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OJ83CJS - Qu'est-ce qui nous fait changer?
Conversation avec Jonas Salk
Ojai, USA
27 Mars 1983



0:18 Jonas Salk: De quoi voulez-vous parler?
0:21 K: De quoi allons-nous parler?
0:23 JS: J'aimerais connaître ce qui vous intéresse le plus, ce qui vous inquiète le plus.
0:33 K: C'est difficile, n'est-ce pas, d'exprimer tout cela quand on est filmé

JS: Oui.
0:39 K: Mais, quand on voit ce que devient le monde, je crois que tout homme sérieux doit s'inquiéter du futur, de ce qui attend l'humanité.
0:57 JS: Oui.
0:59 K: Surtout si on a des enfants. Quel avenir les attend? Est-ce qu'ils vont répéter le même vieux schéma, comme l'ont fait les humains depuis un million d'années – plus ou moins? Ou va-t-il y avoir un changement fondamental dans leur psyché, dans la totalité de leur conscience? C'est ça la vraie question, pas la guerre atomique ou une guerre conventionnelle – c'est l'homme contre l'homme.
1:40 JS: Oui. Je suis sûr que vous avez votre opinion là-dessus.
1:44 K: Oui. Je ne sais pas si j'ai une opinion, j'ai beaucoup observé, j'ai parlé avec beaucoup de gens dans ma vie, et il n'y en a que très peu qui s'en soucient vraiment, qui sont engagés dans quelque chose, qui veulent découvrir s'il y a une autre façon de vivre, une relation globale, une intercommunication globale. Sans s'arrêter aux différences de langue, sans ces divisions religieuses et politiques, toutes ces sottises, mais réellement découvrir si nous pouvons vivre en paix sur cette terre sans nous entretuer sans cesse. Je pense que voilà le vrai problème du moment. Et nous pensons que la crise est à l'extérieur.
2:51 Elle est en nous.

JS: Elle est en nous.
2:53 K: La crise se trouve dans notre conscience.
2:57 JS: Il y a une expression qui vient d'un dessinateur, Pogo, qui dit qu'on a découvert l'ennemi, l'ennemi c'est nous.
3:11 Et donc ce que vous dites c'est qu'on se trouve maintenant face à nous-mêmes.
3:19 K: Oui, à nous-mêmes et à notre relation au monde, à l'extérieur comme à l'intérieur.
3:26 JS: Donc le problème fondamental que nous avons est la relation, la relation à nous-mêmes et les relations mutuelles et j'irai jusqu'à dire au monde et au cosmos. On est vraiment confronté à l'éternelle question du sens de nos vies.
3:46 K: Le sens de nos vies, oui, c'est ça. Soit on donne un sens à notre vie, intellectuellement – on se fixe un but et on travaille dans ce sens, ce qui finit par devenir tellement artificiel, antinaturel – soit on comprend toute la structure de nous-mêmes. J'ai aussi le sentiment que nous avons tant progressé sur le plan technologique – c'est fantastique ce qu'ils sont en train de faire, vous le savez – mais dans l'autre domaine, le domaine psychologique, on n'a guère avancé. Nous sommes ce que nous avons été pendant je ne sais combien d'années.
4:41 JS: On est allés jusqu'à inventer ce que l'on appelle l'intelligence artificielle.
4:47 K: L'ordinateur et ainsi de suite.
4:49 JS: Les ordinateurs et ce genre d'appareils, et nous commençons à nous orienter vers l'utilisation de l'intelligence artificielle sans pour autant...

K: ... détruire...

JS: ... reconnaître que nous avons besoin d'apprendre à nous servir de notre intelligence naturelle.
5:10 K: Avons-nous une intelligence naturelle, ou l'avons-nous détruite?
5:15 JS: Elle est innée, et nous la détruisons dans chaque individu qui arrive. Je pense qu'on naît avec cette intelligence naturelle, mais parfois je pense...
5:28 K: J'aimerais vraiment remettre en question, cette idée qu'on naît avec une intelligence naturelle.
5:32 JS: On naît avec cette faculté, avec ce potentiel, tout comme on naît avec la faculté de parler.
5:40 K: Oui.

JS: Mais il faut l'exercer, il faut l'activer, cela doit se révéler au cours des expériences de la vie. Et c'est pour cela que nous avons besoin de comprendre ce que j'appelle les conditions et les circonstances qui suscitent ce potentiel.
6:00 K: Tant que nous sommes conditionnés...
6:05 JS: On est sujet au conditionnement, c'est dans notre nature.
6:09 K: Oui. Mais est-il possible de nous déconditionner, ou doit-on continuer comme cela?
6:17 JS: Vous demandez s'il est possible de déconditionner un individu qui a été conditionné?
6:25 K: L'individu qui s'est fait conditionner par la société, par la langue, par le climat, par la littérature, les journaux, par tout ce qui l'a façonné, tout ce qu'on a imprimé en lui, tout ce qui l'a influencé, si ce conditionnement pourra jamais... S'il pourra jamais se sortir de là.
6:56 JS: Avec de grandes difficultés parce qu'effectivement il a tendance à se fixer, et c'est pour cela qu'on doit faire très attention aux jeunes, à chaque nouvelle génération qui naît dans un nouveau contexte et qui est façonnée par ce contexte, par ces circonstances. Nous avons l'opportunité, avec ces esprits neufs, pas encore formatés ni définis, de les influencer d'une manière plus saine qu'elle ne l'a été jusqu'ici.

K: J'ai été – en particulier, si je puis en parler un peu – j'ai été, avec des tas de jeunes, des milliers d'entre eux, en contact étroit. Entre 5 ans et 12 ans ils semblent intelligents, curieux, éveillés, pleins d'énergie, de vitalité et de beauté.
7:58 Après, du fait de leurs parents, de la société, des journaux, de leurs amis, de la famille, il semble que toute cette chose les engloutit, les rend laids, vicieux, vous savez, toute la race humaine est devenue ainsi. Alors, est-il possible de les éduquer autrement?
8:22 JS: Je pense que oui. J'ai dit dans un de mes ouvrages il n'y a pas si longtemps, que nous avons besoin d'une éducation qui immunise. Par analogie, comme on s'immunise contre une maladie invalidante.

K: Une maladie, c'est ça.
8:40 JS: Et ici je pense à la paralysie de l'esprit, pas à celle du corps. Et je crois...
8:46 K: Est-ce qu'on pourrait creuser un peu ce qui paralyse l'esprit? A la base, pas en surface bien sûr. A la base, si je puis demander, s'agit-il du savoir?
9:06 JS: Un savoir erroné.
9:07 K: Le savoir. Je dis bien "savoir", juste ou erroné, le savoir, le savoir psychologique – à part le savoir académique le savoir scientifique, le savoir technologique, les ordinateurs et tout ça, tout ça mis à part – le savoir a-t-il jamais aidé l'homme, intérieurement ?
9:38 JS: Vous parlez du genre de savoir issu de l'expérience?
9:44 K: De toute la question du savoir. Le savoir est après tout un entassement d'expériences.
9:51 JS: Je vois deux types de savoirs. Le corps organisé du savoir qui provient, disons, de la science, et l'autre forme de savoir qui provient de l'expérience humaine.
10:03 K: Oui, l'expérience humaine, prenons déjà l'expérience humaine. Cela doit faire plus de sept mille ans que nous avons des guerres.
10:13 JS: Oui.
10:15 K: Et les guerres d'aujourd'hui... Autrefois on tuait avec des flèches ou une massue, deux ou trois personnes, une centaine maximum, aujourd'hui on tue par millions.
10:30 JS: Bien plus efficacement.

K: Bien plus efficacement. Vous êtes là-haut dans les airs sans même savoir qui vous tuez. Vous tuez peut-être votre famille, vos amis. Donc est-ce que cette expérience de dix mille ans de guerre, ou cinq mille ans de guerre, nous a appris à comprendre qu'il ne fallait pas tuer?
10:55 JS: Ça m'a appris quelque chose : tout cela n'a pas de sens. Et d'autres partagent cette opinion, de plus en plus de gens, il y a de plus en plus de gens qui prennent conscience de toute l'absurdité de ce genre de comportement.
11:14 K: Après dix mille ans? Vous voyez la question?
11:18 JS: Je vous suis.
11:22 K: Il faut se demander si on apprend quoi que ce soit. ou si on ne fait qu'errer à l'aveugle. Si, après dix mille ans, plus ou moins, les humains n'ont pas compris une chose toute simple : ne tuez pas, pour l'amour du ciel ! Vous vous tuez vous-même, vous tuez votre futur. Cela, ils ne l'ont pas appris, n'est-ce pas?
12:01 JS: Certains l'ont appris, mais pas tous.
12:05 K: Bien sûr il y a des exceptions. Oublions les exceptions. Il y aura toujours des exceptions, heureusement.

JS: Heureusement...

K: Heureusement

JS: ... c'est très important.

K: Bien sûr, c'est heureux. Mais la majorité qui vote pour la guerre, pour les présidents, pour les premiers ministres et tout le reste, ceux-là n'ont rien appris du tout. Ils vont nous détruire !
12:35 JS: Si on les laisse faire.

K: Mais c'est ce qui se passe !
12:40 JS: Nous ne sommes pas allés au bout de la destruction.
12:44 K: Ah, évidemment.
12:45 JS: Vous avez raison, vous avez tout à fait raison. Mais nous devons prendre conscience de ce nouveau danger. Et quelque chose doit se passer en nous maintenant.
12:59 K: Monsieur, j'aimerais approfondir ceci, car je me demande si l'expérience a jamais enseigné quoi que ce soit à l'homme sauf à être plus brutal, plus égoïste, plus égocentrique, plus soucieux de lui-même et de son petit groupe, de sa petite famille, de son petit... La conscience tribale devenue pompeusement conscience nationale. Et c'est cela qui nous détruit. Si, après dix mille ans, environ, on n'a pas compris qu'il ne faut pas tuer, quelque chose ne va pas.
13:50 JS: J'aimerais suggérer quelque chose, une façon de voir ce problème, cette question. J'aimerais le considérer du point de vue de l'évolution, et supposer que nous évoluons sur une période, dans laquelle l'exception que vous avez mentionnée, tout à l'heure, puisse un jour devenir la règle. Comment cela pourrait-il arriver? Il faut que cela arrive sinon il n'y aura plus rien à dire après ce qui nous attend.

K: Bien sûr.
14:29 JS: Donc, maintenant, nous sommes face à une crise.
14:33 K: Nous venons de le dire.
14:35 JS: Cette crise est imminente, elle se rapproche de plus en plus.

K: Oui, Monsieur.
14:42 JS: Et c'est pour cette raison que nous allons devoir entrer nous-mêmes dans l'arène en toute conscience, et alors que nous sommes en train d'en parler, pleinement conscients de ce que nous disons, conscients du risque et du danger, il y a un effort à faire, un moyen à trouver pour élever la conscience du monde dans sa globalité, aussi difficile que ce soit.
15:09 K: Je comprends tout ceci, Monsieur. J'en ai parlé à bien des politiciens dans le monde et c'est leur argument :
15:19 "Vous, et le gens comme vous, devez entrer dans l'arène." Attendez. Nous nous attaquons toujours à la crise, pas à ce qui a causé la crise. Quand la crise arrive on s'inquiète tellement de résoudre la crise : " Oublions le passé, oublions tout le reste, résolvons la crise tout de suite."
15:53 JS: C'est une erreur.

K: Mais ils font tous ça!
15:56 JS: Je comprends cela. C'est pourquoi ils ont besoin de votre sagesse, et de la sagesse de ceux qui comme vous voient le futur, ceux qui peuvent anticiper, qui sont capables de voir les signes écrits sur le mur et qui vont agir avant que le mur ne s'effondre.
16:14 K: C'est pourquoi je demande si nous ne devons pas rechercher la cause de tout ceci? Ne pas juste dire, bon, il y a une crise, traitons-la !
16:25 JS: Non, d'accord avec vous.
16:27 K: C'est ce que disent les politiciens.
16:31 JS: Mais je ne joue pas à ce jeu-là et je ne suggère pas que nous le fassions.
16:36 K: Seuls les idiots jouent à ce jeu.

JS: Oui.
16:38 K: Les insensés. Mais je veux dire que la cause de tout ça c'est évidemment le désir de vivre en sécurité, protégés, la sécurité intérieure. Je me sépare, par ma famille, puis au sein d'un petit groupe, et j'élargis comme ça.
17:01 JS: Nous allons découvrir que nous faisons tous partie d'une grande famille. Et que notre suprême sécurité viendra de l'attention que nous porterons aux membres de notre famille.
17:13 K: Oui, Monsieur.
17:14 JS: Quel bel avantage cela nous apporte-t-il de faire souffrir les autres et d'être une menace pour nous autant que pour eux-mêmes, ce qui est l'état actuel des choses avec la guerre nucléaire.
17:27 K: C'est pourquoi je demande si l'on apprend par la souffrance – nous n'avons rien appris, n'est-ce pas? – de l'atrocité qu'est la guerre, nous n'avons rien appris non plus. Alors qu'est-ce qui va nous faire apprendre à changer? Par quels moyens, et à quelle profondeur? Pourquoi les humains, vivant sur cette terre pitoyable depuis si longtemps, détruisent le sol sur lequel ils grandissent, la terre, et se détruisent les uns les autres. Quelle est la cause de tout cela? Pas les causes théoriques, mais la vraie cause profonde, humaine?
18:17 Il faut la trouver si on ne veut pas continuer ainsi jusqu'à notre mort.
18:21 JS: C'est très vrai. Vous demandez quel est la cause...
18:28 K: Ou les causes qui ont mené l'homme à cette crise actuelle.

JS: Selon moi, c'est le besoin... le besoin de survie en présence d'une menace, et quand il y a un gain en vue, que l'on peut obtenir par la guerre, alors, les hommes font la guerre. Mais quand le temps est venu où il n'y a plus rien à gagner, mais tout à perdre, alors, peut-être, on y réfléchit à deux fois.
19:14 K: Mais on aura perdu, Monsieur. Vous comprenez? On perd à chaque guerre. Pourquoi n'avons-nous pas compris ça? Les historiens l'ont écrit. Tous les grands érudits l'ont écrit, vous suivez? Mais l'homme est resté tribal, petit, mesquin, égoïste. Je demande : qu'est-ce qui va le changer? Un changement immédiat, pas futur ni progressif, parce que le temps est peut-être l'ennemi de l'homme, l'évolution pourrait bien être l'ennemi.
20:02 JS: L'évolution est peut-être la seule solution.
20:06 K: Si l'homme n'a pas appris, après toute ces souffrances, et continue à perpétuer la souffrance, alors quoi?
20:19 JS: Il n'a pas encore suffisamment évolué. Jusqu'à maintenant les conditions n'ont pas permis de résoudre les problèmes qui provoquent les guerres.
20:33 K: Monsieur, si on a des enfants, quel est leur avenir? La guerre? Et moi, en tant que parent, quel est mon regard sur tout ça? Comment peut-on s'éveiller, prendre conscience de ce qui se passe, voir quelle est notre relation à ce qui se passe, et que si nous ne changeons pas cela continuera éternellement.
21:05 JS: Donc il est impératif de changer.
21:08 K: Oui, mais...
21:09 JS: Comment y arriver?
21:10 K: Oui. C'est ma question. Changer est un impératif.

JS: Je comprends cela.
21:13 K: Si le changement vient de l'évolution – c'est à dire le temps et tout ça – nous allons nous auto-détruire.
21:20 JS: Mais je pense que nous devons accélérer le processus d'évolution. Il faut le faire délibérément et consciemment. Jusqu'ici nous avons évolué inconsciemment, ce qui nous a menés à l'état que vous venez de décrire. Il faut un nouveau changement, un type de changement différent, un changement de conscience dans lequel nous utiliserons notre intelligence.
21:47 K: Je demande, quelles sont les causes de tout ceci? Si j'arrive à trouver les causes, toute cause a une fin. Donc si je trouve la cause, ou les causes, ou l'ensemble des causes qui ont mené les êtres humains là où ils en sont, alors je peux m'en prendre à ces causes.
22:10 JS: J'aimerais suggérer une autre façon de voir: Supposons, à titre d'exemple, que les causes qui ont mené à ceci persisteront à moins d'une intervention extérieure capable de faire changer de direction. Je suggère que l'on essaie de considérer les qualités positives des hommes, et de les renforcer... qu'il soit possible de les renforcer.
22:35 K: Il faudra du temps.
22:38 JS: Dans le monde des humains tout est affaire de temps. Je suggère qu'on accélère le temps, qu'on raccourcisse le temps, qu'on ne compte pas seulement sur le temps et le hasard, mais qu'on commence à intervenir dans notre propre évolution au point de devenir co-auteurs de notre évolution.
22:59 K: Je comprends. Mais j'ai une question. Non, je demande beaucoup plus... Peut-être une question – vous n'avez peut-être pas la réponse mais pour moi il y en a une – ma question est : est-ce que le temps peut cesser? Cette façon de penser : " Donnez-moi encore quelques jours avant de me massacrer, et pendant ces quelques jours je dois changer."
23:34 JS: Je crois que le temps a une fin, en ce sens que le passé se termine et le futur commence.
23:41 K: Non. Ça veut dire quoi? Mettre fin au passé est ce qu'il y a de plus complexe, la mémoire, le savoir, toute l'exigence, le désir, l'espoir, tout ça doit cesser !
24:03 JS: Prenez comme exemple la fin de quelque chose et le début de quelque chose de nouveau. Quand on a observé que la terre n'était pas plate mais ronde il y a eu un changement de perception, et à partir de là, on ne voyait plus la terre comme étant plate mais ronde. On a vu la même chose pour la révolution du soleil autour de la terre, quand il est apparu que c'était la terre qui tournait autour du soleil.
24:30 K: L'Église a failli mettre Galileo sur le bûcher pour ça.
24:32 JS: Tout à fait. Et ça peut recommencer.
24:38 K: Donc je demande : le temps est-il un ennemi ou un allié?
24:44 JS: Il faut l'utiliser à notre avantage.

K: Comment puis-je utiliser le temps? J'ai un avenir, n'est-ce pas? Il me reste encore... cinquante ans à vivre, est-ce que je peux pendant ces années abréger toute l'expérience humaine, réduire le contenu de ma conscience, et en le réduisant le ramener à un tout petit point jusqu'à ce qu'il disparaisse? Le cerveau humain en est-il capable? Il a d'infinies capacités dans un domaine, la technologie, des capacités infinies, mais on n'applique pas cette capacité extraordinaire au monde intérieur.
25:49 JS: Arrêtons-nous là.
25:50 K: Oui, c'est ce que je dis.

JS: Tout le problème est là.
25:52 K: C'est ce que je veux dire.

JS: Tout à fait d'accord.
25:55 K: Si on concentrait cette formidable énergie sur ceci, on changerait instantanément.

JS: Instantanément. Vous l'avez vu.
26:03 K: Je sais, Monsieur. Alors, qu'est-ce qui va pousser l'homme à polariser cette capacité, cette énergie, cette ardeur sur ce point précis? La souffrance ne l'a pas aidé, une meilleure communication non plus, rien ne l'a aidé, pratiquement, Dieu, l'Église, les religions, de meilleurs hommes d'état, les derniers gourous, rien n'y a fait.
26:36 JS: C'est vrai.
26:38 K: Est-ce que je peux balayer tout ça et ne dépendre de personne,
26:49 scientifiques, docteurs, psychologues, de personne? Et dire : regardez...
26:57 JS: Vous voulez dire qu'on n'a pas encore trouvé le moyen d'accomplir ce que vous avez en tête.
27:05 K: Non, pas le moyen, le moyen c'est la fin.
27:10 JS: J'accepte ça.
27:12 K: Alors ne cherchez pas un moyen. Voyez que tous ces gens ne vous ont aidé en rien. Au contraire, ils vous ont mené sur un mauvais chemin. Laissez-les.
27:23 JS: Ce pas le bon moyen.

K: Ce n'est pas le bon moyen.
27:26 JS: Leurs intérêts sont très différents de ce dont nous parlons.

K: Ce n'est pas le bon moyen. L'autorité extérieure n'est pas le bon moyen. Donc, entrer en soi. Cela demande, Monsieur, un immense "courage" – je n'aime pas ce mot – se tenir debout tout seul, être seul, ne pas dépendre, n'être attaché à rien. Et qui va le faire? Une ou deux personnes.
28:04 JS: C'est ça le défi.
28:06 K: Alors, pour l'amour de Dieu, éveillez-vous à cela, pas au moyen, pas à la fin.
28:19 JS: Je partage votre vision, là se trouve la solution. Je comprends que c'est sans doute la chose la plus difficile à laquelle l'être humain ait été confronté, et c'est pour ça qu'on l'a mise en dernier. On a fait tout ce qui est facile. Par exemple, on manipule l'intelligence artificielle, mais pas notre propre intelligence. C'est compréhensible parce que nous sommes à la fois la cause et l'effet.
29:03 K: La cause devient l'effet, l'effet devient la cause, etc., on reste pris dans cette chaîne.
29:09 JS: Oui. Comme nous arrivons au stade où la race humaine est en danger d'extinction, il me semble que la seule invention, si je puis dire, dont on attend aujourd'hui qu'elle mette fin à ce problème, c'est de trouver les moyens de nous empêcher d'aller aucune des causes conditions et circonstances qui ont créé la guerre dans le passé.

K: Oui. Monsieur, je me demande – si vous le permettez, ça n'a peut-être aucun rapport – le monde est tendu vers le plaisir. On le voit dans ce pays plus que n'importe où ailleurs, une formidable poursuite du plaisir et des distractions, le sport – il faut qu'on nous distraie, tout le temps. A l'école, ici, les enfants veulent se distraire, pas apprendre. Allez à l'Est, là-bas ils veulent apprendre. Vous y êtes allé.

JS: Oui.
30:30 K: Ils ont soif d'apprendre.
30:32 JS: Et ça aussi c'est du plaisir. Ça peut l'être.
30:37 K: Oui, bien sûr, bien sûr. Donc le but de l'homme, c'est de trouver et de faire durer le plaisir, et apparemment on fonctionne ainsi depuis toujours, le plaisir qu'on trouve à l'église, toutes ces messes, tout ce cirque au nom de la religion, ou bien sur le terrain de foot, tout ça date des temps les plus anciens. Et c'est sans doute une de nos difficultés : on veut être distrait, et il faut des spécialistes, vous le savez, tout le monde du spectacle. Chaque magazine est une forme de distraction, avec quelques bons articles ici et là. Donc ce qui pousse l'homme n'est pas seulement de fuir la peur, c'est la course au plaisir. Les deux vont ensemble.

JS: Oui, c'est vrai.
31:44 K: Les deux faces de la même monnaie. Mais on oublie l'autre côté, la peur, et on court après le plaisir. C'est sans doute une des causes de la crise qui s'annonce.
31:58 JS: On a déjà vu des espèces disparaître. Je crois qu'il faut se demander s'il existe ou non des cultures dans certaines sociétés plus capables de résister que d'autres, avec les caractéristiques et les attributs nécessaires pour surmonter les problèmes, les faiblesses que vous venez de souligner. J'ai l'impression que vous prophétisez des temps de grande difficulté et de grand danger. Et vous montrez les différences entre les peuples et les cultures, et entre les individus, dont certains – les exceptions peut-être – pourraient bien être ceux qui résistent et vont survivre à l'holocauste.
32:57 K: Ça veut dire un ou deux, ou une demi-douzaine qui survivraient à ce désastre? Non, impossible, cela serait...
33:08 JS: Ce n'est pas ce que je préconise. Je brosse un tableau général, un nombre, une quantité, une qualité pour que les gens comprennent qu'ils ont une responsabilité vis-à-vis de l'avenir.
33:25 K: Monsieur, être responsable n'implique pas seulement votre famille – vous êtes responsable, en tant qu'être humain, du reste de l'humanité.
33:39 JS: Je pense vous l'avoir dit, le titre d'un discours que j'ai donné en Inde était : "Sommes-nous de bons ancêtres?" Nous sommes responsables du futur en tant qu'ancêtres. Je partage tout à fait votre point de vue. Et il est urgent pour nous de réaliser cela et de nous questionner nous-mêmes en toute conscience comme si nous étions face à une menace imminente.
34:04 K: Je voudrais rappeler que, bien sûr, il y a des exceptions, mais la vaste majorité, n'est pas prête à regarder les choses en face, elle qui élit les gouverneurs, les présidents, les premiers ministres ou les dictateurs qui censurent tout. Donc, puisque la majorité élit ceux-là, ou une poignée s'approprie le pouvoir et contrôle les autres, nous sommes à leur merci, nous sommes entre leurs mains – y compris les gens d'exception. Ils ne l'ont pas fait jusqu'ici, mais ils pourraient très bien dire : "Vous ne pouvez plus parler ici, ni écrire. Ne venez plus." Vous comprenez? Donc il y a, d'une part le besoin pressant de sécurité, de trouver une sorte de paix quelque part...
35:16 JS: Êtes-vous prêt à dire que nos leaders actuels, ceux qui nous gouvernent, manquent plutôt de sagesse?
35:26 K: Mais c'est évident, Monsieur !
35:28 JS: Diriez-vous que certains ont la sagesse nécessaire pour mener et guider?
35:35 K: Pas quand toutes les masses veulent être guidées par celui qu'elles élisent, ou guidées par les tyrans s'il n'y a pas d'élections. Ma question est en fait comment un homme, un être humain, qui n'est plus un individu – pour moi l'individualité n'existe pas, nous sommes des humains...

JS: C'est juste.
36:05 K: ... nous sommes l'humanité.
36:08 JS: Nous sommes membres de l'espèce, les cellules du genre humain.
36:14 K: Nous sommes l'humanité. Notre conscience n'est pas la mienne, elle est l'esprit humain.
36:20 Le coeur humain, l'amour humain, tout ça est humain. Et à donner de l'importance à l'individu comme on le fait, à satisfaire nos besoins, à faire ce qui nous plaît – vous savez bien tout ça – on détruit la relation humaine.
36:40 JS: Oui, c'est fondamental.
36:43 K: Donc il n'y a pas d'amour, pas de compassion dans tout ça. Juste une énorme masse qui va vers une voie sans issue et qui élit ces gens extravagants pour les diriger. Et ils les dirigent vers leur perte. Ceci se répète tout au long de l'histoire, siècle après siècle. Et si vous êtes sérieux, vous renoncez, vous laissez tomber... Plusieurs personnes de ma connaissance m'ont dit : "C'est stupide, on ne peut pas changer l'être humain, allez-vous en. Arrêtez. Partez dans l'Himalaya pour mendier, vivre et mourir." Ce n'est pas ce que je ressens.

JS: Moi non plus.
37:35 K: Bien sûr.Ils pensent que tout cela est sans espoir. Quant à moi, je ne vois ni espoir ni désespoir. Je dis, voilà l'état des choses, ils sont obligés de changer !
37:49 JS: Très juste.

K: Instantanément.
37:50 JS: Exactement. Très bien. Nous sommes d'accord là-dessus. Et de là, où allons-nous?
38:01 K: Je ne peux pas aller loin si je ne commence pas tout près. Tout près, c'est ceci.

JS: Oui. Très bien, commençons ici. Exactement ici.
38:11 K: Ici. Si je ne commence pas ici, si je commence là-bas je ne peux rien faire. Alors je commence ici. Et qui est ce moi qui a tant de difficulté avec tout ça? Qui est "je", qui est l'ego, qui est... Qu'est-ce qui me fait agir ainsi? Pourquoi je réagis? Vous me suivez?
38:35 JS: Oh oui, je vous suis.

K: Donc je commence à me voir, pas théoriquement mais dans le miroir de ma relation à ma femme, à mes amis – comment j'agis, comment je pense. Dans cette relation, je commence à voir ce que je suis.
38:53 JS: Oui c'est juste. On ne peut se voir que dans le reflet que l'autre nous renvoie.
38:57 K: Dans la relation.

JS: La relation.
39:01 K: On peut y voir de l'affection, de la colère, peut-être de la jalousie, je découvre dans tout ça la créature monstrueuse cachée en moi, y compris l'idée qu'il y a un élément incroyablement spirituel en moi. Tout cela, je commence à le découvrir. Les illusions et les mensonges dans lesquels l'homme a vécu. Et dans cette relation je vois que, si je veux changer, je brise le miroir, je brise le contenu de ma conscience toute entière. Et peut-être, une fois ce contenu brisé, l'amour est là, la compassion, l'intelligence. Il n'y a pas d'autre intelligence que celle de la compassion.
40:03 JS: Nous sommes donc d'accord sur la seule solution, et sur le fait qu'il faut commencer ici et maintenant.
40:20 K: Oui, Monsieur.
40:20 JS: Ici et maintenant.

K: Oui, Monsieur. Changer tout de suite ! Ne pas attendre que l'évolution vous étouffe.
40:30 JS: Oui, l'évolution peut commencer maintenant.
40:36 K: Si vous voulez. L'évolution en ce sens : sortir de ce problème, rompre totalement avec ça pour aller vers ce que la pensée est incapable de projeter.
40:49 JS: Quand je dis " l'évolution peut commencer maintenant" je parle d'un phénomène de mutation.
40:56 K: Une mutation, je suis d'accord. La mutation n'est pas l'évolution.
41:02 JS: Mais je vais ajouter un autre facteur que je crois important. Je crois que des individus voient le monde comme vous et moi – nous ne sommes pas les seuls. D'autres que nous voient le problème comme nous le voyons, voient la solution dont vous parlez. Appelons ces individus des êtres exceptionnels, extraordinaires, des êtres hors du commun, des mutants si vous voulez.
41:39 K: Des phénomènes biologiques.

JS: Si vous voulez. Curieux en tous cas, différents des autres. Peut-on les réunir? Peut-on les choisir? Vont-ils se choisir et se rassembler pour constituer une force?
41:58 K: Ils se rassemblent mais ne se choisissent pas.
42:01 JS: Je dis qu'ils se rassemblent parce qu'ils semblent se reconnaître, quelque chose les réunit, un mécanisme de sélection. À votre idée, cela pourrait-il changer les choses?
42:21 K: Un peu sans doute.
42:24 JS: Qu'imaginez-vous d'autre pour changer les choses?
42:28 K: Pas imaginer, Monsieur. Je vois... Prenons-le autrement : La mort est un des facteurs les plus extraordinaires de la vie. On a évité de l'étudier parce qu'on a peur de ce que c'est. On s'accroche à tout ce qu'on connaît, et on ne veut pas lâcher tout cela en mourant. On ne peut pas emporter les choses avec nous, et pourtant... Alors, mourir à toutes les choses auxquelles je suis attaché. Mourir. Ne pas se dire: "Si je meurs à cela, y a-t-il une récompense?" Car, si mourir et vivre vont ensemble...
43:32 JS: Oui, la mort fait partie de la vie.

K: Partie de la vie.
43:36 Mais bien peu vont dans cette direction.
43:40 JS: Je suis d'accord. Nous en revenons à ces êtres exceptionnels.
43:46 K: Et ces êtres exceptionnels – je ne suis ni pessimiste ni optimiste, j'observe les faits – ont-ils influencé l'humanité?
44:00 JS: Pas assez, pas encore. Pas encore, pas assez. Je suis d'avis...
44:07 K: Qu'ils le feront dans l'avenir.

JS: ... si nous nous y employons délibérément et consciemment nous pouvons le faire arriver plus vite.

K: À condition que "délibérément" et "consciemment" ne soit pas une autre façon de perpétuer l'égocentrisme.
44:23 JS: Cette partie du conditionnement ne doit pas entrer en jeu, je le comprends, cela doit être exclu. Il faut se centrer sur l'espèce, sur l'être humain, se centrer sur le genre humain, sur l'humanité, cela ne peut pas être cet égocentrisme auquel vous avez fait allusion jusqu'ici. Ce sera un phénomène de mutation.
44:47 K: Oui, Monsieur. La fin de l'égocentrisme. Voyez-vous, ils ont essayé de l'obtenir par la méditation, de l'obtenir en entrant dans les ordres, en renonçant au monde, les moines, les nonnes, les sannyasis de l'Inde. Ecoutez ceci, si vous le voulez bien, c'est intéressant : un jour, je me trouvais au Cachemire et je marchais derrière un groupe de moines sannyasis, ils devaient être une douzaine. C'était une belle région, une rivière d'un côté, des fleurs, le printemps, les oiseaux, un ciel bleu extraordinaire. C'était comme si tout riait, la terre souriait. Et ces moines ne regardaient jamais rien. Jamais. Tête baissée, ils répétaient des mots, en sanscrit selon ce que j'ai pu entendre, et c'est tout. Se mettre des œillères et se croire en sécurité. C'est ce que nous avons fait, en religion, en politique. Donc je dis qu'on peut s'illusionner énormément. Se faire des illusions est une de nos caractéristiques.
46:26 JS: Les illusions et le déni.

K: Le déni.
46:29 JS: La négation.

K: Jamais on ne commence comme dans le bouddhisme et l'hindouisme, par le doute. Le doute est un facteur extraordinaire, il vous purifie...
46:43 JS: Absolument, oui.
46:44 K: Mais non. On ne remet pas en question ce qui se passe.
46:54 JS: C'est très malsain. Un doute raisonné est une nécessité.
47:00 K: Le scepticisme : " Démontrez-le moi !"
47:04 JS: Oui. Il faut interroger plutôt que d'accepter les réponses qu'on nous donne.
47:09 K: Bien sûr. Donc personne ne peut résoudre mes problèmes. C'est à moi de le faire. Alors, ne créons pas de problèmes. L'esprit dressé à résoudre les problèmes, à trouver les solutions, cet esprit-là a toujours des problèmes. Mais l'esprit qui n'est pas entraîné, éduqué à résoudre les problèmes est libre de tout problème, capable de les affronter mais il est essentiellement libre.
47:44 JS: Il existe des cerveaux, ou des esprits qui créent des problèmes, et d'autres qui les résolvent. Et vous posez la question suivante : peut-on résoudre le problème principal, la plus grande question à laquelle nous sommes confrontés, qui est : notre espèce va-t-elle continuer à exister, ou allons-nous nous auto-détruire?
48:11 K: Oui. La mort. C'est pour cela que j'en ai parlé tout à l'heure. La mort de tout ce que j'ai accumulé psychologiquement.
48:23 JS: Nous devons accepter la mort des choses du passé qui n'ont plus d'importance, et permettre la naissance de ce qui est nouveau et nécessaire à un nouveau futur. Je suis tout à fait d'accord, le passé doit disparaître.
48:39 K: Oh oui, Monsieur.
48:41 JS: La guerre ne doit plus exister.
48:43 K: Le cerveau doit enregistrer le passé, voyez-vous.
48:48 JS: Oui.
48:49 K: Et le cerveau enregistre.

JS: Constamment.

K: Constamment. Donc il enregistre puis il repasse l'enregistrement.
49:00 JS: Il enregistre et il reconnaît.
49:03 K: Oui, bien sûr.

JS: Il re-connaît. Il re-examine ce qu'il sait déjà. Alors nous devons maintenant reconnaître ce qui s'est produit dans le passé et comprendre qu'une nouvelle voie est nécessaire.
49:20 K: Cela veut dire : n'enregistrez pas. Pourquoi enregistrer? Le language et tout le reste mis à part, pourquoi psychologiquement enregistrer quoi que ce soit? Vous m'avez blessé – supposons. Vous m'agressez verbalement, pourquoi devrais-je l'enregistrer?
49:49 JS: Je jetterais ça aux oubliettes.
49:52 K: Non, non. Je veux dire, pourquoi l'enregistrer? Si quelqu'un me flatte, pourquoi l'enregistrer? Quel ennui de toujours réagir de la même façon.
50:05 JS: Ça s'enregistre tout seul et il faut le rejeter...

K: Je me demande... Non, regardez bien, Monsieur, s'il est possible de ne pas enregistrer du tout. Psychologiquement, j'entends, pas quand il s'agit de conduire ou ceci ou cela, mais psychologiquement, ne rien enregistrer du tout.
50:30 JS: Vous en êtes capable?

K: Oh oui ! Sinon je n'en parlerais pas.

JS: Vous devez être capable de distinguer ce que vous enregistrez de ce que vous n'enregistrez pas.
50:43 K: La mémoire est sélective.
50:45 JS: Oui, c'est pour ça que je disais en plaisantant : on choisit ce que l'on garde en mémoire, et ce que l'on jette aux oubliettes. Une façon de sélectionner ce que l'on a choisi...
51:01 K: Pas "choisir". Je dois enregistrer pour apprendre à conduire, enregistrer pour apprendre une langue. Tout savoir-faire exige que l'on mémorise. Dans le monde physique je dois mémoriser : si je veux aller d'ici à chez moi ou à Paris, je dois mettre en mémoire tout cela. Mais je demande : pourquoi enregistrer un évènement psychologique? Cela accentue alors l'ego, le "moi", l'activité égocentrique et tout le reste.
51:46 JS: Je voudrais qu'on examine cela un moment parce que ça semble être au centre de tout ce que vous dites et de ce que j'ai voulu dire par l'expression "se maîtriser". Je crois que nous parlons du même genre de phénomène : peut-être le besoin de nous libérer des expériences de la vie qui nous rendent rancuniers, qui nous empêchent de nous unir, de garder une relation avec ceux qui nous ont blessés dans le passé. C'est ce qui se passe entre les pays aujourd'hui, entre les groupes religieux et autres, qui sont incapables de pardonner à la génération d'aujourd'hui qui n'a rien à voir avec des évènements perpétrés dans l'histoire ancienne. Donc nous commençons à aborder maintenant la question que j'ai posée plus tôt : que devons-nous faire, que pourrions-nous faire maintenant pour traiter la cause des effets que nous voulons éviter? Pour vous ces causes sont psychologiques, pour vous elles sont dans l'esprit humain.
53:00 K: Je dirais en premier : ne vous identifiez à rien, ni à un groupe, ni à un pays, ni à un dieu, ni à des idéologies – vous voyez? Ne vous identifiez pas. Parce que ce à quoi vous vous identifiez doit être protégé : votre pays, votre dieu, vos conclusions, votre expérience, vos partis pris et ainsi de suite. S'identifier est une forme d'activité égocentrique.
53:39 JS: Maintenant supposons, pour alimenter la discussion, qu'il soit nécessaire de s'identifier aux choses, ou d'être en lien avec les choses, ou de nous relier entre nous. C'est la base de la religion, qui vient du mot "religio", relier, et les humains ont besoin d'être en relation. Certains choisissent des relations toxiques, qui sont effectivement auto-destructrices. Mais nous est-il possible de nous orienter vers des relations qui, en s'épanouissant, permettent de renoncer à celles qui sont devenues toxiques? La relation la plus fondamentale est la relation à nous-mêmes, je ne parle pas d'égocentrisme, mais de la relation à soi comme membre de l'espèce humaine et de la relation à l'autre.
54:38 K: C'est-à-dire ma relation en tant qu'être humain avec le reste de l'humanité.

JS: Oui.
54:47 K: Un instant, Monsieur. La relation implique deux êtres : c'est "ma" relation avec vous, avec un autre. Mais je suis l'humanité ! Je ne suis pas séparé de mon frère de l'autre côté de l'océan.
55:04 JS: Non.
55:06 K: Je suis l'humanité. Par conséquent si j'ai cette qualité d'amour j'ai établi la relation – la relation existe.
55:20 JS: Oui, je crois qu'elle existe. Elle existe pour vous, comme pour vos frères de l'autre côté de l'océan, elle existe dans tous les pays du monde mais on nous apprend à haïr, à nous haïr les uns les autres. On nous a appris à nous séparer de l'autre
55:39 JS: Il y a une volonté délibérée...

K: Pas seulement "appris", mais n'y a-t-il pas ce sentiment possessif dans lequel on trouve la sécurité et le plaisir? Je possède mes biens, je possède ma femme, je possède mes enfants, je possède mon Dieu. Je veux dire que cette faculté de s'isoler est si forte en nous qu'on ne peut pas s'entraîner à s'en défaire. Je dis, voyez ce fait : vous êtes le reste de l'humanité, voyez-le, pour l'amour du ciel !
56:26 JS: Donc vous dites que nous sommes à la fois des individus mais aussi reliés au reste de l'humanité.

K: Ah, non, non! Je dis : vous n'êtes pas un individu. Vos pensées ne sont pas les vôtres, votre conscience n'est pas la vôtre, parce que chaque être humain souffre, chaque être humain connaît l'enfer, le trouble, l'angoisse, l'agonie que connaît tout être humain à l'Ouest ou à l'Est, au Nord ou au Sud. Donc nous sommes des êtres humains, pas : "Je suis un être humain séparé et donc je suis en relation avec le reste de l'humanité" – je suis le reste de l'humanité.
57:17 JS: Ici nous voulons transformer un état en un autre état.
57:21 K: On ne peut pas le transformer.

JS: Très bien. Alors que faire?
57:24 K: Changer, muter. On ne peut pas changer une forme en une autre. Comprenez que vous êtes – en réalité, en vérité – que vous êtes le reste de l'humanité. Monsieur, quand vous voyez ça, si vous le sentez viscéralement, si je puis dire, dans vos veines, toute votre activité, toute votre attitude, toute votre façon de vivre change. Alors vous êtes en relation, ce ne sont plus deux images qui se battent, mais une relation vitale, vivante, remplie de beauté. Mais bien sûr, on en revient aux exceptions.
58:14 JS: Elles existent. Portons un peu notre attention sur ces exceptions car nous avons déjà bien établi ceux qui sont les espèces prédominantes, disons le type prédominant. Et, d'un point de vue pratique, concentrons-nous sur le rôle de ces êtres exceptionnels dans l'avènement d'une forme de changement qui équivaudrait à une mutation pour les espèces dans leur totalité.
58:54 K: Supposons, Monsieur, que vous soyez l'une des exceptions.

JS: Oui.

K: Pardon, je ne suppose rien, je...
59:03 JS: Je comprends.
59:05 K: Quelle relation avez-vous avec moi qui ne suis qu'un être ordinaire? Avons-nous seulement une relation?
59:15 JS: Oui.

K: Quelle est-elle?
59:18 JS: Nous sommes de la même espèce.
59:19 K: Oui, mais vous en êtes sorti. Vous êtes une exception. C'est de cela que nous parlons, vous êtes une exception et moi non. Vous voyez? Quelle relation avez-vous avec moi?
59:36 JS: Je suis...

K: En avez-vous seulement une?
59:38 JS: Oui.
59:43 K: Ou vous êtes à l'extérieur et vous essayez de m'aider?
59:48 JS: Non, j'ai une relation avec vous et une responsabilité parce que votre bien-être va agir sur mon bien-être. Notre bien-être est une seule et même chose.
1:00:01 K: Non, Monsieur. Vous êtes une exception. Vous n'échafaudez plus rien psychologiquement. Vous êtes sorti de cette catégorie. Moi, je passe mon temps à accumuler, d'accord? À tenter de combiner, vous savez, tout ça. Il y a un abîme entre l'homme libre et l'homme en prison. Je suis en prison, la prison que je me suis construite, la prison de la politique, des livres et tout ce qui s'ensuit. Je suis prisonnier et vous pas, vous êtes libre. Et je veux être comme vous.
1:00:45 JS: Et je veux vous aider à vous libérer.
1:00:48 K: Quelle est votre relation à moi, alors? Quelqu'un qui aide? Ou vous avez la vraie compassion – pas pour moi, je parle de la flamme, du parfum, de la profondeur, de la beauté, de la vitalité et de l'intelligence de la compassion – l'amour. C'est tout. Cela aura plus d'effet que votre décision de m'aider.
1:01:17 JS: Je suis d'accord, nous sommes tout à fait d'accord. C'est cela pour moi, l'exceptionnel. Je vois que les êtres exceptionnels possèdent cette qualité, la compassion.
1:01:30 K: Oui, et la compassion ne peut pas être élaborée par la pensée.
1:01:38 JS: Elle existe.
1:01:40 K: Ah, comment peut-elle exister quand j'ai la haine au coeur, quand je veux tuer quelqu'un, quand je pleure, comment cela peut-il exister? Il faut être libre de tout ça pour que l'autre soit.
1:01:56 JS: je porte maintenant mon attention sur l'exception.
1:02:00 K: Moi aussi.
1:02:02 JS: Est-ce qu'ils ont de la haine en eux, ces êtres exceptionnels?
1:02:08 K: Monsieur, c'est comme le soleil. Il n'est ni à vous ni à moi. On le partage. Dès l'instant ou c'est "mon" soleil, ça devient infantile. C'est tout ce que vous pouvez être, être comme le soleil, une exception comme le soleil, et donnez-moi la compassion, l'amour, l'intelligence, rien d'autre. Ne me dites pas : faites ceci et pas cela, sinon je tombe dans le piège tendu par toutes les églises, et toutes les religions. La liberté, Monsieur, c'est être sorti de prison, cette prison que l'homme s'est construite. Et vous qui êtes libre, soyez simplement là. Vous me suivez? C'est tout, Vous ne pouvez rien faire.
1:03:08 JS: Vous dites quelque chose de très positif, de très important, de très significatif, vous dites qu'il existe effectivement des gens, des individus, un groupe d'individus qui ont cette qualité de rayonner quelque chose qui pourrait aider le reste de l'humanité.
1:03:33 K: Vous voyez, c'est tout ce concept – c'est hors de propos, je ne veux pas y entrer – qu'existent de tels êtres qui aident – ils ne guident pas, ne vous disent pas quoi faire, c'est trop bête. Simplement comme le soleil, comme le soleil donne la lumière. Si vous voulez vous asseoir au soleil faites-le. Sinon asseyez-vous à l'ombre.

JS: C'est donc cette sorte d'illumination...
1:04:06 K: C'est l'illumination.

JS: ... que nous sommes sur le point de recevoir. Et pour moi c'est cela que vous nous avez donné aujourd'hui.
1:04:20 K: Est-ce que c'est fini? C'est l'heure. Il est onze heures. Très bien, monsieur.