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CL68CHS - L’autorité est destructrice
Entretien avec Huston Smith
Claremont, Californie, USA
15 novembre 1968



1:00 Je suis Huston Smith, professeur de philosophie à l'Institut de Technologie du Massachusetts et je vous invite à un entretien – organisé par l'Institut Blaisdale de Claremont en Californie – avec Krishnamurti, qui fut élevé par Annie Besant et les théosophes pour être Instructeur du Monde, et qui, bien qu'il ait quitté le couvert de la théosophie, est effectivement devenu un sage de notre siècle, écouté tout autant par les jeunes d'aujourd'hui qu'il l'a été par le monde entier depuis soixante ans.
1:38 Krishnamurti, ce matin, je n'ai peut-être qu'une seule question à laquelle je reviendrai sous différentes formes : dans vos écrits, dans vos causeries, inlassablement, reviennent ces merveilleux petits mots : 'lucide' et 'lucidité'. Mais est-elle possible? Nous vivons dans ce monde troublé et troublant, tiraillés au dehors par des voix discordantes, tiraillés en nous-mêmes par des passions contradictoires, avec des cœurs malchanceux et des tensions perpétuelles : nous est-il possible, dans ce genre de vie, dans ce genre de monde, de vivre en toute lucidité? Et si oui, comment?
2:33 K: Je me demande, Monsieur, ce que vous entendez par 'lucide'? Voulez-vous dire : 'clarté'?
2:49 S: Oui, c'est ce qui me vient spontanément à l'esprit.
2:54 K: Cette clarté est-elle une perception intellectuelle ou bien est-ce une perception de tout votre être, pas seulement d'un fragment de votre être, de la totalité de votre être?
3:18 S: Cela semble bien être la seconde, c'est celle-ci.
3:21 K: Alors, ce n'est pas fragmentaire, donc ce n'est pas intellectuel, ou émotionnel, ou sentimental. Alors, est-il possible, dans ce monde incertain, si plein de contradictions, si misérable, si affamé physiquement et moralement, si impuissant psychologiquement – quand dans le monde il y a tant de sociétés riches – est-il vraiment possible à un être humain vivant dans ce monde de trouver en lui-même une clarté qui soit constante, qui soit vraie, qui ne puisse pas être contredite? Un être humain peut-il la découvrir?
4:28 S: C'est ma question

K: C'est votre question. Pourquoi pas? Je ne vois pas pourquoi elle ne pourrait pas être trouvée par quiconque est vraiment tout à fait sérieux. Pour la plupart, nous ne sommes pas sérieux du tout. Nous voulons qu'on nous amuse, qu'on nous dise quoi faire, nous voulons qu'un autre nous dise comment vivre, ce qu'est la clarté, ce qu'est la vérité, qui est Dieu, ce qu'est une conduite juste, etc. Maintenant, si l'on pouvait renoncer totalement à toute l'autorité des spécialistes en psychologie, comme à celle des spécialistes en religion, si l'on pouvait vraiment nier en bloc toute autorité de ce genre, on compterait entièrement sur soi-même.
5:46 S: Là, je n'y suis plus, je suis en contradiction avec ce que vous suggérez car mon réflexe, dès que je vous entends dire qu'il est possible, d'après vous, d'atteindre cette lucidité, mon réflexe est de vous demander immédiatement : comment?
6:02 K: Attendez, Monsieur...
6:04 S: Diriez-vous que je recherche une autorité?
6:07 K: Non. Ce qu'il faut c'est être libre de l'autorité, pas 'comment'. 'Comment' implique une méthode, un système, suivre le sentier battu par d'autres, et quelqu'un qui vous dise : 'Faites ceci et vous trouverez'.
6:32 S: Est-ce que cela veut dire que c'est une question inappropriée de vous demander comment atteindre cette lucidité?
6:40 K: Non, pas du tout, mais 'comment' implique une méthode, un système. Et, dès que vous avez système et méthode, vous devenez mécanique, vous faites ce que l'on vous dit de faire. Et ce n'est pas la clarté. C'est comme un enfant à qui sa mère indique du matin au soir ce qu'il doit faire : le résultat est qu'il devient dépendant de la mère, ou du père, peu importe. Il n'y a pas de clarté là-dedans. Pour la clarté, la chose essentielle et première est la liberté – être libéré de l'autorité.
7:29 S: Je me sens dans un dilemme car cette liberté est attirante aussi, et c'est là que je veux aller, mais je veux aussi capter votre pensée et vous demander comment procéder? Est-ce que je perds ma liberté si je vous demande comment procéder?
7:49 K: Non, Monsieur, je signale la difficulté de ce mot, les implications de ce mot 'comment', et non si l'on s'éloigne de sa liberté ou quoi que ce soit de ce genre. Mais le mot 'comment' implique intrinsèquement un esprit qui dit : 'S'il vous plaît, dites-moi quoi faire'.
8:24 S: Et, je répète, est-ce une question erronée, est-ce une fausse question?
8:30 K: Je penserais que 'comment' est une question mal posée. En revanche, si vous demandez quelles sont les choses qui font obstacle à la clarté, alors nous pouvons examiner. Mais si, dès le départ, vous dites : quelle est la méthode, il y a eu des méthodes par dizaines et elles ont toutes échoué ! Elles n'ont pas produit la clarté, ou l'illumination, ou un état de paix en l'homme. Au contraire, ces méthodes ont divisé l'homme : vous avez votre méthode, un autre a sa méthode, et ces méthodes sont perpétuellement en dispute.
9:17 S: Voulez-vous dire que concevoir certains principes et les formuler dans une méthode est trop rudimentaire pour répondre aux subtilités...
9:28 K: ... aux subtilités, et aux complexités, et à la qualité vivante de la clarté.
9:34 S: Ainsi le 'comment' doit toujours être instantané, doit surgir de là où l'on se tient, du particulier ou du général?
9:41 K: Jamais je ne demanderais comment ! Le 'comment' ne devrait jamais venir à l'esprit.
9:46 S: Eh bien, voilà un enseignement sans concession. Ce pourrait être juste et je cherche à comprendre; pourtant, je n'ai pas le sentiment qu'il est vraiment possible de renoncer en toutes choses à la question 'comment'.
10:00 K: Monsieur, je pense que nous allons nous comprendre si nous examinons posément, non pas le 'comment', mais quelles sont les choses qui empêchent la clarté.
10:15 S: D'accord. Très bien.
10:16 K: Par la négative : aboutir à la clarté par la négative, non par la démarche positive de suivre un système.
10:26 S: Allons-y. D'accord. C'est la 'via negativa', elle est bonne.
10:33 K: Selon moi, c'est la seule façon. La voie positive, 'comment', a conduit l'homme à se diviser, moi et mes loyautés, moi et ma quête, alors il y a votre 'comment' à vous et le 'comment' de quelqu'un d'autre, et cette méthode, et cette autre – et tout le monde est perdu.
10:55 Donc, mettons de côté pour l'instant,
10:58 cette question du 'comment', et il se peut que vous ne la posiez plus jamais par la suite – et je l'espère bien.

S: Ma foi, nous verrons.
11:08 K: Donc ce qui est important est de découvrir quels sont les freins, les entraves, les obstructions à la perception claire de l'anxiété, de la peur, de la souffrance humaines, de la douleur de la solitude, du manque total d'amour et tout cela.
11:42 S: Bien, explorons les vertus de la voie négative. Quels sont ces obstacles?

K: Avant tout, je le sens, il faut la liberté. Liberté vis-à-vis de l'autorité.
12:00 S: Pouvons-nous nous arrêter à cette question de l'autorité? Quand vous dites que nous devons répudier toute autorité, il me semble que l'objectif d'une liberté totale et de ne compter que sur soi est un objectif valable, et cependant il m'apparaît que nous comptons, et devons compter, sur toutes sortes d'autorités dans certains domaines. Quand j'arrive dans un lieu inconnu et que je m'arrête pour demander la route au pompiste, j'accepte son autorité car il en sait plus que moi. N'est-ce pas...

K: Évidemment, Monsieur. Le spécialiste en sait un peu plus que l'homme ordinaire, les experts, comme en chirurgie et dans la sphère technologique, en savent évidemment beaucoup plus que celui que n'intéresse pas cette technique particulière. Mais il ne s'agit pas de l'autorité en certaine matière : nous examinons tout le problème de l'autorité.
13:11 S: Et c'est là ce qui va permettre de savoir, de tous les domaines dans lesquels existe une autorité spécialisée, celle qu'on peut accepter...

K: ... celle où l'autorité est nuisible, ou l'autorité est destructrice. Donc cette question d'autorité a un double aspect : il y a d'une part l'autorité de l'expert – appelons-le ainsi pour l'instant – qui est nécessaire, et d'autre part l'autorité de l'homme qui dit : 'En psychologie, moi je sais, pas vous',
13:52 'Ceci est vrai, ceci est faux', 'Vous devez faire ceci, vous ne devez pas faire cela'.
13:57 S: Donc nul ne devrait jamais confier sa vie à...
14:02 K: À personne !

S: ... à personne d'autre.
14:05 K: Toutes les églises du monde, les diverses religions, ont dit : 'Remettez votre vie entre nos mains, nous allons la guider, la modeler, nous vous dirons quoi faire, faites ceci, suivez le Sauveur, suivez l'Église, vous aurez la paix.' Mais c'est le contraire, les églises ont produit de terribles guerres. Les religions, toutes les religions, ont aidé à fragmenter l'esprit. Donc le sujet n'est pas la liberté d'une autorité précise, c'est tout le concept de l'acceptation de l'autorité.
14:50 S: Oui. D'accord. Je pense que je comprends cela, que nul ne doit jamais abdiquer sa propre conscience.
14:57 K: Non, je ne parle pas de conscience ! Notre conscience est une petite affaire sans intérêt.
15:03 S: Peut-être voulais-je dire la conscience de comment je dois vivre.
15:10 K: Non, nous sommes partis de cette question : pourquoi l'homme, qui a vécu plus de deux millions d'années, n'est-il pas capable de percevoir et d'agir avec clarté? C'est cela la question.

S: En effet. Et votre première remarque est que c'est parce qu'il n'accepte pas la pleine responsabilité...
15:34 K: Ah, je ne dis pas cela. Non, je n'en suis pas encore là. Comme on l'a dit, nous devons aborder ce problème négativement, donc je dois découvrir les blocages...
15:54 S: Les obstacles.

K: Les obstacles qui empêchent une perception claire.

S: Bien.
16:01 K: À présent, le principal blocage, ou empêchement, est cette soumission totale à l'autorité.
16:09 S: Très bien. Donc, sois la lampe qui t'éclaire.
16:13 K: C'est cela, vous devez être votre propre lumière.
16:16 Et pour être sa propre lumière il faut refuser toute autre lumière, aussi puissante soit-elle, que ce soit la lumière de Bouddha ou de X, Y ou Z.
16:29 S: Peut-être l'accepter ici ou là mais néanmoins être celui qui décide si un insight est valide ou non.
16:39 K: Non, non, Monsieur !

S: Vous n'accepteriez jamais...
16:42 K: ... ma propre autorité? Quelle autorité ai-je? Mon autorité est l'autorité de la société. Je suis conditionné à accepter l'autorité – quand je rejette l'autorité extérieure j'accepte l'autorité intérieure. Et mon autorité intérieure est le résultat du conditionnement dans lequel j'ai été élevé.
17:05 S: Ah bon. Je pensais que je la possédais en propre. Je suppose que je le pense encore. Le seul point dont je ne suis pas certain à ce stade, est que, tout en supposant, en admettant, en affirmant et en cultivant sa propre liberté...
17:25 K: Ah, vous ne pouvez pas ! Monsieur, comment un prisonnier – sauf en concept ou en théorie – peut-il croire qu'il est libre? Il est en prison, voilà le fait dont il faut partir. Et ne pas croire à une vague et imaginaire idée de liberté qui n'existe pas ! Ce qui existe, c'est que l'homme s'est incliné devant l'autorité absolue.
17:58 S: Très bien. C'est ce que nous devons voir et éliminer en premier.
18:05 K: Absolument. Cela doit disparaître, pour tout homme sérieux qui veut trouver la vérité, ou voir les choses très clairement. C'est l'un des points principaux. Et l'exigence de liberté, non seulement vis-à-vis de l'autorité, mais vis-à-vis de la peur qui le pousse à accepter l'autorité.
18:37 S: D'accord. Cela semble vrai aussi. Donc sous cette soif d'autorité se cache...
18:44 K: ... la peur.

S: La peur. Et, pour nous en libérer, nous nous tournons vers l'autorité.
18:49 K: Et donc la peur rend l'homme violent, pas seulement la violence territoriale mais la violence sexuelle et diverses formes de violence.
19:01 S: Oui, d'accord.
19:04 K: Ainsi, la liberté de l'autorité suppose la liberté de la peur. Et se libérer de la peur suppose la cessation de toute forme de violence.
19:19 S: Si nous arrêtons la violence, notre peur s'atténue?
19:25 K: Non, Monsieur, il ne s'agit pas d'atténuation de la peur. Prenons-le sous un autre angle. L'homme est violent, dans son langage, dans son psychisme, violent dans la vie quotidienne, ce qui, à terme, mène à la guerre.
19:49 S: Il y en a beaucoup tout autour.
19:52 K: Et l'homme a accepté la guerre comme son mode de vie, au bureau, à la maison ou sur le terrain de sport, partout – il l'accepte comme un mode de vie. Voilà l'essence même de la violence.
20:09 S: Oui.
20:11 K: Et de l'agression, et de tout ce qui s'ensuit. Tant que l'homme tolère la violence, tant qu'il vit une existence violente, il perpétue la peur, d'où la violence et aussi l'acceptation de l'autorité.
20:31 S: Donc ces trois entités forment un cercle vicieux chacune jouant sur l'autre. D'accord.
20:37 K: Et les églises disent : 'Vivez en paix, soyez bon, aimez votre prochain' ce qui est pure absurdité, elles n'en pensent rien ! C'est juste une phrase qui ne signifie rien du tout. C'est juste une idée, car la morale de la société – qui est la morale de l'Église – est immorale.
21:07 S: Ainsi, en cherchant à découvrir ce qui se dresse entre nous et la lucidité, et la liberté, nous trouvons l'autorité, la peur et la violence, opérant ensemble pour nous en empêcher. Partant de là, où allons-nous?
21:29 K: Il ne s'agit pas d'aller quelque part, Monsieur, mais de comprendre ce fait : la plupart d'entre nous vivent leur vie dans cette ambiance, dans cette cage d'autorité, de peur et de violence. On ne peut pas dépasser cet état sans s'en être libéré, pas intellectuellement, pas en théorie, mais réellement libéré de toute forme d'autorité – à part l'autorité de l'expert – du sentiment de dépendre de l'autorité.
22:17 S: Tout à fait.
22:19 K:À présent, un être humain peut-il être totalement libéré de la peur? Pas seulement dans sa conscience superficielle mais aussi au niveau le plus profond, que l'on nomme l'inconscient.
22:39 S: Est-ce possible?

K: C'est la question, faute de quoi on va forcément accepter l'autorité, de n'importe qui. Le premier quidam venu, muni d'un brin de savoir, d'habileté dans l'explication, ou de tournures intellectuelles – vous allez lui tomber dans les bras ! Cette question de savoir si un être humain, aussi lourdement conditionné par la propagande de l'Église, par la propagande de la société, par la morale et tout le reste, si un tel être humain peut vraiment être libéré de la peur, c'est la question fondamentale, Monsieur.
23:18 S: C'est celle que je veux entendre.
23:22 K: Je dis que c'est possible, non pas en principe, c'est possible en réalité.
23:30 S: D'accord. Et à nouveau ma réaction est de demander comment.
23:33 K: Retenez-vous. Si vous dites 'comment', vous n'apprenez plus. Vous cessez d'apprendre.
23:44 S: D'accord, oublions ce que je viens de dire, je ne veux pas me laisser distraire.
23:50 K: Non, non, vous ne pouvez jamais demander cela – jamais ! Parce que nous sommes en train d'apprendre, d'apprendre sur la nature et la structure de la peur humaine, au niveau le plus profond comme au niveau le plus superficiel. Nous sommes en train d'apprendre Et, en plein appretissage, vous ne pouvez pas tout soudain demander : 'comment vais-je apprendre?' Il n'y a pas de 'comment' lorsque cela vous intéresse, si le problème est vital et intense. Il fau le résoudre si l'on veut vivre en paix, donc il n'y a pas de 'comment', vous dites : apprenons ! Dès que vous introduisez le 'comment', vous vous éloignez du fait central d'apprendre.
24:38 S: D'accord, fort bien, poursuivons dans cette voie, apprendre cette chose.
24:45 K: Alors, que signifie apprendre?
24:52 S: Vous me le demandez?

K: Oui, bien sûr. Que signifie apprendre?
25:00 S: Cela signifie percevoir comment s'y prendre dans un domaine donné.
25:10 K: Non, Monsieur, certainement pas. Nous avons le problème de la peur. Je veux apprendre à son sujet. Avant tout, je ne dois pas la condamner, je ne dois pas dire : 'c'est terrible' et m'enfuir.
25:26 S: Il me semble que vous l'avez déjà condamnée d'une certaine façon.

K: Pas du tout, je veux apprendre. Quand je veux apprendre, je regarde, il n'y a pas condamnation du tout.
25:39 S: Pourtant, nous procédions par une approche négative...
25:43 K: C'est ce que je fais.
25:44 S: ... et la peur est un obstacle...
25:47 K: ... à propos duquel je vais apprendre,
25:50 donc je ne peux pas le condamner.
25:53 S: Quand même, elle n'est pas bonne, vous n'allez pas la conseiller.
25:56 K: Ah non ! Ni la conseiller ni l'inverse. Voici un fait, la peur. Je veux apprendre sur ce fait. Dès que j'apprends sur un sujet, j'en suis libéré, donc l'important est d'apprendre et ce qu'apprendre signifie. Apprendre, qu'est-ce que cela implique? D'abord, pour apprendre quelque chose, il faut l'arrêt complet de toute condamnation ou justification.
26:30 S: D'accord. Oui, je vois cela. Si c'est pour comprendre quelque chose, on met ses émotions de côté et, sans passion, on essaie simplement...
26:42 K: D'apprendre. Vous introduisez les mots 'sans passion' – c'est inutile. Si je veux étudier cette caméra, je commence par l'observer, la démonter, l'examiner. Il n'est pas question de passion ou pas, je veux apprendre ! Donc je veux apprendre au sujet de la peur. Et pour apprendre il ne doit y avoir ni condammation, ni justification de la peur, donc pas d'échappatoire verbale au fait de la peur.
27:26 S: D'accord.
27:28 K: Mais la tendance est de nier son existence.
27:34 S: Nier la réalité de la peur?

K: La réalité de la peur, la réalité que la peur est à l'origine de toutes ces choses. La nier en disant : ' Je dois être plus courageux'. Donc, si vous le voulez bien, creusons ce problème de la peur car c'est vraiment une très importante question, si l'esprit humain peut un jour être libéré de la peur.
28:06 S: C'est certainement important.
28:08 K: Autrement dit, l'esprit est-il capable de regarder la peur, pas la notion de peur, la peur réelle, quand elle surgit.
28:26 S: Faire face à la peur.

K: Faire face à la peur.
28:29 S: D'accord, faisons cela, et je suis d'accord avec vous, nous ne pouvons pas la nier.
28:34 K: Pour lui faire face, pas de condamnation.
28:39 S: D'accord.

K: Pas de justification.
28:43 S: Être seulement vraiment objectif.
28:46 K: Conscient de la peur.
28:48 S: En la reconnaissant?
28:50 K: Non, je ne la reconnais pas. Il y a là une caméra, je ne la reconnais pas, elle est là.
28:58 S: D'accord. Je ne veux pas dévier du fil de notre pensée pour des mots.
29:03 K: En effet, Monsieur, il faut beaucoup se méfier des mots, le mot n'est pas la chose, et je ne veux pas m'égarer. Pour apprendre sur la peur, ni condamnation ni justification – c'est un fait. Alors, l'esprit peut regarder la peur. Qu'est-ce que la peur? Il y a toutes sortes de peurs : peur du noir, peur de l'épouse, peur du mari, peur de la guerre, peur de l'orage, tant de peurs psychologiques. Vous n'aurez jamais le temps d'analyser toutes les peurs, cela prendrait tout une vie, et à la fin vous n'en auriez pas encore compris une seule.
29:56 S: Donc c'est le phénomène, la peur elle-même, plutôt que...
29:59 K: ... qu'une peur particulière.

S: Très bien. Maintenant, que devons-nous apprendre?
30:04 K: Je vais vous montrer, Monsieur, allons doucement. Pour apprendre une chose, il faut être totalement en contact avec elle. Regardez, Monsieur, je veux apprendre sur la peur. Donc je dois la regarder, je dois lui faire face. Maintenant, faire face demande un esprit qui ne désire pas résoudre le problème de la peur.
30:41 S: Regarder la peur...
30:43 K: ... n'est pas résoudre le problème de la peur. Regardez bien, c'est très important à comprendre : car si je cherche une solution à la peur, je m'intéresse plus à la solution de la peur qu'à la regarder en face.
31:03 S: Il y a un moment pourtant, nous disions que nous devrions penser...
31:06 K: Je la regarde en face. Mais si je dis : 'je dois la résoudre', je vois au delà, je ne la regarde pas.
31:14 S: Vous dites qu'à chercher une solution au problème de la peur, nous ne l'affrontons pas vraiment. Est-ce juste?
31:20 K: Tout à fait, Monsieur. Voyez-vous, pour affronter la peur, l'esprit doit accorder à la peur son attention complète. Vous n'offrez qu'une attention partielle quand vous dites : 'Je veux la résoudre et aller plus loin', vous ne lui donnez pas toute votre attention.
31:42 S: Je vois qu'une attention partagée n'est pas l'attention complète.
31:46 K: Alors, donner toute son attention à l'apprentissage de la peur implique plusieurs questions. Je doit être bref car notre temps est limité. Nous voyons généralement la peur comme une chose extérieure. C'est cette question de l'observateur et de l'observé. L'observateur dit : 'J'ai peur' et il fait de la peur un objet extérieur à lui.
32:20 S: Je n'en suis pas sûr. Quand je ressens la peur, j'ai peur, je la sens vraiment ici dedans.
32:26 K: Mais quand vous l'observez, elle est différente.
32:33 S: Quand j'observe la peur...
32:35 K: ... je la place en dehors.
32:38 S: Quand même, cela ne me paraît pas tout à fait juste, car...
32:42 K: Très bien. Au moment de la peur il n'y a ni observateur ni observé.
32:49 S: C'est tout à fait vrai.

K: C'est tout ce que je dis. Dans la crise, à l'instant précis de la peur, il n'y pas d'observateur.
32:58 S: Elle prend tout l'horizon.
33:00 K: Mais, dès que vous la regardez, que vous l'affrontez, il y a cette division.
33:07 S: Entre le soi effrayé et le...

K: Le soi non effrayé.
33:11 S : ... l'ours qui va me dévorer juste là.
33:14 K: Donc, dès que l'on tente d'apprendre sur la peur, il y a cette division entre l'observateur et l'observé. Alors, peut-on regarder la peur sans l'observateur? Vous savez, Monsieur, c'est vraiment une question très délicate, une question complexe, qui exige qu'on la creuse à fond. Tant qu'il y a l'observateur qui va apprendre sur la peur, il y a division.
33:51 S: C'est vrai. Nous ne sommes pas complètement en contact.
33:55 K: Par conséquent, cette division entraîne le conflit de vouloir se débarrasser de la peur, ou de justifier la peur. Alors, peut-on regarder la peur sans l'observateur, et être ainsi complètement en contact avec elle, tout le temps.
34:19 S: En ce cas, vous faites l'expérience de la peur.
34:23 K: J'aimerais mieux ne pas utiliser ce mot 'expérience' car faire l'expérience veut dire traverser une chose et y mettre fin.
34:33 S: Très bien. Je ne sais pas quel mot employer. Il me semble plus approprié que 'regarder', car regarder paraît vraiment impliquer une division entre un observateur et l'observé.
34:41 K: Donc, nous utilisons le mot 'observer', être conscient de la peur sans choisir, car le choix suppose l'observateur, qui choisit s'il aime ou s'il n'aime pas. Sans l'observateur, il n'y a que la conscience de la peur, sans choix.
35:07 S: Très bien.

K: Bien. Ensuite, qu'est-ce qui se passe? C'est toute la question. L'observateur fabrique verbalement une différence entre lui-même et la chose observée – c'est là que le langage entre en jeu. Et le mot interdit d'être complètement en contact avec la peur.
35:43 S: Oui, les mots peuvent faire écran.
35:46 K: Oui, c'est ce que nous disons. Donc le mot ne doit pas interférer.
35:51 S: Sûrement. Il faut aller au delà.

K : Au delà du mot. Mais est-il possible d'être au delà du mot? En théorie, oui, mais nous sommes esclaves des mots.
36:04 S: Beaucoup trop, c'est vrai.
36:06 K: C'est une évidence, nous sommes esclaves des mots. Donc l'esprit doit prendre conscience de son asservissement au mot, et réaliser que le mot n'est jamais la chose. Alors, l'esprit est libéré du mot pour observer. Cela implique tout cela. Regardez, Monsieur, la relation entre deux personnes, mari et femme, est une relation d'images. C'est évident, ce n'est pas discutable. Vous avez votre image, et elle a une image de vous. La relation a lieu entre ces deux images. À présent, la véritable relation, la relation humaine, existe lorsque les images n'existent pas. De même, la relation entre l'observateur et l'observé cesse quand il n'y a pas de mot. On est alors en contact direct avec la peur.
37:18 S: On traverse.

K: Elle est là. La peur est là. À présent, la peur est là, au niveau conscient, et on peut la comprendre assez vite. Mais la peur existe dans des couches plus profondes, dans ce qu'on appelle les régions cachées de l'esprit. Être conscient de cela. Maintenant, peut-on être conscient sans analyse? L'analyse prend du temps.

S: Oui, c'est sûrement possible.
37:55 K: Comment? – pas le 'comment' d'une méthode. Vous dites : c'est sûrement possible. En est-il ainsi? Il y a tout ce réservoir de peur – la peur de la race humaine, tout le contenu de l'inconscient. Le contenu, c'est l'inconscient.
38:18 S: D'accord.
38:19 K: Donc, être conscient de tout cela. Sans passer par les rêves, là encore cela prend trop de temps.
38:28 S: Là, vous demandez si l'on peut être explicitement conscient de toute la portée de l'esprit?
38:35 K: De tout le contenu, toute la portée de l'esprit, c'est-à-dire le conscient plus les couches profondes – la totalité de la conscience.
38:47 S: Oui. Et peut-on être explicitement conscient de tout cela? Je n'en suis pas certain.

K: Je dis que c'est possible. C'est possible quand vous êtes conscient, toute la journée, des mots que vous dites, de vos gestes, votre façon de parler, votre façon de marcher, de ce que sont vos pensées – totalement, complètement conscient de tout cela.
39:13 S: Vous pensez que tout cela peut s'exposer devant vous dans l'attention totale?

K: Oui, Monsieur, absolument. Quand il n'y a ni condamnation ni justification, quand vous êtes directement en contact.
39:30 S: Il me semble que l'esprit est une sorte d'iceberg dont certaines parties...
39:35 K: L'iceberg a ses neuf-dixièmes sous l'eau et un dixième au-dessus. Il est possible de le voir tout entier, si, tout le jour, vous êtes conscient de vos pensées, de vos sentiments, conscient des motivations – ce qui demande un esprit hautement sensible.
39:58 S: On peut sûrement être beaucoup plus conscient que nous le sommes. Quand vous dites que l'on peut être conscient de...
40:06 K: Totalement, oui.

S: ... de toute la psychologie...
40:09 K: Je suis en train de vous le montrer ! Mais vous le contestez. Vous dites que c'est impossible. Alors, c'est impossible.
40:16 S: Non, j'aimerais croire que c'est possible.
40:18 K: Non, il n'est pas question de croire. Je n'ai pas besoin de croire à ce que je vois. C'est seulement quand je ne vois pas que je crois – en Dieu, ou ceci-cela.
40:29 S: Pour moi, c'est une affaire de croyance, peut-être pas pour vous...
40:32 K: Ah non. La croyance est l'élément le plus destructeur de la vie. Devrais-je croire que le soleil se lève? Je le vois se lever. Parce que je ne sais pas ce qu'est l'amour, je crois à l'amour.
40:48 S: Comme à chaque fois que je vous écoute parler, je crois entendre une demi-vérité énoncée en vérité absolue, et je me demande si c'est dû à une certaine emphase ou si c'est réel, si vous voulez vraiment aller jusqu'au bout.
41:11 K: Non, Monsieur. Pour moi c'est une réalité.
41:13 S: Nous avons parlé des éléments qui nous bloquent, des choses qui nous empêchent de vivre une vie lucide et libre : l'autorité, la violence et la peur. Nous avons peu de temps, je ne voudrais pas passer tout notre temps sur ces obstacles. Que peut-on dire d'affirmatif sur cette condition?
41:36 K: Monsieur, toute affirmation est un indice d'autorité. C'est l'esprit autoritaire qui veut une affirmation, laquelle est le contraire de la négation. Mais la négation dont nous parlons n'a pas de contraire.
42:00 S: Bon, quand je vous demande une réponse affirmative, je n'ai pas l'impression de remettre ma volonté dans les mains d'une autorité. Je veux juste voir si vous avez une chose intéressante à dire sur laquelle je puisse appuyer mon jugement.
42:18 K: Vis-à-vis de quoi?
42:20 S: Pour voir si elle parle à ma condition actuelle.
42:23 K: Mais quoi? Concernant quoi? Vous dites 'une chose', à quel sujet?
42:28 S: À propos de l'état d'existence que, me semble-t-il, nous tentons de décrire en tâtonnant dans les mots.
42:37 K: Essayez-vous de dire, Monsieur, que la vie n'est que dans le présent?
42:46 S: Dans un sens, c'est vrai. Est-ce cela ce que vous disiez?
42:49 K: Non, c'est moi qui demande, est-ce votre question? La vie doit-elle être divisée entre passé, présent et futur – ce qui devient fragmentaire et n'est pas une perception totale de la vie?
43:08 S: Comme souvent, il me semble que la réponse est double : dans un sens, il y a une unité, c'est le présent et le présent est tout ce que nous avons. Mais l'homme est un animal lié au temps, il regarde devant et derrière.
43:25 K: Donc l'homme est le produit du temps, pas seulement dans l'évolution, dans sa chronologie comme dans sa psychologie.
43:35 S: Oui.
43:36 K: Donc il est le produit du temps, passé, présent et futur. Maintenant, il vit principalement dans le passé.
43:50 S: Principalement.
43:51 K: Il est le passé.
43:55 S: Bon. C'est encore une demi-vérité.
43:59 K: Non, non ! Je vous le montre. Il est le passé, car il vit dans la mémoire.
44:05 S: Pas entièrement.
44:06 K: Attendez, Monsieur, suivez-le pas à pas. Il vit dans le passé, donc il pense, il examine et il regarde à partir du substrat du passé.
44:18 S: Oui. Qui est à la fois bon et mauvais.
44:22 K: Non, non, ne parlons pas de bon ou de mauvais, il n'y a pas de bon ou de mauvais passé. Nous nous occupons du passé. Ne lui donnez pas de nom.
44:31 S: Très bien.
44:32 K: L'appeler bon ou mauvais, on s'y perd.. Il vit dans le passé, il examine tout à partir du passé et projette le futur à partir du passé. Donc il vit dans le passé. Il est le passé. Et, lorsqu'il pense au futur ou au présent, il pense en termes de passé.
45:01 S: Très bien. Cela me paraît en grande partie juste mais il existe des perceptions neuves qui apparaissent, des expériences neuves qui brisent le flux du passé.
45:15 K: De nouvelles expériences n'apparaissent qu'en l'absence du passé.
45:23 S: Cela me semble plutôt être un brassage des choses que nous amenons forcément avec nous du passé mais que nous faisons jouer sur le neuf, sur la nouveauté du présent – c'est une fusion entre ces deux choses.
45:38 K: Écoutez, si je veux comprendre quelque chose de nouveau, je dois le regarder avec des yeux clairs. Je ne peux pas amener le passé, ce système qui sert à reconnaître, avec tous ses souvenirs, puis traduire ce que je vois comme étant nouveau. Il est certain – un instant – que l'homme qui inventa l'avion à réaction dut avoir oublié, ou avoir si complètement assimilé la propulsion à hélice, qu'il s'est produit une absence de savoir dans laquelle il a découvert du nouveau.
46:15 S: Très bien.

K : Attendez, attendez ! Ce n'est pas quece soit 'très bien', c'est la seule façon d'agir dans la vie. Autrement dit, il faut la conscience totale du passé, et l'absence du passé, pour voir le nouveau. Ou pour aboutir au nouveau.

S: D'accord.
46:40 K: Vous le concédez avec réticence.
46:42 S: Je suis réticent parce que je pense voir ce que vous dites, je pense être d'accord avec votre argumentation mais il est également vrai que l'on opère en termes de...
46:56 K: De passé.

S: ... des symboles que l'on a. Ce n'est pas comme si l'on recommençait 'de novo'.
47:02 K: 'De novo' est impossible. Pourtant, il faut repartir 'de novo' car la vie l'exige, nous avons vécu comme ceci, acceptant la guerre, la haine, la brutalité, la rivalité, et l'anxiété, la culpabilité, tout ça – nous l'avons accepté, nous vivons comme cela. Je dis que pour faire naître une qualité autre, une autre façon de vivre, le passé doit disparaître.
47:32 S: Nous devons être ouverts au neuf.
47:34 K: Et donc le passé doit n'avoir aucun sens.
47:38 S: Là, je ne peux pas vous suivre.
47:41 K: Ah, c'est la même objection dans le monde entier, l'ordre établi refuse de lâcher prise pour faire place au neuf. Et les jeunes, partout dans le monde, disent : 'Révoltons-nous contre l'ordre ancien' mais ils n'en saisissent pas toutes les complications. Ils disent, que nous avez-vous donné, à part des examens, l'emploi, et répéter le vieux schéma, la guerre, les guéguerres – la guerre.
48:16 S: Il me semble que vous mettez l'accent sur l'importance de ne pas être esclaves du passé. C'est tellement vrai, et je ne voudrais en aucune façon...
48:29 K: Le passé qui est la tradition, le passé qui est le modèle moral, c'est-à-dire la morale sociale, laquelle n'est pas morale.
48:37 S: Mais en même temps il n'y a qu'une génération, nous-mêmes, entre la future génération et l'homme des cavernes.
48:47 K: Je suis d'accord sur tout cela.
48:48 S: Si l'on annule l'homme des cavernes on peut recommencer à zéro.
48:52 K: Oh non, non ! Transcender le passé, Monsieur, exige infiniment d'intelligence, une grande sensibilité au passé. Vous ne pouvez pas passer au travers comme cela.
49:06 S: OK, je suis satisfait.
49:12 K: Donc le réel problème est, peut-on vivre d'une autre manière?
49:20 S: Oyez, oyez !
49:22 K: Une vie différente, sans guerres, sans haines, où l'homme aime l'homme, sans compétition, sans la division de vous appeler chrétien, catholique, protestant, et autre. Tout ceci manque tellement de maturité, cela n'a pas de sens. C'est une division de l'esprit, une sophistication, ce n'est pas du tout l'esprit religieux, ce n'est pas la religion. L'esprit religieux est un esprit sans haine, il vit totalement sans peur, sans anxiété, sans un atome d'antagonisme. Par conséquent c'est un esprit qui aime – c'est une dimension de vie différente, complètement ! Et personne n'en veut !
50:20 S: Et, d'un autre côté, tout le monde en veut.
50:22 K: Ah, oui, mais ils ne vont pas y aller.
50:26 S: Ils ne vont pas y aller?

K: Non, bien sûr que non. Ils vont se laisser distraire par tant d'autres choses. ils sont si lourdement conditionnés par leur passé, ils y tiennent.
50:35 S: Je pense que certains vont y aller.
50:37 K: Monsieur, très peu.
50:39 S: Le nombre n'a pas d'importance.
50:41 K: La minorité est toujours l'élément le plus important.
50:45 S: Krishnamurti, en vous écoutant, en tentant aussi d'écouter, derrière les mots, ce que vous dites il me semble que j'entends, en premier, que je dois – comme chacun – prendre en charge mon propre salut sans m'appuyer sur des autorités extérieures, en second, ne pas laisser les mots faire écran entre nous et l'expérience – ne pas prendre le menu pour la nourriture – et, en trois, ne pas laisser le passé avaler le présent, prendre le pouvoir, ne pas répondre au conditionnement du passé mais être toujours ouvert à la nouveauté, au neuf, au frais. Finalement, vous semblez dire que la clé de tout cela est un revirement complet de notre façon de voir. Comme des prisonniers collés aux barreaux pour la lumière, cherchant la lueur que nous entrevoyons là-bas nous nous demandons comment sortir par là, alors que la porte de la cellule est ouverte dans notre dos : il nous suffirait de nous retourner pour marcher vers la liberté. C'est ce que vous dites, il me semble. C'est bien cela?
52:13 K: Un petit peu, Monsieur, un petit peu.
52:15 S: Très bien. Quoi d'autre? Quelle autre chose? Ou peut-être souhaitez-vous développer.
52:23 K: Il est certain, Monsieur, qu'en tout ceci on retrouve la lutte éternelle, le conflit, l'homme captif de son propre conditionnement. Il lutte, il force, il se tape la tête contre les murs pour sa liberté. Et, là encore, nous avons admis – bien aidés par les religions et tout le reste de la bande – que l'effort est nécessaire, qu'il fait partie de la vie. C'est pour moi la forme suprême de l'aveuglement, de limiter l'homme en disant : 'Tu vivras à jamais dans l'effort'.
53:20 S: Vous pensez qu'on ne doit pas.

K: Pas 'je pense', c'est... Monsieur, ce n'est pas une question de penser, penser est le plus...
53:28 S: Effaçons ces deux mots et disons que l'on n'a pas à le faire.
53:32 K: Mais vivre sans effort exige la plus grande sensibilité, et la plus haute forme d'intelligence. On ne peut pas dire : 'bon, je ne vais pas lutter' et devenir un bovin. On doit comprendre comment naît le conflit, la dualité en nous. 'Ce qui est', le fait, et 'ce qui devrait', voilà le conflit. Sans 'ce qui devrait' – qui est une idée, ce n'est pas réel, c'est une fiction – voir ce qui est, et lui faire face, et vivre avec, sans 'ce qui devrait' – alors il n'y a pas de conflit du tout. C'est en comparant, en évaluant à partir de 'ce qui devrait', en regardant ce qui est à travers 'ce qui devrait', que le conflit surgit.
54:41 S: Il ne devrait y avoir aucune tension entre l'idéal et le réel.
54:45 K: Pas d'idéal du tout. Pourquoi avoir un idéal? L'idéal est la forme la plus idiote de pensée conceptuelle. Pourquoi devrais-je avoir un idéal? Devant un fait brûlant, pourquoi un idéal de quoi que ce soit?
55:00 S: Encore une fois, je crois entendre quand vous parlez ainsi une fracture, c'est ou ceci, ou cela...
55:07 K: Non, non !

S: ... ou l'idéal, ou le réel, alors que pour moi la vérité est dans les deux, en quelque sorte.
55:14 K: Ah non ! La vérité n'est pas une mixture d'idéal et de 'ce qui est', vous allez produire un mélange pas très propre. Il n'y a que 'ce qui est'. Prenons un exemple tout simple : nous, les humains, sommes violents. Pourquoi avoir un idéal de non-violence? Pourquoi ne puis-je pas m'attaquer au fait?
55:41 S: De la violence?

K: La violence, sans la non-violence. L'idéal est une abstraction, c'est une distraction. Le fait est que je suis violent, l'homme est violent. Attaquons-nous à cela, prenons-le à la gorge, voyons si l'on ne peut pas vivre sans violence.
56:02 S: Mais peut-on...
56:05 K: Monsieur, je vous en prie, il n'y a pas de dualité là-dedans. Il n'y a que le fait que je suis violent, l'homme est violent. Est-il possible de s'en libérer? Pourquoi y introduire l'absurdité de l'idéal?
56:26 S: Vous dites, pas de dualité, pas de séparation. À vos yeux, est-ce le cas? Il n'y a pas de séparation?
56:34 K: Absolument.
56:37 S: Ici même, y a-t-il une séparation entre vous et moi?
56:39 K: Attendez, physiquement oui. Vous portez un costume noir, vous êtes plus clair de peau que moi, etc.
56:46 S: Mais vous ne sentez pas de dualité.

K: Si je la ressentais, je ne m'assiérais jamais avec vous pour discuter, ce serait un jeu intellectuel.
56:56 S: D'accord. Nous disons peut-être la même chose, mais dans mon esprit c'est toujours l'un et l'autre, nous sommes à la fois séparés et unis, les deux choses.
57:06 K: Non. Quand vous aimez quelqu'un avec votre cœur – pas votre tête – vous sentez-vous séparé?
57:11 S: Les deux. Je me sens à la fois séparé et ensemble.
57:16 K: Alors ce n'est pas l'amour.
57:18 S: Je me le demande. En partie, la joie de l'amour est la relation qui, dans un sens, comporte cela. Comme dit Ramakrishna : 'je ne veux pas être le sucre, je veux manger le sucre'.
57:30 K: Je ne connais pas Ramakrishna, je ne veux d'aucune autorité, ni citer un de ces oiseaux-là.

S: Ne vous bloquez pas là-dessus.
57:37 K: Non, Monsieur, non ! Nous travaillons sur des faits, pas sur ce quelqu'un a dit. Le fait est...
57:45 S: ... que la beauté, la splendeur de l'amour est due en partie au sentiment d'unité incluant ce qui, sous un autre aspect, est séparé.
57:58 K: Une minute, Monsieur. Essayons d'être un peu moins romantiques. Le fait est que, dans l'amour entre l'homme et la femme on trouve possessivité, domination, autorité, jalousie, on y trouve tout cela. Bien sûr que ça y est. Et le réconfort, le plaisir sexuel et ses souvenirs. C'est tout cela. C'est un paquet de tout cela.
58:32 S: Et quelques choses positives que vous négligez de dire mais que vous supposez...

K: Oui, oui, un paquet de tout cela. L'amour est-il la jalousie? L'amour est-il le plaisir? L'amour est-il le désir? Si c'est le plaisir, c'est simplement l'activité de la pensée qui dit : 'J'ai couché avec cette femme, donc elle est à moi' et la mémoire de tout cela. Ce n'est pas l'amour. La pensée n'est pas l'amour ! La pensée engendre la peur, la pensée engendre la douleur, la pensée engendre le plaisir et le plaisir n'est pas l'amour !
59:13 S: La pensée ne crée que le négatif?

K: Qu'est-ce que le positif? Qu'est-ce que la pensée produit comme chose positive, à part sur le plan mécanique?

S: Un poème d'amour.
59:24 K: Un poème d'amour. Qu'est-ce que c'est? Un homme ressent quelque chose et le met par écrit. L'écrit n'est pas signifiant, juste un mode de communication. Mais le ressentir ! Cela n'a rien à voir avec la pensée. Traduire en mots est un besoin de la pensée. Mais aimer...
59:48 S: Pensée et mots peuvent aussi donner forme à nos sentiments qui sans eux resteraient mal définis pour les amener à se résoudre de manière satisfaisante, en les exprimant.
1:00:05 K: La relation est-elle une affaire de pensée?
1:00:10 S: Pas seulement, mais la pensée peut contribuer à une relation.
1:00:17 K: La pensée est toujours vieille, la relation est une chose neuve.
1:00:22 S: Oui, oui, mais il y a des pensées neuves.
1:00:24 K : Ah ! une pensée neuve, ça n'existe pas ! Pardonnez-moi d'être aussi catégorique.
1:00:30 S: Non, j'aime bien.
1:00:31 K: Je ne pense pas qu'une pensée neuve existe. La pensée ne peut jamais être libre, elle est la réponse de la mémoire, la pensée est la réponse du passé.
1:00:40 S: Quand un grand poète, avec des mots justes, vient à exprimer une perception neuve, personne avant lui, pas même Dieu, n'a pensé à ces mots-là.
1:00:54 K: C'est juste un don d'associer savamment les mots, mais ce dont nous parlons...

S: C'est le noble métier. La poésie est une grande contribution.

K: Ah, c'est une chose mineure. Monsieur, c'est une chose mineure. La chose majeure, c'est voir la beauté de la vie, voir l'immensité de la vie, et aimer.
1:01:21 S: Ainsi prit fin un entretien avec Krishnamurti. Seuls les mots ont cessé, mais non pas la substance, car Krishnamurti parlait, comme toujours, de cette vie sans fin et sans commencement.