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OJ83T1 - La pensée et le savoir sont limités
1ère causerie publique
Ojaï, USA
Le 14 mai 1983



0:36 S'il nous est permis de vous le rappeler, ceci n'est pas un divertissement. Il fait bon être assis sous les arbres par une belle matinée fraîche, mais malgré tout cela, il ne s'agit en aucune façon de vous divertir, intellectuellement ou émotionnellement, ou d'essayer de vous convaincre de quoi que ce soit. Nous ne nous livrons à aucune propagande. Ce n'est pas non plus une conférence telle qu'on l'entend habituellement, traitant d'un certain sujet pour s'informer, s'instruire. Ce n'est pas une conférence. Mais il faudrait qu'ensemble nous regardions le monde tel qu'il est, le monde entier et non une certaine partie du monde ou un certain groupe, ou de se préoccuper pour l'instant de ses propres problèmes – bien que nous en ayons beaucoup – mais de regarder le monde entier, la terre entière sur laquelle vivent les être humains.
2:54 Ce monde dans lequel nous vivons a été morcelé en nationalités diverses, en différences linguistiques, nationalistes, en divisions patriotiques, en divisions religieuses : le Bouddhiste, l'Hindou, le Tibétain, le Musulman, le Chrétien; ainsi que la religion récente qu'est le communisme, le marxisme; les Etats totalitaires dans certaines parties du monde où n'existe aucune liberté de penser, de faire ce que l'on veut. Des guerres ont lieu dans différentes parties du monde. Des êtres humains s'entretuent au nom de divisions idéalistes, nationalistes ou raciales. Des êtres humains sont anéantis par les derniers outils de guerre. Nous nous abstenons de juger ou d'observer tout cela à partir de quelque préjugé ou parti pris que ce soit, mais l'observons ensemble afin d'en découvrir par nous-mêmes la raison : pourquoi y a-t-il tant de malheur dans le monde, tant de confusion, une telle incertitude. Et il est de plus en plus dangereux de vivre en ce monde.
5:17 Peut-être n'avez-vous pas de guerres dans cette partie-ci du monde, mais vous vous y préparez. Et il y a dans ce monde un grand nombre d'institutions, de fondations, d'organisations, de petits groupes avec leurs propres leaders, les gourous avec leurs absurdités; chaque personne, chaque groupe ou chaque communauté se séparant des autres. Voilà ce qui se passe partout dans le monde, d'autant plus dans cette partie-ci du monde où chacun veut faire ce qui lui plaît, s'accomplir, s'exprimer, s'affirmer. Il y a toutes sortes de menaces. Voilà ce qui se passe effectivement dans le monde.
7:01 Et quand on observe tout cela : la terreur, la souffrance, la mauvaise gestion, la gestion déficiente des gouvernements, chaque pays se prépare, accumule les instruments de guerre, aidés peut-être par les religions. Et quand on regarde tout cela, très objectivement, sans aucun préjugé, il faut se poser la question, pour autant que l'on soit sérieux, et on espère que vous l'êtes, pas seulement pour une heure ce matin, mais ceci est un problème humain. C'est une crise grave. Et qui est responsable de tout cela ?
8:40 Il serait facile de dire que c'est l'environnement, la société, la mauvaise gestion, et ainsi de suite. Mais en dépit de tout cela, il s'agit de regarder très sérieusement, objectivement, pas en tant qu'Américain, Hindou, ou un groupe quelconque, mais regarder tout cela, entreprendre un voyage ensemble afin de découvrir par soi-même sans pour autant être informé, instruit de la chose, qui est responsable de toutes ces choses terribles qui ont lieu. Non seulement dans le monde technologique, qui devient de plus en plus complexe; une si formidable avancée : l'ordinateur, les robots, les missiles, les sous-marins, c'est tout cela qui a lieu, la chirurgie de pointe, la médecine, tout cela. Au vu de tout ceci, on se demande non seulement ce qu'il faut faire, mais aussi qui en est responsable, qui l'a engendré : le chaos, la confusion, le malheur absolu de l'homme.
11:01 Et cette société dans laquelle nous vivons tous est corrompue, immorale, agressive, destructrice; et cette société existe ainsi depuis des milliers d'années, modifiée ou primitive; mais c'est bien le même schéma qui se répète de milliers en milliers d'années. Ce sont là des faits. Ce n'est pas l'opinion ou le jugement de l'orateur. Il faut donc
12:02 poser la question, et j'espère que vous le ferez : qui est responsable ? Et que faut-il faire, face à cette énorme crise, dans la mesure où l'on en est tant soit peu conscient ?
12:24 La crise est-elle extérieure, en dehors de nous ? Crise économique, crise sociale, crise de guerre; la fabrication d'une énorme quantité d'armements, l'effroyable gaspillage que cela implique. Et intérieurement, psychologiquement, nous sommes aussi très confus. Il y a sans cesse conflit, lutte, douleur, anxiété, etc., intérieurement. Souvenez-vous, ceci n'est pas une conférence; nous faisons ensemble un voyage au sein de toute la structure que l'humanité a créée, du désordre que les êtres humains ont amené en ce monde. Il y a donc malheur, chaos, confusion, extérieurement au sens de la société, économiquement, religieusement; et intérieurement, c'est-à-dire le psychisme, la conscience avec son contenu de douleur, croyances, lutte, etc. Nous allons aborder tout cela au cours de ces trois causeries. Et comme vous avez pris la peine de venir ici, vous devez vous poser la question : que faut-il faire à ce propos ? S'adresser à de meilleurs leaders ? de meilleurs politiciens ? Celui-ci ne vaut rien, mais le prochain sera meilleur, et le suivant encore meilleur. Et ainsi ce jeu se poursuit. Nous nous sommes adressés à divers prétendus leaders spirituels, toute la hiérarchie du monde chrétien. Ils sont aussi confus, incertains que nous. Si vos vous tournez
15:49 vers des psychologues ou des psychothérapeutes, eux aussi sont comme vous et moi : confus. Et puis il y a toutes les idéologies : les idéologies communiste, marxiste, philosophique, les idéologies des Hindous, et les idéologies des gens qui ont introduit l'hindouisme ici. Et vous avez vos propres idéologies. Vous suivez tout ceci ? Le monde entier est fragmenté, morcelé, comme nous le sommes nous-mêmes, poussés par divers besoins, réactions, chacun voulant être important, agissant dans son propre intérêt. Voilà ce qui a lieu en réalité dans le monde, où que l'on aille, qu'il s'agisse des plus pauvres villages indiens ou des Occidentaux les plus sophistiqués, c'est le même problème : la pauvreté, la faim, l'homme s'opposant à l'homme, une idéologie s'opposant à une autre. Tel est le fait réel. Et qu'allons-nous tous faire à ce sujet ? A qui en incombe la responsabilité ? Chacun de nous en est-il responsable ? Vous et un autre en sommes-nous responsables ? Posez-vous cette question, je vous prie. S'il vous plait, soyez sérieux, ne fut-ce qu'une heure ce matin.
18:49 Si vous vous tournez vers d'autres pour vous instruire, pour vous guider, pour vous dire quoi faire – et il y a des gens qui le feront – eux non plus n'ont pas aidé l'homme au cours des siècles à produire un monde différent, pas plus que de prétendus leaders spirituels – ce mot 'spirituel' ne nous plaît pas, c'est un vilain mot – ou de soi-disant hommes d'Etat. Alors, vers quoi allez-vous vous tourner ? Si vous ne recherchez pas de leaders, et tout les leaders, comme les disciples et les divers gourous sont avides, intéressés, – vous savez tout ce qui a lieu dans ce domaine – si donc tous les leaders du monde ont échoué, non seulement à l'égard de l'actuelle génération, mais des générations passées et futures, ces leaders n'ont été d'aucune aide. Les hommes d'Etat du monde entier – s'il en existe actuellement, ce dont je doute – n'ont, eux aussi, pas produit de société différente, ou mis fin aux guerres. Alors, vers quoi allez-vous vous tourner ? Les prêtres ont échoué, les organisation et institutions ne signifient plus rien; elles n'ont été d'aucune aide : fondations, petits groupes, petits rassemblements égoïstes prétendant tout savoir, rien de tout cela n'a contribué à amener un changement chez l'homme.
21:23 Et l'homme n'a pas changé, bien qu'il ait évolué de l'état d'animal à celui d'êtres humains soi-disant civilisés d'aujourd'hui; en dépit une longue évolution, psychologiquement nous sommes encore plutôt primitifs. C'est un fait. Alors où chercherez-vous de l'aide; et quelqu'un peut-il aider ?
22:07 S'il nous est permis à nouveau de vous le rappeler, ceci n'est pas une conférence. Il ne s'agit pas que l'orateur vous dise quoi faire ou à quoi penser, mais qu'ensemble, vous et l'orateur regardiez tous ces problèmes en les confrontant sans chercher à les éviter ou les fuir. Et nous avons été formés, éduqués à fuir, à chercher un certain réconfort, une certaine réponse auprès de quelqu'un. Les livres ne peuvent répondre à cette question. Aucun livre religieux n'est capable d'y répondre. Nous savons donc qu'aucun leader quel qu'il soit, local ou d'importation, grand érudit, philosophe ou psychologue, n'a jamais aidé l'homme à se transformer psychologiquement. Et nous sommes face à un monde très dangereux : une idéologie, comme l'idéologie marxiste russe confrontant les prétendues idéologies démocratiques.
24:17 Il n'existe donc personne vers qui vous tourner. On se demande si vous vous en rendez vraiment compte. Personne sur terre ou au ciel ne va vous aider. Vous pouvez bien prier, ce à quoi vous adressez votre prière est la création de votre propre pensée. On se demande si vous confrontez vraiment ce fait, ou si subrepticement, en proie à l'anxiété, à la confusion, nous nous tournons vers autrui. Et il est probable que c'est pour cela que vous êtes tous ici; si vous n'êtes pas curieux, si vous ne vous dites pas 'écoutons ce dont il va parler pendant quelques minutes, et ci cela ne nous intéresse pas, nous nous en irons. C'est une belle matinée, allons picniquer'. Mais on est confronté à ce très, très sérieux problème de la vie, réalisant que personne ne peut nous aider, personne au monde, ni un quelconque agent extérieur. Dieu est une création de la pensée, de l'homme, à partir de sa peur, de ses angoisses, de son désir de réconfort, de sa quête d'une aide. La pensée a créé cette soi-disante entité, Dieu. C'est là un fait.
26:51 Alors, on réalise, on confronte tout ceci, chacun de nous est responsable de tout ceci, de quelque guerre que ce soit dans le monde, à Beyrouth, au Vietnam, et ainsi de suite. Je crois qu'environ 45 guerres se déroulent actuellement, car nous sommes intérieurement divisés, fragmentés, intérieurement nationalistes, patriotiques. Le patriotisme n'est pas l'amour du pays. Si vous aimez le pays, vous refusez de le détruire comme cela a lieu partout dans le monde. Chacun de nous veut se réaliser, immédiatement. Quel que soit le désir, réalisez-le, ce qu'encourage les psychologues. Chacun de nous est donc responsable tant que nous sommes violents, tant que nous sommes dans le désordre, tant que nous essayons de réaliser nos propres besoins, étant compétitifs, agressifs, brutaux, coléreux, violents – ce qui est le cas. Là encore, c'est un fait. Tant que nous serons tout cela, la société sera ainsi. Donc nous et personne d'autre avons créé cette société. Et pour amener un changement dans cette société, dans le monde... On se demande si vous vous rendez vraiment compte de ce qui a lieu. Si vous n'êtes pas trop centrés sur vous-mêmes, absorbés par vos propres petits problèmes, désirs et plaisirs, on se demande si vous êtes vraiment conscients de ce qui se passe, au delà des journaux, etc. Et si vous en êtes conscients – pas simplement en observant intellectuellement les choses qui ont lieu – cela doit sérieusement vous préoccuper; pas seulement pour vous-mêmes, mais pour vos petits enfants, enfants, pour leur avenir. Quel est l'avenir de l'homme ? Ce sont là des questions fondamentales qu'il faut se poser. Se les poser à soi-même, pas à quelqu'un d'autre.
31:19 Alors, qui en a été responsable ? Et que peut faire chacun de nous ? Quelle est notre action face à tout ceci, pas seulement la crise extérieure, mais aussi la crise qui est en nous. Comment tout ceci a-t-il été généré ? Nous avons évolué technologiquement, du char à boeufs à l'avion à réaction, une formidable évolution. Mais intérieurement, psychologiquement, nous avons à peine bougé. Nous sommes encore très, très primitifs. Alors qu'allons nous faire ?
32:49 Pour le découvrir, il ne faut pas seulement être libre de regarder, libre de tout parti pris, de toutes conclusions. Le mot 'conclusion' implique l'acte de conclure, de clore. On conclut une paix, ce qui signifie mettre fin à une guerre; conclure un débat signifie mettre fin à ce débat. Etre donc sans aucune conclusion, sans aucun parti pris quel qu'il soit, – pour autant que ce soit possible, et c'est possible si on le veut vraiment, pas d'un point de vue centré sur soi. Ayant regardé tout ceci, la pensée en est responsable ? La pensée qui a créé l'extraordinaire monde technologique, les inventions, les étonnants moyens de communication, la subtile chirurgie, la médecine, le mouvement sans limite du monde technologique, la pensée a été responsable de tout cela. N'est-ce pas ? Là encore, c'est un fait. Personne ne peut le nier.
35:11 La pensée a aussi créé les nationalités, les divisions, espérant y trouver la sécurité. Vous croyez peut-être en une certaine forme d'idéologie religieuse. Cela encore est l'activité de la pensée, – pas seulement les divisions politiques, les divisions religieuses qui existent dans le monde, la merveilleuse architecture, les grandes cathédrales du monde et les petites églises, et tout les objets se trouvant dans les églises, les cathédrales, les temples et les mosquées du monde entier et placés là par la pensée : les rituels, les cérémonies, les vêtements des prêtres pendant l'exercice des offices, tout cela résulte de la pensée. L'admettez-vous ?
36:57 Q: Non !

K: Je m'en doutais. Vous êtes la pensée, n'est-ce pas ? Vous êtes les souvenirs, les remémorations, vous êtes le passé qui est fait de l'accumulation d'expérience et de savoir, avec vos tendances. Vous êtes des souvenirs. N'est-ce pas ? C'est un fait tout simple. Subtiles, sublimés, tordus, une pensée en réprimant une autre; la pensée est totalement responsable de tout ce qui a lieu dans le monde.
38:18 Examinez cela, ne le niez pas, ne dites pas c'est juste ou c'est faux. Regardez-le. Ayez la patience, le courage et le sérieux nécessaire pour le regarder. Il est facile de dire oui ou non, mais il s'agit d'en voir la vérité, la réalité : ce à quoi vous croyez est l'activité de la pensée. Votre relation à un autre découle de la remémoration de la pensée. Vous êtes donc fondamentalement un tas de souvenirs. Ce fait ne vous plaira peut-être pas, peut-être le rejetterez-vous, mais c'est un fait. Si vous n'aviez pas le moindre souvenir vous seriez en état d'amnésie, dans un état de complète oblitération, de flou, d'absence. C'est dur à admettre.
40:08 La pensée est donc responsable des divisions, qu'elles soient religieuses, politiques, personnelles ou raciales; les guerres qui ont lieu entre Juifs et Arabes, entre divers groupes religieux, résultent toutes de la pensée. Admettez-vous vraiment cela ? Si c'est le cas, voyez le fait, voyez en la vérité; pas une superstition, pas quelqu'idée exotique, pas une chose qui vous aurait été imposée par l'orateur.
41:17 Alors, si vous en voyez la vérité, objectivement, impersonnellement, sans le moindre parti pris, la question qui en découle est alors celle-ci : la pensée peut-elle être consciente d'elle-même ? Ecoutez bien tout ceci je vous prie. Si vous ne voulez pas écouter, c'est bien aussi.
41:55 Que doit-on alors faire de la pensée ? Si – et c'est un fait – cette pensée a amené ce désordre dans le monde, à qui incombe-t-il alors de mettre de l'ordre dans le monde ? Qui doit mettre de l'ordre dans le monde ? Ou en soi-même ? Le monde extérieur, hormis la nature, résulte de notre activité : l'activité de notre pensée a amené ce désordre en nous-mêmes. La société est donc en désordre. A moins de mettre de l'ordre dans la maison, il n'y aura aucun ordre dans la société, dans notre relation. C'est un fait !
43:00 Alors, qui doit amener de l'ordre en nous ? Partant de ce désordre, qui doit amener un ordre clair, fort, irréfutable ? Le penseur est-il distinct de la pensée ? Comprenez-vous toutes ces questions ? Tout ceci vous intéresse-t-il ? Sinon, pourquoi êtes-vous ici ? Juste pour rester assis sous les arbres et regarder le ciel bleu, et contempler ces belles collines ? Vous pouvez aussi faire cela. Mais étant donné que vous êtes ici et que l'orateur est venu de loin, il nous faut ensemble comprendre cette question et découvrir de soi-même une réponse, ne pas être instruits comme des enfants ! Découvrir la réponse juste, correcte, précise, vraie et ne dépendre de personne.
44:57 Nous devons donc étudier ensemble. Nous avons séparé le penseur de la pensée. Le penseur corrige sans cesse la pensée – l'avez-vous observé ? – la maîtrise, la réfute, lui donne forme, la met dans un moule. Donc pour nous le penseur est distinct de la pensée. Abordez cela lentement, comme moi, patiemment, procédons ensemble; c'est un long voyage que nous entreprenons, alors, si vous faites un long voyage, vous devez porter les choses avec légèreté, patience, hésitation. Et pour faire un long voyage, il faut commencer très près, par vous.
46:12 La question qui se présente alors concerne la division qu'il y a entre le penseur et la pensée. Le penseur corrige sans cesse la pensée, la maîtrisant : c'est juste, c'est faux, ceci devrait être, cela ne doit pas être, et il y a donc une division entre le penseur et la pensée. Bien ? C'est clair. Cette division est-elle réelle ? Ou fictive ? Il n'y a pas de penseur sans pensée. Tout cela est-il un peu compliqué ? Peu importe. C'est votre affaire. Il y a une division entre le penseur, qui est le passé, et la pensée qui a lieu maintenant. Et le penseur dit que la pensée est correcte, juste ou fausse, etc. Il la maîtrise, donc il y a une division entre le penseur et la pensée. Voilà donc la base de notre fragmentation interne. Bien ? Sommes-nous ensemble ? Un tant soit peu, au moins.
48:02 Nous demandons pourquoi il y a, chez les êtres humains, intérieurement, psychologiquement, cette division, telle qu'elle existe dans le monde : la séparation, cette fragmentation entre les êtres humains, les chrétiens, les Juifs, etc. Quelle est la racine de cette fragmentation ? La racine en est la division qui existe entre les deux, le penseur et la pensée. Il n'y a pas de penseur distinct de la pensée. Le penseur est le passé, de même que la pensée. Le penseur résulte des réponses ou réactions de la mémoire. La mémoire est le produit ou la réaction du savoir. Stocké dans le cerveau, le savoir est de l'expérience; dans le monde scientifique, technologique, dans le monde intérieur, le monde psychologique, la réaction au savoir, à l'expérience, à la mémoire est la pensée. C'est un fait. Et là où il y a du savoir, celui-ci est toujours incomplet, qu'il se situe dans le présent, dans le futur ou dans le passé. Il n'y a pas de savoir complet, sur quoi que ce soit. C'est impossible. Même les scientifiques, les biologistes, les archéologues, etc. admettent que le savoir est limité.
50:34 Du fait que le savoir est limité, la pensée ne peut qu'être limitée. Quand vous dites 'je suis chrétien', c'est limité. Quand vous pensez à vous, à vos problèmes, à votre relation, à vos plaisirs sexuels, à votre réalisation, c'est très, très limité. Et la pensée est limitée. Elle peut inventer l'illimité, mais là encore, c'est le produit de la pensée. Je puis inventer le paradis ou l'enfer, peu importe – je puis inventer, c'est toujours limité. Là où il y a limitation, il y a inévitablement fragmentation. Je me demande si vous suivez tout ceci ? Suivez, je vous prie, car il s'agit de votre vie. Nous parlons de la vie quotidienne. Or là où il y a limitation, il y a forcément conflit. Quand je dis 'je suis un Hindou', c'est limité. De même quand je dis 'je suis un catholique', évidemment. Là où il y a limitation, il y a forcément division. Là où il y a division, il y a forcément désordre. Et nous vivons dans le désordre.
52:46 Dans le monde ancien, il y avait un certain ordre, parce qu'on suivait certaines traditions. Dans le monde moderne, la tradition est rejetée et il ne reste rien, donc vous faites ce que vous voulez. Et dans ce monde, chacun de nous fait ce qui lui plaît – son affaire. Et voyez le chaos que cela engendre : politiquement, avec les lobbies, chaque individu s'adonnant à sa propre inclination, religieuse, ou autre. Je me demande si l'on est conscient de tout ceci, de ce que l'on fait tous. De l'immense propagande qui a lieu, au nom de la religion, de ceci ou cela.
54:10 Nous en venons alors au point suivant : notre relation, qu'elle soit intime ou non, notre relation quotidienne comporte de la fragmentation. La femme, la fille, le fils ou l'homme suivent leurs propres inclinations, leurs propres désirs, besoins sexuels, vous savez bien. Les deux entités distinctes ont une relation – sexuelle peut-être – mais en dehors de cela, elles n'ont en réalité pas la moindre relation. C'est un fait. Chacune poursuit sa propre ambition, sa propre réalisation, ses propres besoins, ses inclinations, chacun avec obstination. Et nous qualifions cela de relations conflictuelles.
55:39 Cette relation a engendré cette division, ce qui n'est pas du tout de la relation. Vous aurez beau prendre la main de l'autre, l'embrasser, marcher ensemble, intérieurement vous en êtes séparé. C'est un fait. Confrontez le. Et ainsi, il y a un conflit perpétuel entre les deux.
56:29 Et si l'on demande : est-il possible de vivre en relation avec autrui sans conflit ? Les ermites, les moines, ceux qui vivent en solitude, que ce soit dans de grandes montagnes en Inde ou dans ce pays-ci... La relation est ce qu'il y a de meilleur dans la vie. On ne peut vivre sans relation. Vous pourriez vous soustraire à toute relation, considérant que la relation est douloureuse : le fait de vivre en lutte, en conflit, de posséder ou ne pas posséder, d'être jaloux, vous savez tout ce qui a lieu. Il y a ceux qui cherchent à se soustraire à toute relation. Mais ils n'en demeurent pas moins reliés, ils ne peuvent complètement échapper à toute relation.
57:54 Alors est-il possible, comme c'est nécessaire, de vivre en relation sans l'ombre d'un conflit ? C'est vous qui posez cette question, pas l'orateur, je vous en prie. C'est une question importante, profonde, fondamentale. Si vous ne pouvez vivre en relation les uns avec les autres sans conflit, vous créerez alors un monde plein de conflits. Même la grive est d'accord.
59:05 Nous demandons donc : quelle est la cause de ce conflit, de ce désordre, en nous-mêmes, dans notre relation, et le désordre qui existe en dehors de nous ? En quoi consiste le fait de la relation ? Le fait, pas le côté romanesque et toute cette affaire sentimentale, mais le fait tel qu'il est, dans sa crudité. Car si l'on ne saisit pas vraiment la beauté, la profondeur, la vitalité et la grandeur de la relation, on fait un gâchis de sa vie.
1:00:25 Notre relation repose-t-elle sur la mémoire ? Est-elle basée sur les souvenirs ? Basée sur les incidents passés, accumulés en tant qu'images diverses et variées ? Si c'est de la remémoration, si c'est diverses images, tout cela n'est alors que le produit de la pensée. On pose alors la question : la pensée est-elle amour ? Posez-vous cette question sans que ce soit moi qui vous y invite. Vous êtes tous des gens adultes, j'espère. Ce savoir que l'on accumule les uns sur les autres – qui est forcément toujours limité et constitue donc un savoir qui est lui-même à la racine du conflit – ce savoir, ce conflit, est-ce l'amour ? Pas l'amour d'une idée quelque peu romantique : l'amour de Dieu, l'amour de – vous savez, toute cette histoire d'amour entre êtres humains, une amitié, une sensation de communication, de communion, non verbale, verbale.
1:02:45 Alors est-il possible de vivre avec un autre sans la moindre image, sans le moindre souvenir du passé qui vous a procuré du plaisir ou de la peine ? Réfléchissez-y donc, regardez la chose.
1:03:17 Et est-il possible de ne pas fabriquer des images d'autrui ? Si vous fabriquez des images d'autrui, ce qui est du savoir, il y a alors division perpétuelle. Vous auriez beau avoir des enfants, etc., fondamentalement c'est de la division. Comme l'Arabe et le Juif, le chrétien et le musulman. Donc là où il y a division, il y a forcément conflit. C'est la loi. Alors chacun de nous peut-il avoir une relation qui ne comporte pas le moindre conflit ? Oui Monsieur, approfondissez cela.
1:04:29 Ceci fait partie de la méditation; rien à voir avec ces bétises qui ont lieu au nom de la méditation. C'est cela, la méditation : découvrir, creuser en soi-même et voir s'il est possible de vivre avec un autre joyeusement, sans domination, sans répression, sans le besoin de s'accomplir et tous ces enfantillages. Vivre avec un autre sans le moindre sentiment de division. La division existe inévitablement tant que la pensée opère, parce que la pensée est limitée; parce que le savoir est limité. Et cette division recèle une grande douleur, de l'anxiété, de la jalousie, de la haine : moi d'abord et vous après.
1:06:04 Il s'agit d'observer ce fait, sans dire 'je dois n'avoir aucune division', – cela semble stupide – d'observer le fait qu'en premier lieu vous êtes divisés, comme deux parallèles ne se rencontrant jamais, sauf peut-être sexuellement. Sinon, deux lignes distincts, deux rangées distinctes, deux rails de chemin de fer distincts se cotoyant l'un l'autre, s'agrippant l'un à l'autre. Tout cela engendre une grande souffrance dans sa vie. Il s'agit donc d'observer ce fait que vous êtes divisés, de creuser profondément ce fait. Quand vous dites 'ma femme', 'ma petite amie', ceci ou cela, regardez le mot, ressentez le mot, son poids, le poids du mot 'relation'. Soupeser le mot signifie retenir le mot.
1:07:57 Observer tout ce qu'implique la relation; non seulement la relation humaine, mais encore la relation à la nature. Perdre sa relation à la nature, c'est perdre sa relation à l'homme. Il s'agit donc d'observer sans aucun parti pris, de regarder la chose, de ressentir la division, et quand vous observez de la sorte – j'espère que vous le faites – cette observation même est comme une formidable lumière projetée sur le mot 'relation'. Vous comprenez ? Observer – voyons cela. Regarder, c'est observer sans aucune direction, sans le mot, sans le moindre motif, juste observer toutes les implications, le contenu de ce mot 'relation'. Vivre avec ce mot, ne fut-ce qu'une heure, dix minutes, toute une journée, à vous de trouver ! Vivre avec cela. Observer de la sorte signifie prêter toute son attention à cela. Quand votre attention est totale, les obstacles, la division disparaissent. C'est comme fournir une grande énergie à une chose qui se brise. Vous comprenez tout ceci ?
1:10:26 Alors il est possible – non que vous deviez admettre ce que dit l'orateur; il n'est pas une autorité – il est possible de vivre sans le moindre conflit.
1:10:47 Mais vous pourriez vivre sans conflit alors que l'autre pas. Vous comprenez le problème ? Vous pourriez avoir compris, avoir approfondi la question de la relation, versé des larmes, avoir ri, fait preuve d'humour; avoir pesé le mot, vécu avec le mot; vous pourriez avoir vu et approfondi la chose, l'avoir comprise, en avoir perçu la vérité. Mais l'autre peut-être pas. N'est-ce pas ? Peut-être pas votre femme ou votre mari, votre amie, etc., Quelle est alors la nature de votre relation à l'autre ? Vous comprenez ? Quelle relation y a-t-il entre quelqu'un de très, très intelligent et quelqu'un de stupide ? Supposons que vous soyez très intelligent, ce mot étant pris dans son usage courant pour l'instant, ce qui n'est nullement de l'intelligence; supposons que vous soyez très intelligent, quelle est alors ma relation à votre égard ? Je suis lent, plutôt stupide, je me cramponne obstinément à mes préjugés, à mes opinions et je suis plutôt obtus : quelle est alors votre relation à mon égard ? Creusez la question, regardez-la. Allez-vous me tolérer ? Aurez-vous de la sympathie pour moi ? Serez-vous bon avec moi ? Cela signifie que la division persiste. Vous comprenez ?
1:12:59 Donc quand le conflit prend fin – supposons que vous y avez mis fin – cela implique-t-il qu'il y a là un sentiment d'amour ? Nous parlerons plus tard de l'amour, ou de toutes les implications de ce mot, de sa profondeur, de sa beauté. Mais quand vous avez cette qualité, ce parfum, et je ne l'ai pas, et je suis votre femme, mari, père, mère, peu importe qui, – il est étrange que dans ce pays les pères et les mères ne comptent plus. Ils sont mis à l'écart quelque part, n'est-ce pas ? Placés dans des asiles de vieillards. En Asie, où il n'existe aucune sécurité sociale, le père et la mère vivent avec leurs enfants. Et c'est pour cela qu'ils disent qu'il faut avoir des enfants. C'est une des raisons pour lesquelles la population croît tellement. Il leur faut un fils, surtout un fils, car quand les parents sont vieux, les fils, les enfants s'occuperont d'eux. Ici, tout cela a disparu. Veuillez prendre tout cela en compte quand vous parlez de la relation à la nature, de la façon dont nous détruisons le monde, polluant le monde, l'air, la terre, la mer, détruisant la beauté de la terre. Et la beauté de la relation, c'est vivre totalement en paix avec autrui.
1:15:39 A propos de la paix, la paix peut-elle exister en ce monde ? Pas au paradis, c'est là une vieille, vieille maladie traditionnelle. La paix peut-elle régner entre les êtres humains, quelle que soit leur couleur, leur race, leur langue, leur soit-disante culture ? Et pour découvrir cette paix, il faut qu'il y ait la paix entre vous et autrui, entre vous, votre femme, vos enfants. Vous comprenez ? Peut-il y avoir la paix ? C'est-à-dire aucun conflit. Là où il n'y a pas de conflit, il y a quelque chose de bien plus vaste que l'activité de la pensée. C'est un fait réel, si l'on parvient à la vérité qu'il faut vivre sans conflit... Ce qui ne signifie pas que vous deveniez paresseux, végétatif, au contraire. Vous avez une formidable énergie. Pas pour faire plus de mal, mais pour vivre justement.
1:17:31 Quelle heure est-il, Monsieur ?
1:17:32 Q: Une heure dix.

K: Pardon de vous avoir gardé si longtemps.
1:17:47 Permettez que je me lève ?