:20 S: L'essence de la chose m'a donc échappé.
44:23 K: Non, Monsieur, soyons simples. Nous avons dit que nous avons des images; je sais que j'ai des images, et vous me dites de les regarder, d'en être conscient, de percevoir l'image. Celui qui perçoit est-il distinct de ce qui est perçu ? Je ne demande rien d'autre.

S: Je sais, je sais.
44:55 K: Car s'il est distinct, tout le processus du conflit se poursuivra indéfiniment. Bien ? Mais s'il n'y a aucune division, l'observateur est l'observé, et alors tout le problème change.
45:10 S: Bien.
45:12 K: Bien ? Alors, l'observateur est-il distinct de l'observé ? Evidemment pas. Puis-je donc regarder cette image sans l'observateur ? Et y-a-t-il une image sans l'observateur ? Car c'est l'observateur qui fabrique l'image, parce que l'observateur est le mouvement de la pensée.
45:48 B: Alors, il ne faudrait pas l'appeler l'observateur, car il n'observe pas. Le langage prête à confusion.

K: En effet.
45:54 B: Car si vous dites qu'il y a un observateur, cela sous-entend que quelque chose observe.

K: Tout à fait.
45:58 B: Mais ce que vous voulez vraiment dire, c'est que la pensée se déroule et crée une image, comme si elle observait, mais sans que rien ne soit perçu. Par conséquent, il n'y a pas d'observateur.
46:07 K: Parfaitement exact. Mais inversement, l'acte de penser existe-t-il sans pensée ?
46:13 B: Comment ?
46:14 K: Y a-t-il un penseur sans pensée ?
46:17 S: Non.
46:19 K: Exactement. Vous y êtes ! Y a-t-il expérience sans expérimentateur ? Vous m'avez donc demandé de regarder mon image, et vous avez dit : 'regardez-la', c'est une demande très sérieuse et très pénétrante. Vous dites, regardez-la sans l'observateur, car l'observateur est le fabricant d'image, et sans observateur... sans penseur, il n'y a pas de pensée', n'est-ce pas ? Il n'y a donc pas d'image. Vous m'avez montré une chose lourde de sens.
47:22 S: Comme vous l'avez dit, la question change complètement.
47:25 K: Complètement. Je n'ai pas d'image.
47:28 S: C'est une sensation complètement différente. Comme s'il y avait un silence.
47:33 K: Donc, je dis ceci : étant donné que ma conscience est la conscience du monde, car en essence elle est emplie des choses de la pensée, la souffrance, la peur, le plaisir, le désespoir, l'anxiété, l'attachement, le détachement, l'espoir, c'est un tourbillon de confusion; un sentiment de profonde détresse l'imprègne en totalité. Et, dans cet état, on ne peut avoir quelque relation que ce soit, avec quelqu'être humain que ce soit. Alors, vous me dites : avoir la relation la plus profonde et la plus responsable qui soit, c'est n'avoir aucune image.
48:33 S: C'est-à-dire être sensible à 'ce qui est'.
48:36 K: Ne l'interprétez pas.
48:38 S: C'est bien cela. C'est être sensible.
48:40 K: Oui.

S: S'ouvrir.
48:42 K: Vous m'avez donc indiqué que pour être délivré des images, le faiseur d'images doit être absent, le faiseur d'images est le passé, est l'observateur qui dit : 'j'aime ceci, je n'aime pas cela', 'c'est ma femme, mon mari, ma maison', vous suivez ?... le 'moi' qui est par essence l'image. Alors, vous voyez, j'ai compris ceci. Maintenant, la question qui suit est celle-ci : l'image est-elle profondément cachée ? Les images sont-elles cachées, de sorte que je ne puis les appréhender, les saisir ? Vous suivez, Monsieur ? Sont-elles dans la caverne, dans le souterrain, cachées quelque part, c'est ce que vous m'avez affirmé; vous tous, les experts, m'avez dit : 'oui, il existe des dizaines d'images souterraines'. Comme j'admets ce que vous déclarez, je dis 'parbleu, ils doivent savoir, ils en savent bien plus que moi, alors ils l'affirment'. Donc, je l'admets. Je dis : 'oui, il y a des images souterraines. Alors, comment puis-je les exhumer, les exposer au grand jour ?' Vous voyez, vous m'avez mis, moi l'homme du commun, dans une situation intenable.
50:17 S: Vous n'avez pas à les exhumer, si tout ceci est clair pour vous...
50:23 K: Mais vous m'avez déjà instillé le poison.
50:28 S: Vous n'existez plus. Une fois qu'il est clair pour vous que l'observateur est l'observé...
50:37 K: Par conséquent, vous dites qu'il n'y a pas d'inconscient ?
50:40 S: En effet.

K :Ah ! Vous, l'expert ?
50:42 S: Non, j'ai dit …(rires)
50:46 K: Vous, qui parlez sans fin de l'inconscient avec vos patients ?
50:50 S: Non, je ne le fais pas. (Rires)
50:53 K: Vous dites alors qu'il n'y a pas d'inconscient ?
50:56 S: En effet.
50:58 K: Je suis d'accord avec vous ! Je dis qu'il en est ainsi !
51:01 S: C'est cela.
51:03 K: Dès l'instant où vous voyez que l'observateur est l'observé, que l'observateur est le faiseur d'images, c'est terminé !
51:11 S: Terminé. Bien.

K: Complètement !
51:15 S: Si vous le voyez vraiment.
51:16 K: C'est cela ! Donc la conscience, telle que je la connais, dans laquelle nous avons vécu, a subi une transformation formidable. L'a-t-elle subie chez vous ?
51:39 S: Hum.
51:39 K: Non Monsieur... l'a-t-elle, chez vous ? Et, si je puis me permettre, Dr Bohm, avons-nous tous pris conscience que l'observateur est l'observé, et donc que le faiseur d'images n'existe plus, et qu'ainsi, le contenu de la conscience, qui constitue la conscience, n'est pas tel que nous le connaissons, n'est-ce pas ? Et alors ? Il nous reste cinq minutes.
52:34 S: Je ne sais que vous répondre à cela.
52:36 K: Monsieur, ceci est... vous suivez ? Je pose cette question parce que elle implique la méditation. Je pose cette question parce que tous les gens religieux, ceux qui sont vraiment sérieux - je ne parle pas des gourous avec tout leur boniments - les gens vraiment sérieux, qui ont approfondi cette question, [voient que] tant que nous menons une vie quotidienne dans le domaine de cette conscience, où règnent l'anxiété, la peur, et ainsi de suite, avec toutes ses images et le faiseur d'images, tout ce que nous ferons se situera toujours dans ce domaine. N'est-ce pas ? J'aurai beau m'adonner pendant un an au Zen, en devenir adepte, me raser le crâne et faire toutes sortes de choses, puis l'année suivante, me mettre à suivre un gourou quelconque, et ainsi de suite, cela se situera toujours dans ce domaine.
53:49 S: En effet.
53:50 K: Alors, que se passe-t-il en l'absence de tout mouvement de pensée, c'est-à-dire de formation d'image, que se passe-t-il alors ? Vous comprenez ma question ? Quand le temps, qui est le mouvement de la pensée, prend fin, qu'y a-t-il alors ? Car vous m'avez mené jusque là. Je le comprends très bien. J'ai essayé le bouddhisme Zen, j'ai essayé la méditation Zen, la méditation hindoue, j'ai essayé toutes sortes de malheureuses pratiques et tout cela, et je vous rencontre, je vous entends et dis : 'Parbleu, comme c'est extraordinaire, ce que disent ces gens. Ils disent que, dès l'instant qu'il n'y a plus de faiseur d'images, le contenu de la conscience subit une transformation radicale, et la pensée prend fin, sauf là où elle est absolument à sa place : le savoir, et tout le reste. La pensée prend donc fin, le temps s'arrête. Et alors ? Comprenez-vous ? Est-ce la mort ?
55:21 S: C'est la mort du 'moi'.
55:22 K: Non, non. Il nous reste trois minutes, encore une minute.
55:33 S: Cela équivaut à de l'auto-destruction.
55:35 K: Non, non Monsieur. C'est bien plus que cela.
55:39 S: C'est la fin de quelque chose.
55:40 K: Non. Non. Ecoutez seulement. Quand la pensée s'arrête, quand il n'y a pas de faiseur d'images, une transformation complète a lieu dans la conscience, car il n'y a pas d'anxiété, il n'y a pas de peur, pas de recherche du plaisir, il n'y a rien de ces choses qui créent le trouble, la division, et qu'est-ce qui survient, ou qu'est-ce qui a lieu ? Non pas en tant qu'expérience, car c'est exclu. Qu'est-ce qui se passe, là dedans ? Car, vous suivez, il faut que je le découvre. Vous me menez peut-être à une fausse piste ! Je pense que nous devrions nous arrêter.