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OJ82CNM2 - La souffrance psychologique
2e conversation avec Drs. Bohm, Hidley et Sheldrake
Ojai, Californie
16 avril 1982



0:05 La Nature de l'Esprit
0:13 Seconde partie
0:15 La Souffrance Psychologique
0:23 Ceci fait partie d'une série de dialogues entre J. Krishnamurti, David Bohm, Rupert Sheldrake et John Hidley. Ces discussions ont pour objet d'explorer des questions essentielles concernant l'esprit : qu'est-ce que le désordre psychologique, et qu'est-ce qui induit un changement psychologique fondamental?
0:43 J. Krishnamurti est un philosophe religieux, un auteur et un éducateur qui, depuis de nombreuses années, a écrit et donné des conférences sur ces sujets. Il a fondé des écoles primaires et secondaires aux Etats-Unis, en Angleterre et en Inde.
0:57 David Bohm est professeur en physique théorique au Birbeck College de l'Université de Londres. Il est l'auteur de nombreux ouvrages traitant de la physique théorique et de la nature de la conscience. Le professeur Bohm et M. Krishnamurti ont eu des dialogues sur de nombreux sujets.
1:14 Rupert Sheldrake est un biologiste auteur d'une hypothèse selon laquelle tout apprentissage effectué par des individus d'une même espèce affecte l'ensemble de cette espèce. Le Dr. Sheldrake est consultant en physiologie des plantes auprès de l'Institut International de Recherches sur les Récoltes à Hyderabad, en Inde.
1:32 John Hidley est médecin psychiatre indépendant, qui a été associé à l'Ecole Krishnamurti de Ojai, Californie, pendant six ans.
1:41 L'objet du premier dialogue fut une discussion sur la nature du moi, sur sa relation à la souffrance, à la société et à la religion. Les question posées furent : peut-on découvrir ces relations ou apprendre à leur sujet, et le besoin de sécurité psychologique est-il à la racine du problème? La discussion d'aujourd'hui se poursuit à ce sujet.
2:04 H: Nous avons commencé hier à parler de l'origine et de la nature du désordre psychologique, et avons avancé qu'il prend racine dans l'activité égocentrique, laquelle est source de division et de conflit dans la nature, et que, biologiquement, des facteurs tels que l'agression instinctive et les pulsions dominatrices, la maladie et la mort y contribuent. Je me demande, David, si nous pourrions commencer ce matin par connaître votre position sur la relation existante entre ces facteurs biologiques et la sécurité psychologique.
2:43 B: Eh bien, biologiquement, en commençant par l'animal, il y a toutes sortes de choses, telles que la peur, la colère, et l'agressivité, lesquelles sont assez simples. Elles se manifestent brièvement, tant que la cause est là, puis disparaissent en général en laissant peu de traces. Il peut y avoir quelques cas chez les animaux supérieurs dotés d'une certaine mémoire, mais c'est chez l'homme que cette mémoire devient très significative, se souvenant de toutes ces expériences et prévoyant l'avenir, pour aboutir à un comportement très différent. Par exemple, un animal peut faire une mauvaise expérience avec un autre animal, et peu après il pourra se retrouver dans un bon état d'équilibre. Mais, si un conflit a lieu entre deux groupes, comme en Irlande du Nord et du Sud, qui dure depuis 350 ans, le souvenir de la chose est volontairement entretenu comme on peut le constater. Je pense que la différence essentielle est là.
3:48 H: La mémoire étant...
3:50 B: Oui, l'effet, les conséquences de la mémoire. La mémoire ne causerait évidemment pas en soi de problème, car ce n'est qu'un fait, n'est-ce pas? Mais la mémoire a des conséquences : elle peut produire la peur, la colère, toutes sortes de troubles, vouloir se souvenir de ce qui a eu lieu et prévoir ce qui pourrait arriver.
4:13 S: Vous voulez dire en y pensant?

B: Oui. Basé sur la mémoire, d'accord?
4:18 S: Il est évident que l'animal qui a subi l'attaque d'un autre s'en souvient en ce sens que quand il revoit l'agresseur, il a peur. Il est probable qu'il n'y pense pas entre-temps.
4:28 B: Oui, il peut former une image, je ne crois pas que la plupart des animaux puissent former d'images d'autres animaux, et je peux fonder cela sur l'expérience : j'ai vu des chiens se battre sauvagement, et à peine arrivé au coin de la rue, il semble que le chien oublie ce qui s'est passé. Il est perturbé mais ignore pourquoi. S'il pouvait se souvenir de l'autre chien désormais hors de vue, il poursuivrait indéfiniment cette lutte pour le territoire. A propos du territoire, l'animal revendique celui-ci dans un certain contexte limité. Tandis que l'homme s'en souvient, et revendique indéfiniment ce territoire qu'il veut étendre, etc., parce qu'il y pense.
5:13 S: Suggérez-vous alors que le fondement de ce type de douleur et de souffrance spécifiquement humaines, qui dépasse le type de souffrance que l'on constate dans le règne animal, vient de cette aptitude à s'en souvenir, le ressasser, y penser?
5:27 B: Oui, l'animal pourrait avoir un peu de cela. J'ai vu des exemples à la TV : un daim ayant perdu sa daine geignait dans la brousse, mais je pense que c'est limité, qu'il existe une souffrance de cette sorte chez l'animal, mais chez l'homme c'est extrêmement développé, paraissant même illimité. Je pense que chez l'homme cela peut s'accumuler au point d'aboutir à une gigantesque explosion qui emplit son esprit et peut devenir la motivation essentielle de sa vie : se souvenir d'une insulte et chercher à se venger, la vendetta, comme dans certaines familles depuis des générations. Se souvenir d'une mauvaise expérience avec quelqu'un et avoir peur de ce qui va arriver, comme l'examen dont l'enfant peut avoir peur, ou quelque chose comme cela.
6:20 K: Mais avez-vous répondu à sa question, Monsieur?
6:22 B: C'est-à-dire?

K: C'était...
6:24 H: Comment le fait biologique de la maladie, de la mort ou de la pulsion instinctive résulte-t-il en un problème psychologique ou au désordre?
6:35 B: Par le fait qu'on y pense. Je dis que le facteur biologique n'est pas un problème sérieux, à long terme, mais dès que l'on commence à y penser, - pas seulement à y penser, mais à en faire des images qui accompagnent cette pensée, et à en raviver le souvenir et à prévoir la sensation du futur; pendant que l'on pense, cela devient alors un problème très sérieux, car on ne peut plus l'arrêter, voyez-vous. On ne pourra jamais atteindre la sécurité en y pensant, mais on recherche constamment la sécurité. La fonction de la pensée est de donner la sécurité, dans les affaires courantes, dans les affaires techniques. Ainsi, vous avez recours au même système de pensée en disant : 'comment me prémunir contre la possibilité de souffrir à nouveau?' Et il n'y a aucun moyen d'y parvenir. Vous pouvez prendre des mesures techniques pour en réduire la probabilité, mais quand vous y pensez, vous commencez à mettre tout le système en branle et à fausser tout le processus mental.
7:48 H: Alors, il paraît clair qu'en y pensant on remue les émotions et les associations qui constituent ces pensées, mais nous n'avançons pas qu'il faudrait y penser, n'est-ce-pas?
8:03 B: Tout dépend comment on y pense. Cette pensée est orientée en sorte de vous procurer un sentiment de sécurité, une image de sécurité.
8:15 H: Exact. Je suis blessé pendant mon enfance, ou plus tard, et cela provoque en moi une peur, et j'anticipe ce type de situation. Je pourrais ne pas même me souvenir de l'incident, mais veux l'éviter à l'avenir.
8:29 B: Oui, et ce qui se passe est que l'esprit est toujours en quête de moyens de l'éviter, cherchant par des pensées, des images, se disant : c'est ce type qui me l'a fait, je dois m'en écarter; tirant des conclusions, et si une conclusion quelconque donne une image de sécurité, l'esprit s'y cramponne, n'est-ce pas? En fait, sans aucun fondement.
8:53 H: Pourriez-vous développer un peu cela?
8:56 B: Eh bien, si vous viviez une expérience malheureuse avec quelqu'un, vous pourriez conclure qu'il ne faut plus jamais lui faire confiance. Bien que cela puisse être complètement faux. Mais l'esprit veut tellement être en sécurité qu'il conclura précipitamment qu'il est dangereux de lui faire confiance. D'accord?

H: Oui.
9:19 B: Maintenant, si vous tombez sur un autre qui semble bien vous traiter, vous rassure et vous flatte, vous pourrez alors vite conclure qu'on peut lui faire toute confiance. L'esprit est désormais en quête de pensées qui lui donneront de bons sentiments, car les sentiments issus de la mémoire sont si dérangeants pour tout le système que sa première fonction est de veiller à ce que l'esprit se sente mieux, au lieu de découvrir le fait.
9:45 H: OK, nous disons donc qu'à ce stade l'esprit ne s'intéresse pas à ce qui est vrai, mais à ce qui lui procure la sécurité.
9:51 B: Oui, il est tellement perturbé qu'il veut d'abord l'ordre, et suit une fausse piste, d'après moi.
9:58 H: La fausse piste étant?
10:00 B: D'y réfléchir et en tâchant de trouver des pensées qui l'amèneront à se sentir mieux.
10:04 H: Vous dites donc qu'en un sens les pensées elles-mêmes se substituent à la réalité, que la personne s'efforce d'avoir des pensées qui la réconforteront.
10:16 B: Oui. Et c'est un leurre, voyez-vous.
10:24 S: Pourquoi pensez-vous que sa priorité est la quête de sécurité?
10:28 B: Oh, nous en avons discuté hier, mais je n'affirmerais pas que cela soit sa seule aspiration, mais il est évident que pour l'animal la quête de sécurité est une aspiration très importante, n'est-ce-pas? Pour nous, le plaisir est une autre aspiration qui lui est étroitement liée.
10:47 S: Mais pour en revenir à cette question de la sécurité proprement dite, celle-ci est clairement un de nos buts. Les gens aiment avoir des maisons sécurisées, des voitures, des possessions, des comptes en banque et tout cela. Mais quand vous avez tout cela, il se passe deux choses : l'une pourrait être la peur de perdre cela, mais l'autre est l'ennui qui vient de tout cela et le désir d'exaltlation et d'émotion. Et ceci ne semble pas coller à ce modèle primaire et central de cette soif irrésistible de sécurité.
11:19 B: C'est pourquoi j'ai dit que ce n'est qu'une des aspirations, d'accord? Il y a aussi celle du plaisir, par exemple, une bonne part de ce que vous avez dit s'applique à cette aspiration au plaisir.
11:29 S: Je n'en suis pas si sûr.
11:30 B: L'exaltation est agréable, et les gens aspirent au plaisir et à l'exaltation plutôt qu'à la douleur, en principe.
11:37 S: Mais ne pensez-vous pas qu'il y a du plaisir dans la curiosité, et un sentiment de liberté dans la découverte que l'on tire de certaines recherches, qui n'est ni du simple plaisir, ni une forme répétitive de plaisir, ni de la sécurité.
11:50 B: Oui, je ne voulais pas dire que toutes nos aspirations relèvent de cela; j'ai dit que si vous y réfléchissez et les basez sur la mémoire, elles vont alors être prises au piège de ce problème. Il peut y avoir un intérêt naturel et libre pour les choses qui soit plaisant, et ce n'est donc pas nécessairement un problème? Mais, si vous en deveniez dépendant et y pensiez, disant : 'si je n'est pas cela, je serais très malheureux', ce serait alors un problème de cet ordre.
12:17 K: Mais pourrions-nous approfondir cette question de la sécurité? Que signifie ce mot? Hormis la sécurité physique?
12:34 S: Je dirais l'invulnérabilité.
12:38 K: Ne pas être blessé.
12:40 S: Ne pas être du tout blessé, ne pas pouvoir être blessé.
12:43 K: Ne pas pouvoir être blessé et ne pas blesser. Physiquement, nous avons tous mal, d'une manière ou d'une autre : opérations, maladies, etc., etc. Quand vous parlez de blessures entendez-vous par là les blessures psychologiques?
13:05 H: Oui, je me demande comment il se fait que quand une personne vient dans mon cabinet, elle se plaint de ses blessures psychologiques.
13:18 K: Comment la traitez-vous?

H: J'essaie de...
13:21 K: Supposons que je vienne à vous. Je suis blessé depuis l'enfance.
13:24 H: Oui.

K: Je suis blessé par les parents, l'école, le lycée, l'université.
13:34 H: Oui.
13:36 K: Quand je me marie, elle me dit une chose qui me blesse. Ainsi, tout ce processus de vie semble être une série de blessures.
13:44 H: Cela semble construire une structure de soi qui est blessée, et une perception de la réalité qui inflige la blessure.
13:52 K: Oui. Comment traitez-vous cela?
14:03 H: J'essaie de vous aider à voir comment vous faites cela.
14:07 K: Que voulez-vous dire par là?
14:09 H: Eh bien, par exemple, si vous avez construit en vous la notion que vous êtes épuisé, ou que vous êtes la victime, vous vous percevez alors comme étant victimisé, et percevez le monde comme étant tyrannique. Et je vous aide à réaliser que c'est ce que vous faites.
14:35 K: Mais cette démonstration me délivrera-t-elle de ma blessure? Mes blessures très profondes, inconscientes, qui me font accomplir toutes sortes d'actes bizarres, névrotiques, m'isolant.
14:58 H: Oui. Il semble que les gens aillent mieux, qu'ils se rendent compte de ce qu'ils font. Et dans des cas particuliers, cela semble les aider.
15:11 K: Mais, si je puis me permettre, n'avez-vous pas pour souci de ne provoquer aucune blessure?
15:23 H: Oui.
15:24 B: Qu'entendez-vous par là? Ni blesser quelqu'un d'autre, ni recevoir vous-même de blessure intérieure?
15:29 K: Il peut m'arriver de blesser autrui inconsciemment, sans le vouloir, mais je ne le ferai jamais volontairement.
15:37 B: Oui, vous avez vraiment l'intention de ne blesser personne.
15:39 K: Oui, effectivement.
15:42 S: Peut-être bien, mais je ne vois pas le rapport qu'il y a entre ne pas blesser quelqu'un et ne pas être blessé. Il doit bien y en avoir un, mais il n'est pas évident. Pour beaucoup, le meilleur moyen de ne pas être blessé serait d'être dans une situation où l'on peut tellement blesser les autres qu'ils n'oseraient rien faire. C'est comme la dissuasion nucléaire, et c'est un principe très courant.
16:04 K: Oui, bien sûr.
16:06 S: Il n'est donc pas évident que ne pas faire mal à autrui nous épargne d'être blessé. De fait, c'est d'habitude l'inverse qui est admis. Il est coutumier d'admettre que si l'on est en mesure de nuire grandement à autrui, on sera très en sécurité.
16:18 K: Bien sûr, s'agissant d'un roi ou d'un sannyasi, ou une de ces personnes qui se sont entourées d'un mur...
16:25 S: Oui.
16:26 K: ...vous ne pouvez naturellement pas leur faire mal.
16:28 S: Oui.
16:30 K: Mais enfant, elles ont été blessées.
16:32 S: Oui.
16:34 K: Cette blessure subsiste. Peut-être superficiellement ou dans les replis profonds de l'esprit. Alors, en tant que psychologue, que psychothérapeute, comment aidez-vous une personne profondément blessée qui ne s'en rend pas compte, à voir s'il lui est possible de ne pas être du tout blessée?
16:59 H: Je ne lui demande pas s'il est possible de ne pas du tout l'être. Cette question ne se pose pas.
17:04 K: Pourquoi? Ne serait-ce pas une question raisonnable?
17:12 H: Eh bien, il semble que ce soit ici l'essence de la question que nous posons. On la pose dans des termes spécifiques à la thérapie, et vous la posez de façon plus générale, à savoir s'il est possible de mettre fin à la blessure, point. Pas une simple blessure me concernant.
17:32 K: Alors, comment faudrait-il procéder?
17:35 H: Eh bien, il semblerait que la structure qui rend la blessure possible est ce que nous devons viser. D'abord, ce qui rend la blessure possible, pas telle ou telle blessure.
17:46 K: C'est très simple, je pense. Pourquoi suis-je blessé? Parce que vous me dites quelque chose de déplaisant.
17:57 H: Mais pourquoi cela devrait-il vous blesser?
18:00 K: Parce que j'ai une image de moi, le 'grand homme'. Vous arrivez et me dites : ne sois pas un âne. Et ça me fait mal.
18:10 H: Qu'est-ce qui a mal ici?
18:13 K: L'image que j'ai de moi. Je suis un grand cuisinier, un grand savant, un grand ébéniste, ce que vous voudrez. J'ai cette image de moi, et vous arrivez et y plantez une épingle. Et elle est blessée. L'image est blessée. L'image est moi.
18:37 B: Je crains que ceci ne soit pas clair pour beaucoup de gens. Comment puis-je être une image, demanderont-ils. Comment une image peut-elle être blessée, alors qu'une image n'est rien, pourquoi a-t-elle mal?
18:49 K: Parce que j'ai investi beaucoup de sentiments dans cette image.
18:53 B: Oui.
18:55 K: Beaucoup d'idées, d'émotions, de réactions - tout cela est moi, c'est mon image.
19:03 H: Pour moi, cela n'apparaît pas comme une image, ça semble être quelque chose de réel.
19:08 K: Ah, bien sûr, pour la plupart des gens c'est très réel.
19:12 H: Oui.
19:13 K: Mais c'est moi, la réalité de cette image est moi.
19:17 H: Oui. Alors, pouvons-nous être clairs sur le fait que c'est une image?
19:24 K: L'image n'est jamais réelle; le symbole n'est jamais réel.
19:28 H: Vous dites que je ne suis qu'un symbole.
19:31 K: Peut-être.

H: C'est un grand pas.
19:43 K: De là découle la question de savoir s'il est possible de n'avoir aucune image.
19:54 S: Un instant. Je ne pense pas que nous ayons clairement établi que je suis une image.
20:00 K: Ah, approfondissons cela.
20:03 S: Pour moi, ce n'est pas tout à fait clair. Il m'est évident que jusqu'à un certain point on est une image, quand j'ai une sensation d'être, etc. Il n'est pas tout à fait clair que ce soit totalement injustifié. Voyez-vous, certains aspects en sont peut-être exagérés, irréalistes, mais une approche pourrait être de dire : il faut éliminer ces aspects irréalistes, pour ramener la chose à une dimension raisonnable. Dès lors, ce qui subsiste serait la véritable chose.
20:33 K: Alors Monsieur, votre question est-elle 'que suis-je?'
20:37 S: Je suppose que oui.
20:39 K: Oui, fondamentalement. Qu'êtes-vous? Qu'est chacun de nous? Qu'est-ce qu'un être humain? C'est ce qu'implique la question.
20:51 S: Oui, cela semble inévitable.
20:53 K: Oui. Que suis-je? Je suis la forme physique, le nom, le produit de toute l'éducation.

H: Votre expérience.
21:09 K: Mes expériences, mes croyances, mes idéaux, principes, les incidents qui m'ont marqué.
21:22 H: Les structures de fonctionnement que vous avez construites.
21:24 K: Oui.

H: Vos compétences.
21:26 K: Mes peurs, mes activités, limitées ou non, ou mes prétendues affections, mes dieux, mon pays, ma langue, peurs, plaisirs, souffrance - tout cela est moi.
21:43 H: Oui.
21:45 K: C'est ma conscience.
21:48 H: Et votre inconscient.

K: C'est tout le contenu du moi.
21:53 H: OK.
21:56 B: Mais ce sentiment d'authenticité du moi subsiste. Vous pourriez raisonnablement soutenir que c'est là tout ce qui constitue le moi, mais quand il se passe quelque chose à cet instant, on ressent effectivement sa présence.
22:11 K: Je ne vous suis pas très bien.
22:15 B: Si quelqu'un réagit au fait d'être blessé ou fâché, il sent à cet instant qu'il y a plus que cela, que quelque chose au tréfonds de soi a été blessé, n'est-ce pas?
22:29 K: Je ne vois pas très bien. Mon image peut être très profonde, c'est mon image à tous les niveaux.
22:45 B: Oui, mais comment...
22:47 K: Attendez Monsieur, j'ai une image de moi, supposons-le, celle d'un grand poète, d'un grand peintre ou d'un grand écrivain. Outre cette image d'écrivain, j'ai d'autres images de moi. J'ai une image de ma femme, et elle en a une de moi, et je me suis entouré de tant d'images, y compris l'image de moi. J'ai donc rassemblé un tas d'images.

B: Oui, je cromprends.
23:25 K: Partielles.

B: Oui, vous dites qu'il n'y a rien d'autre que ce tas d'images.
23:30 K: Bien sûr !

B: Mais la question est celle-ci : comment voit-on cela comme un fait réel?
23:34 K: Ah !

S: Mais un instant, il y a bien autre chose que ce tas d'images. Me voici, assis ici, maintenant, qui vous vois, et tout le reste. Maintenant, j'ai la sensation qu'il y a un centre d'action ou de conscience, situé dans mon corps et qui y est associé, qui a un centre qui n'est ni vous, et ni vous, et ni David, qui est moi. Et, associé à ce centre d'action, mon corps, assis là, est un tas de souvenirs et d'expériences, et sans cette mémoire, je ne pourrais pas parler, discourir, reconnaître quoi que ce soit.

K: Bien sûr.
24:09 S: Oui, il semble donc que cette image de moi ait une certaine substance. Peut-être s'y associe-t-il de fausses images, mais il paraît y avoir une réalité que je ressens, assis là. Ce n'est donc pas entièrement illusoire.
24:21 K: Monsieur, voulez-vous dire que vous êtes totalement, fondamentalement différent de nous trois ici?
24:27 S: Eh bien, je suis en un lieu différent et j'ai un corps différent.
24:30 K: Evidemment.

S: Et en ce sens, je suis différent.
24:32 K: Bien, j'admets cela, je veux dire que vous êtes grand et moi petit, je suis brun, et vous...

S: Oui.
24:36 K: ...noir, et vous blanc, ou rose, peu importe.
24:39 S: Mais à un autre niveau, je ne suis pas foncièrement différent en ce sens que nous parlons la même langue et communiquons, et donc il y a quelque chose en commun. A un niveau purement physique nous avons tous beaucoup en commun, les mêmes enzymes, composants chimiques, etc. Et ceci, d'évidence - atomes d'hydrogène, d'oxygène - nous est commun à tous.
24:58 Oui. Maintenant, votre conscience est-elle différente de celle des autres? La conscience, pas les réponses, les réactions corporelles, le conditionnement corporel, votre conscience, c'est- à-dire vos croyances, vos peurs, vos anxiétés, dépressions, foi - tout cela.
25:26 S: Je dirais qu'une bonne part du contenu de ma conscience, des croyances, désirs, etc. que j'ai, d'autres gens l'ont aussi. Mais je dirais que l'ensemble spécifique d'expériences, souvenirs, désirs, etc. que j'ai est unique, parce que j'ai eu une série particulière d'expériences, comme vous et tout le monde, qui constitue un ensemble unique d'éléments.
25:46 K: Alors, le mien aussi est unique?

S: Oui.
25:48 K: Le sien aussi?

S: Exact.
25:50 K: Cette unicité en fait une chose commune. Qui n'est plus unique.
25:56 S: C'est un paradoxe. Ce n'est pas immédiatement clair.
26:01 B: Pourquoi n'est-ce pas clair? Chacun est unique, d'accord?
26:04 S: Oui, nous sommes tous uniques.

K: Je mets cela en doute.
26:06 S: Nous ne sommes pas uniques de la même façon. Sinon le mot 'unique' perdrait son sens. Chacun de nous est unique, nous avons une série unique d'expériences, de facteurs environnants, de souvenirs etc.
26:22 K: Mais vous venez de dire que c'est notre lot commun.
26:24 S: Oui, nous l'avons tous, mais ce que nous avons est différent.
26:28 K: Oui, vous avez été élevé en Angleterre, et un autre l'aura peut-être été en Amérique, un autre au Chili, nous avons tous des expériences différentes, des pays différents, des points de vue différents, des montagnes différentes, etc.
26:44 S: Oui.
26:47 K: Mais mis à part l'environnement physique, les différences linguistiques, et les expériences accidentelles, fondamentalement, au tréfonds de nous-mêmes, nous souffrons, nous sommes terrifiés, anxieux, angoissés par une chose ou une autre, en conflit - c'est le terrain sur lequel nous nous tenons tous.
27:17 S: Mais ce ne semble pas là une conclusion très surprenante.
27:20 K: Non, ce ne l'est pas.
27:22 B: Mais je pense que ce que vous dîtes sous-entend en fait que ce que nous avons en commun est essentiel et fondamental plutôt que superficiel. J'en ai parlé à des gens, et tous sont d'accord que nous avons tout cela en commun, mais que la peine, la souffrance, etc. n'ont que peu d'importance; ce sont, par exemple, les plus grandes réalisations de la culture, etc., qui importent vraiment.
27:48 H: C'est entre la forme et le contenu que se situe peut-être la distinction. Nos contenus sont tous distincts, et ils ont des similitudes et des différences, mais la forme est peut-être la même, la structure.
27:59 K: Je dirais que les contenus sont les mêmes chez tous les êtres humains.
28:03 S: Mais voyez-vous, si je peux admettre l'existence d'une humanité commune, je considèrerais plutôt cela comme une abstraction ou une projection plutôt qu'une réalité. Comment sait-on que ce n'est pas une abstraction?
28:17 K: Parce qu'en parcourant le monde, vous voyez les gens souffrir, vous les voyez dans l'angoisse, le désespoir, la dépression, la solitude, en manque d'affection, d'attention, ce sont les réactions humaines fondamentales, elles font partie de notre conscience.
28:47 S: Oui.
28:49 K: Vous n'êtes donc pas essentiellement différent de moi. Vous êtes peut-être grand, né en Angleterre, moi en Afrique avec la peau noire, mais tout au fond du fleuve, son contenu est l'eau. Le fleuve n'est ni asiatique, ni européen, c'est un fleuve.
29:21 S: Oui, c'est clair à un certain niveau. Mais je ne sais pas très bien à quel niveau.
29:26 K: J'entends fondamentalement, profondément.
29:31 S: Mais pourquoi s'arrêter là? Je puis voir quelque chose en commun chez tous les êtres humains, mais en observant les animaux, je vois quelque chose en commun avec eux. Nous avons beaucoup en commun avec les animaux.
29:45 K: Assurément.

S: Alors pourquoi s'arrêter aux êtres humains?
29:47 K: Je ne le fais pas.

S: Pourquoi ne pas dire...
29:49 K: Parce que... Je n'aime pas le mot 'commun'. On sent que c'est le terrain sur lequel se tiennent tous les êtres humains. Leur rapport à la nature, aux animaux, etc., et que le contenu de notre conscience, là encore, est le socle de l'humanité. L'amour n'est pas anglais, américain ou indien. La haine de l'est pas, l'angoisse n'est ni à vous ni à moi, c'est l'angoisse, mais nous nous identifions à l'angoisse : c'est mon angoisse, pas la vôtre.
30:46 S: Pourtant, on pourra la subir de manières très différentes.
30:50 K: Des expressions, des réactions différentes, mais à la base c'est l'angoisse. Pas l'angoisse allemande ou asiatique. Ce n'est pas ce qui a lieu - l'Angleterre et l'Argentine - c'est le conflit humain. Pourquoi nous séparons- nous de tout cela? Le Britannique, l'Argentin, le juif, l'Arabe, l'hindou, le musulman. Vous suivez? Tout cela paraît tellement insensé, tribal. Vénérer une nation est du tribalisme. Alors, pourquoi ne pouvons-nous pas balayer tout cela?
31:37 S: Je ne sais pas. Dites-moi pourquoi.
31:40 K: Parce que - il nous faut revenir à la question : je m'identifie à la nation parce que cela me donne une certaine force, un certain statut, une certaine sécurité. Quand je dis 'je suis britannique'... cette division est une des causes de guerre, pas seulement économique, sociale, et tout le reste. Le nationalisme, qui est en réalité du tribalisme glorifié, est une cause de guerre. Pourquoi ne peut-on balayer tout cela? Cela paraît si raisonnable.
32:28 H: Cela paraît raisonnable au niveau du nationalisme : les gens ne s'identifient pas à l'Angleterre.
32:35 K: Commencez à partir de là.

H: OK. Mais alors j'ai un patient, il ne pense pas être marié et que celle-ci est sa femme.

K: Oui. Bien sûr, c'est sa femme.
32:50 H: N'est-ce pas de cette même action que vous parlez?
32:53 K: Non, non. Monsieur, procédons doucement.
32:59 H: OK.
33:02 K: Pourquoi est-ce que je veux m'identifier à quelque chose de plus vaste? Comme le nationalisme, comme Dieu.
33:14 H: Parce que je me sens insuffisant.

K: Ce qui veut dire?
33:18 H: En insécurité.
33:19 K: En insécurité, insuffisant, seul, isolé. Je me suis entouré d'un mur.

H: Oui.
33:31 K: Tout ceci fait donc que je suis terriblement seul. Et, partant de cette solitude consciente ou inconsciente, je m'identifie à Dieu, à la nation, à Mussolini, peu importe - à Hitler, ou n'importe quel leader religieux.
33:52 H: OK. Où je me marie, j'ai un emploi, je me fais ma place.
33:56 K: Oui.

H: Et tout cela est aussi de l'identification.
33:59 K: Oui. Pourquoi voulons nous nous identifier à quelque chose? Non, la question fondamentale est : pourquoi voulons-nous des racines?
34:10 H: Appartenir.

K: Appartenir, ce qui implique aussi devenir.

H: Oui.
34:21 K: Tout ce processus du devenir; depuis l'enfance, on me demande de devenir, devenir. Du prêtre à l'évêque, de l'évêque au cardinal, du cardinal au pape. Et il en va de même dans le monde des affaires. Dans le monde spirituel c'est la même chose. Je suis ceci, mais je dois devenir cela.
34:48 H: OK, ce que je suis est insuffisant.
34:50 K: Pourquoi voulons-nous devenir? Qu'est-ce qui devient?
35:01 S: Une des raisons évidentes de vouloir devenir est une sensation d'insuffisance, d'être inadéquat dans l'état où nous sommes. Et une des raisons à cela est que nous vivons dans un monde imparfait, nos rapports avec les autres sont imparfaits. Pour diverses raisons nous sommes insatisfaits de notre état. Il semble donc que l'issue en soit de devenir autre chose.
35:24 K: Oui. Cela signifie fuir 'ce qui est'.
35:30 S: Oui. Mais 'ce qui est' est peut-être quelque chose qu'il est nécessaire de fuir à cause de sa nature néfaste.
35:36 K: Bien. Prenons l'exemple habituel : je suis violent, et j'ai inventé la non-violence. Bien? Et j'essaye de le devenir. Cela me prendra des années. Entre-temps je suis violent. Je n'est donc jamais échappé à la violence. Ce n'est qu'une invention.
36:00 S: Et bien, vous essayez d'y échapper. Vous y parviendrez peut-être en fin de compte.
36:06 K: Non, je ne veux pas m'en échapper. Je peux comprendre la nature de la violence, ce qu'elle implique, et voir s'il est possible de vivre une vie sans aucun sentiment de violence.
36:19 S: Mais vous proposez une méthode plus efficace d'y échapper. Vous ne suggérez pas l'abandon de l'idée d'y échapper. Vous suggérer que la façon normale d'y échapper, en essayant de devenir non-violent, est une façon de s'y prendre qui ne marche pas. Tandis que si vous pratiquez une autre méthode consistant à regarder la violence autrement, vous pouvez devenir non-violent.

K: Je ne fuis pas.
36:40 S: Alors vous changez.
36:42 K: Non. Je suis violent.

S: Oui.
36:45 K: Je veux voir ce qu'est la nature de la violence, comment elle survient.
36:50 S: Mais dans quel but?
36:51 K: Pour voir s'il est possible d'en être complètement délivré.
36:55 S: Mais n'est-ce pas là une sorte de fuite?
36:57 K: Non.

S: Etre délivré de quelque chose...
36:59 K: ...n'est pas une fuite.

S: Pourquoi pas?
37:01 K: Eviter, fuir, s'écarter de 'ce qui est' est une fuite, mais dire : regardez, voilà ce que je suis, examinons cela, observons-en le contenu, ce n'est pas une fuite !
37:16 S: Oh, je vois, la distinction que vous faites est celle-ci : dans le sens habituel du terme, fuir consiste à s'échapper de quelque chose, comme s'échapper d'une prison, ou de ses parents, etc., mais ceux-ci restent en place. Ce que vous dites est que au lieu de fuir la violence, ce qui laisse celle-ci intacte et toujours présente, vous essayez de vous en distancier de dissoudre la violence, ou de l'abolir.
37:39 K: La dissoudre.

S: Oui.
37:41 K: Pas l'abolir, la dissoudre.

S: Très bien. C'est autre chose qu'une fuite, car vous essayez de dissoudre la chose au lieu de la fuir.
37:51 K: La fuir est... Tout le monde fuit.
37:57 S: Eh bien, d'habitude ça marche, jusqu'à un certain point.
37:59 K: Non. C'est comme fuir mon angoisse en allant au football. Je rentre chez moi,, et la revoilà ! Je ne veux pas aller à un match de football, mais je veux voir ce qu'est la violence et voir s'il est possible de complètement m'en libérer.
38:24 S: Si je me trouve dans une société très désagréable, je puis la fuir en la quittant pour me rendre dans une autre. Ce qui implique que j'ai fui, dans une certaine mesure.
38:34 K: Bien sûr.
38:36 S: Ce sont donc toujours des réponses partielles et partiellement efficaces.
38:41 K: Je ne veux pas être partiellement violent, ou partiellement libre de la chose. Je veux découvrir s'il est possible d'y mettre totalement fin. Ce n'est pas une fuite, c'est prendre la chose à bras le corps.
38:56 S: Oui. Mais il faut y croire pour la prendre à bras le corps.
39:03 K: Je ne sais pas, je vais chercher. En ce qui me concerne, je sais qu'on peut vivre sans violence. Mais ce pourrait être là une bizarrerie biologique. Mais le fait d'en discuter entre nous quatre et voir s'il on peut être complètement délivré de la violence, c'est ne pas la fuir, c'est ne pas la réprimer, c'est ne pas la transcender, c'est voir ce qu'est la violence. La violence fait partie de l'imitation, du conformisme. N'est-ce pas? Mis à part les blessures physiques, je ne parle pas de cela. Donc psychologiquement, il y a cette comparaison perpétuelle, qui fait partie de la blessure, de la violence. Puis-je donc vivre sans comparaison, alors que depuis l'enfance j'ai été formé à me comparer à quelqu'un d'autre? Je ne parle pas de la comparaison entre un bon et un mauvais tissu.
40:16 H: D'accord. C'est me comparer moi-même.
40:19 K: Moi-même avec vous qui êtes brillant, habile, qui jouissez de notoriété. Quand vous dits quelque chose, le monde entier vous écoute. Et moi j'ai beau hurler, personne ne s'en soucie. Alors, je veux être semblable à vous. Je me compare donc constamment à une chose que je pense être supérieure.
40:42 H: Voilà donc d'où vient la comparaison.
40:45 K: C'est bien cela. Alors puis-je vivre sans comparaison?
40:50 H: Mais cela ne me laisse-t-il pas dans un état d'insuffisance?
40:53 K: Vivre sans comparaison? Non.
40:57 H: Me voilà insuffisant...
41:00 K: Vous comprenez M.? Suis-je engourdi en me comparant à vous qui êtes brillant?

H: Oui. Oui, vous l'êtes parce que vous vous comparez.
41:10 K: Quand je me compare à vous qui êtes brillant, habile, je m'engourdis. Je me crois engourdi.

H: Oui.
41:17 K: Mais si je ne me compare pas, je suis ce que je suis.
41:20 S: Vous ne vous comparez pas, mais moi oui en disant 'vous êtes engourdi'.
41:25 K: Alors je réponds : 'très bien. Vous dites que je suis engourdi. Le suis-je?' Je veux savoir ce que cela signifie. Cela veut-il dire qu'il se compare à moi qui suis... - vous suivez? - c'est l'inverse !
41:39 S: C'est très frustrant. Oui. Si l'on se comparait à quelqu'un et qu'on lui disait 'vous êtes engourdi', et qu'il répondait 'qu'est-ce que cela veut dire?' !
41:53 K: L'autre jour, au terme d'une causerie donnée en Angleterre, un homme vint à moi et dit 'vous êtes un beau vieillard, mais vous êtes coincé dans une ornière'. j'ai répondu : 'peut-être bien, Monsieur, je ne sais pas, nous allons voir cela'. Je suis donc monté dans ma chambre et me suis dit : 'le suis-je?' Car je ne veux pas être coincé dans une ornière. Je le suis peut-être. J'ai donc approfondi la chose avec grand soin, pas à pas, j'ai trouvé le sens d'une ornière : être collé dans le sillon d'une certaine idée. Peut-être le suis-je, j'y ai donc été attentif. Ainsi, l'observation d'un fait est tout autre chose que la fuite devant le fait ou son refoulement.
42:45 H: Donc il dit : vous êtes coincé dans une ornière, et vous observez cela, vous ne comparez pas.
42:50 K: En effet. Suis-je dans une ornière? J'observe. Peut-être le suis-je, parce que je parle anglais, je parle italien et français. Très bien. Suis-je psychologiquement, intérieurement pris dans une ornière, comme un tram?
43:16 H: Seulement motivé par quelque chose, sans le comprendre.
43:19 K: Non, le suis-je? Je l'ignore, je vais le découvrir, l'observer. Je vais être terriblement attentif, sensible, éveillé.
43:32 H: Cela requiert que vous ne réagissiez pas au départ en disant 'non, c'est horrible, je ne supporterais pas d'être pris dans une ornière'.
43:39 K: Non pas. Peut-être dites-vous la vérité.
43:50 H: Pour ne pas avoir cette réaction, il faut l'absence du moi qui dit 'je ne suis pas du genre à me faire prendre dans des ornières'.
43:56 K: Je ne sais pas. Monsieur, y a-t-il un apprentissage sur soi-même qui... - ceci mènerait à autre chose, ce n'est pas le moment - qui ne soit pas une accumulation continuelle sur moi-même? Je me demande si je suis clair.
44:25 H: Oui.
44:28 K: Je m'observe.

H: Oui.
44:31 K: Et j'ai appris quelque chose de cette observation. Et ce quelque chose s'est accumulé continuellement par l'observation. Je ne pense pas que ce soit là apprendre sur soi.
44:44 H: Oui. C'est se préoccuper de ce que l'on pense de soi.
44:48 K: Oui, ce que vous pensez de vous-même, ce que vous avez rassemblé sur vous-même.
44:53 H: Oui.
44:57 K: C'est comme un fleuve qui s'écoule, il faut le suivre. Cela nous mène ailleurs. Revenons à notre sujet.
45:06 H: Cela fait peut-être partie de la question que nous posons, car au départ nous demandons comment ce désordre survient-t-il.

K: Oui M., restons là-dessus.
45:15 H: Il survient à cause de l'image que j'ai de moi, quelqu'un qui sait qu'il n'est pas pris dans une ornière. Je n'aime pas penser que je suis pris dans une ornière, et on me dit 'oui, vous l'êtes'.
45:25 K: Mais peut-être l'êtes-vous.
45:27 H: Oui, je dois être ouvert pour voir.
45:30 K: Oui, pour observer.
45:32 S: Mais que penser de l'approche suivante : quelqu'un dit que je suis pris dans une ornière; je m'observe et pense : 'oui, je suis pris dans une ornière', et la réponse peut alors être : quel mal y a-t-il à cela? Tout le monde l'est.

K: M., ce n'est que de l'aveuglement.
45:47 S: Non, vous acceptez le fait, puis vous pensez : 'pourquoi faire quelque chose à ce sujet?' Quel mal y a-t-il à cela?
45:55 K: C'est comme quelqu'un de coincé, comme l'est un hindou. Il contribue alors à la guerre.
46:03 S: Je pourrais dire : je suis pris dans une ornière, mais tout le monde l'est, par nature, l'humanité est prise dans des ornières.
46:10 K: Voilà, vous êtes parti dans l'idée que c'est là la nature de l'humanité. Mais je mets cela en doute. Si vous dites que c'est dans la nature de l'humanité, changeons cela pour l'amour du ciel !
46:22 S: Mais vous pourriez croire que ce n'est pas modifiable. Quelle raison ai-je pour croire que cela peut être changé? Je pourrais penser que je suis pris dans une ornière, que vous l'êtes aussi, de même que tous les autres. Et quiconque pense qu'il ne l'est pas s'illusionne.
46:34 K: C'est tricher avec soi-même. Je triche peut-être, alors j'examine cela. Suis-je en train de tricher? Je veux être très honnête là-dessus. Je ne veux pas tricher, je ne veux pas être hypocrite.
46:46 S: Pas hypocrite, mais peut-être penser 'je suis pris dans une ornière', et vous pourriez être un pessimiste. C'est l'alternative au fait d'être hypocrite.
46:54 K: Non, je suis ni pessimiste ni optimiste. Je dis : 'voyons suis-je pris dans une ornière?' J'observe toute la journée.
47:04 S: Et peut-être conclurez-vous que oui. Mais alors, vous pouvez adopter la cause pessimiste et dire : 'oui, je le suis, et alors?'
47:14 K: Si vous préférez cette façon de vivre, continuez. Mais je ne veux pas vivre de cette façon-là.
47:22 H: Eh bien, chez la personne qui vient en thérapie, d'habitude les deux aspects cohabitent simultanément. Elle dit : 'j'ai ce problème dont je veux me débarrasser', je ne veux pas être pris dans une ornière'; d'un autre côté, quand on en vient à vraiment examiner la chose, elle s'y refuse, car cela devient inconfortable.
47:43 K: Bien sûr. Pour revenir à votre question initiale, le monde est en désordre, les êtres humains sont en désordre, et nous avons décrit ce qu'est le désordre. Y a-t-il une possibilité de vivre en étant libéré du désordre? C'est la question fondamentale. Nous avons dit que tant qu'existe ce processus de division de la vie - je suis un hindou, vous êtes un Arabe, je suis un bouddhiste, et vous un musulman, je suis anglais, et vous argentin - le conflit, la guerre sont inévitables. Mon fils va être tué, à quelle fin?
48:39 H: Tant que je m'identifie personnellement à mon travail, ou à ma famille, etc., il y aura souffrance.
48:46 K: Bien sûr.

H: C'est le même processus.
48:48 K: Alors, est-il possible d'être responsable sans identification?
48:56 H: Si je ne m'identifie pas, vais-je même aller à mon travail?
48:59 K: Mais je suis responsable vis-à-vis de la dame que j'ai épousée. Responsable dans le sens où je dois veiller sur elle, en prendre soin, et elle doit prendre soin de moi. Responsabilité signifie ordre. Mais nous sommes devenus totalement irresponsables en nous isolant - Britannique, Français.
49:27 H: Nous traitons le problème de la responsabilité en fabriquant une ornière dans laquelle nous pouvons travailler.

K: Oui, c'est cela.
49:33 H: Et nous restons dedans.
49:40 K: Je vois le fait que la responsabilité est l'ordre - je suis responsable de la propreté de cette maison - mais comme nous vivons tous sur cette terre, elle est à nous, ce n'est pas une terre anglaise, française ou allemande, c'est notre terre. Et nous sommes divisés, pensant que cette division comporte de la sécurité.
50:14 H: Il y a stabilité et sécurité.
50:16 K: La sécurité. Qui n'est nullement la sécurité.
50:21 H: Ce n'est pas clair, il faut procéder lentement, car je pense que mon travail, que ma famille sont la sécurité.
50:29 K: Vous pourriez la perdre.
50:31 H: Ce problème se présente continuellement.
50:32 K: Il y a beaucoup de chômage en Amérique et en Angleterre, 3 millions de chômeurs en Angleterre.
50:39 H: Je pourrais peut-être m'en tirer sans travail, mais il s'agit de mon amour-propre.
50:45 K: Qu'entendez-vous par amour-propre?
50:47 H: Ce que j'essaye de dire, c'est qu'il y a un lieu auquel je m'identifie.
50:52 K: Pourquoi vouloir m'identifier à quoi que ce soit, Monsieur? Cela crée aussitôt l'isolement.
51:04 H: Pour des raisons de stabilité.
51:08 K: L'isolement amène-t-il la stabilité?
51:12 H: Il procure une sensation de solidité et de fermeté.
51:15 K: Vraiment? En cinq mille ans nous avons eu environ cinq mille guerres. est-ce là la stabilité?
51:34 H: Non.
51:35 K: Pourquoi acceptons-nous... Je ne vais pas aborder tout cela. Qu'est-ce qui ne va pas chez nous?
51:41 H: Pourquoi ne le voit-on pas? Vous dites que la racine du problème se trouve dans le fait que je continue à m'identifier à une chose après l'autre; si l'une ne marche pas, j'essaie autre chose. Je ne cesse pas de m'identifier.
51:52 K: Oui Monsieur, ce qui engendre l'isolement.
51:56 H: Mais pour reprendre votre exemple de la personne prise dans une ornière, vous dites, 'inutile de m'identifier, il me suffit de prendre du recul et d'observer cette chose pour voir si elle est vraie'.
52:07 K: Oui.
52:08 H: Vous suggérez donc qu'il y a quelque chose qui n'est pas identifié, et qui est libre d'observer.
52:15 K: Non. Ceci nous mène à autre chose. Pourquoi est-ce que je veux m'identifier? Probablement, à la base, par désir d'être en sécurité, d'être sauf, d'être protégé. et cette sensation me donne de la force.
52:37 H: Force, motivation, direction.
52:40 K: Cela me donne de la force.

H: Oui.
52:43 S: Mais c'est un fait biologique. Ce n'est pas qu'une illusion. Là encore, pour en revenir au règne animal, on y voit les daims vivre en troupeaux, les oiseaux en groupes, les abeilles dans leur ruche, s'identifiant à celle dans laquelle elles travaillent.
52:58 K: Mais les abeilles ne s'entretuent pas, les espèces ne s'entretuent pas.
53:04 S: Eh bien, les abeilles tuent les intruses qui envahissent leur ruche. Elles ne se suicident pas. Elle tuent les autres.
53:10 K: Mais nous le faisons !
53:12 S: Oui et non, les abeilles se battent contre celles qui envahissent leur ruche.
53:16 K: Oui, je sais, j'ai élevé des abeilles.
53:19 S: Nous voyons donc que même dans le règne animal il y a cette identification au groupe, chez les animaux sociaux, et nous sommes des animaux sociaux.
53:29 K: Un instant. D'accord. Et en nous identifiant à l'Inde, à la Chine ou à l'Allemagne, cela nous donne-t-il la sécurité?
53:43 S: Dans une certaine mesure, oui.

K: Dans une certaine mesure.
53:45 S: Et le fait de nous identifier à nos familles nous en donne, car toute cette question de responsabilité y semble étroitement liée. Si je m'identifie à ma famille, j'ai des devoirs envers elle, je protège ma soeur si on l'insulte, je me précipite à son secours, j'en fais toute une affaire, je menace, à défaut de les tuer, ceux qui l'ont insultée.
54:07 K: Nous n'avons pas de soeurs.

S: Oui, heureusement pas.
54:13 Ainsi, je protège des membres de ma famille en me précipitant à leur secours, car je ressens toute insulte ou attaque qui leur est faite comme si elle m'était adressée.
54:24 K: Bien sûr.
54:25 S: Il y a une obligation de réciprocité de leur part, si je tombe malade, ils me nourriront, me soigneront, si la police m'arrête, ils essayeront de me faire sortir de prison, etc. Ainsi, cela me procure une certaine sécurité, et fonctionne bien.
54:37 K: Evidemment.
54:39 S: C'est donc une excellente raison de le faire, dans la plupart des cas.
54:41 K: Mais si l'on développe cela un peu plus, de la famille à la communauté, de la communauté à la nation, et ainsi de suite, c'est un vaste processus d'isolement. Vous êtes anglais, je suis allemand, et nous en venons aux empoignades. Et je dis : pour l'amour du ciel, tout cela est si stupide !
55:04 S: Ce n'est pas si stupide que cela puisque ça marche dans une certaine mesure.

K: C'est tellement impraticable. Cela pourrait fonctionner, mais c'est impraticable, cela mène à s'entretuer.
55:14 S: Mais on ne s'est pas encore entretué, il y a plus d'êtres humains que jamais. Le système a donc abouti à ce que, loin de s'entretuer on en est venu au point où l'on a une population plus nombreuse que jamais. Donc le système fonctionne trop bien, si l'on peut dire.
55:33 K: Alors vous proposez la guerre pour tuer l'excédent?
55:37 S: Non ! Mais un de ses aspects fonctionne bien, et une certaine sécurité découle de ces choses.
55:46 K: Oui Monsieur. A un certain niveau, l'identification revêt une certaine importance. N'est-ce pas? Mais à un niveau supérieur, si l'on peut dire, cela devient dangereux. C'est tout ce que nous disons. Bien entendu, si vous êtes mon frère, vous veillez sur moi.
56:08 B: Mais il est très difficile de faire la démarcation, cela finit par déborder.
56:13 K: C'est exact, par déborder.

B: Il y a dérapage.
56:16 K: C'est mon objection.
56:19 S: La question est où placez-vous la démarcation? Car si vous êtes mon frère, vous avez alors la tribu, le clan, ou en Inde, la caste.
56:26 K: C'est cela. Etendez-le. Et puis nous disons : 'je suis argentin, vous êtes anglais, il est français', économiquement, socialement, culturellement, nous nous entretuons. Et je dis : c'est insensé !
56:44 S: Mais où placez-vous la démarcation? Si vous dites que la nation à tort, alors qu'est-ce qui ne va pas avec la tribu ou la caste, vous avez alors le conflit entre tout cela. Il y a conflit entre les familles.

K: Je ne placerais pas de démarcation. Je dirais qu'en tant qu'être humain, je suis responsable de ce qui a lieu dans le monde, parce que je suis un humain. Et ce qui a lieu dans le monde, c'est cette terrible division, et je ne serais ni hindou, ni catholique, ni protestant, ni bouddhiste - rien. S'il y avait cent ou mille personnes comme cela, elles commenceraient à faire quelque chose.
57:26 H: Vous dites donc que le problème vient de ce que je me trompe au sujet de ma sécurité locale, pensant qu'elle réside dans une quelconque identification locale.
57:35 K: Oui, Monsieur, c'est-à-dire l'isolement. Et par conséquent, il n'y a pas de sécurité dans l'isolement. et par conséquent pas d'ordre.