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OJ85T2 - Une crise dans notre conscience
Seconde causerie publique
Ojai, USA
Le 12 mai 1985



0:32 Krishnamurti: Pouvons-nous poursuivre ce dont nous parlions hier matin ? Il nous reste deux causeries – trois, plutôt – aujourd'hui, samedi et dimanche prochains. Nous avons beaucoup de terrain à couvrir. Nous devons parler ensemble de la question du temps, de la pensée, des diverses formes de peur, et de la recherche éternelle du plaisir, de satisfaction, de gratification, et nous devrions aussi discuter ensemble de la souffrance, de la possibilité d'y mettre fin. Et aussi de l'amour et de la compassion, de la mort et de l'esprit religieux ou du cerveau. Et nous devrions aussi aborder la question de la méditation, et nous demander s'il y a quelque chose au delà de la peine humaine, de toute cette confusion, de toute cette solitude, ce désespoir et cette anxiété, s'il y a quoi que ce soit de sacré. Nous avons donc beaucoup à couvrir, si vous le voulez bien.
2:53 Comme nous l'avons dit hier, nous ne vous imposons rien, ni n'essayons de vous convaincre de quoi que ce soit. Et l'orateur l'entend bien ainsi. Nous n'essayons pas de vous convertir, de faire de la propagande ou de vous programmer, car nous avons tendance à être assez crédules, à nous satisfaire facilement de nouvelles expériences et sensations. Nous devrions donc ensemble, sans que l'orateur soit le seul à parler, mais qu'ensemble, vous et l'orateur examinions tous ces sujets. Pas seulement verbalement, analytiquement, ce qui est comparativement facile, mais plutôt que nous allions bien plus profondément qu'une simple rationalisation, explication et description. Qu'il soit bien clair entre nous que l'orateur n'attend rien de vous, heureusement, ni vos applaudissements à la fin des causeries, ni que vous m'encouragiez ou me découragiez. Il ne veut littérallement rien de vous. Vous pouvez donc tous rester tranquilles, vous détendre et écouter.
5:19 Depuis peut-être bien des millénaires, un de nos problèmes a été la question de la culpabilité. Il est important de comprendre cette question, à savoir pourquoi les êtres humains de par le monde ont ce sentiment de culpabilité. Enfants, ayant été enjoints de faire une chose de bon cœur et, comme beaucoup d'enfants, n'en étant pas capables, , ils ont malheureusement développé ce sentiment de culpabilité. Et aussi, dans les religions, spécialement la chrétienté, le péché originel – si vous êtes chrétien vous devez le savoir – et celui qui vous rachète tous vos péchés. Donc vous commencez là aussi à vous sentir coupables. A savoir que nous sommes tous coupables, nous sommes tous issus du péché originel, comme on dit.
6:45 De plus, nous sommes tous en deça de nos idéaux. Et là aussi, on se sent coupable. Vous devez savoir cela, comme la plupart d'entre nous. Soit nous en sommes conscients, soit c'est caché tout au fond de la plupart des gens. Tout cela nous laisse indifférents, et il s'agit de s'éveiller à la chose, de connaitre le processus de la culpabilité, ce qu'il implique. Et il y a ceux qui adorent entretenir une culpabilité chez d'autres. Ils les gardent alors sous leur coupe, et adorent ce genre de pouvoir. Il y a donc la culpabilité due à une conduite non conforme à une certaine tradition ou contraire à votre propre mode de pensée, et ne parvenant pas à atteindre ce niveau, on commence à se sentir coupable, et ainsi de suite. Et il y a aussi l'autre question. Nous vivons dans un environnement redoutable, dans quelque chose d'affreux. Nous devous tous en être conscients. Non seulement de la laideur, la méchanceté, la brutalité des guerres, mais aussi de ce terrible mal – si l'on peut l'appeler ainsi, l'orateur n'aime pas se servir de ce mot – de la pression constante, l'influence de certaines idéologies, comme les idéologies communistes totalitaires, ce qui est absolument monstrueux et mortel – si vous savez tout là-dessus – et nous devons vivre avec cela à nos portes. C'est notre frère, de l'autre côté du mur. Pas seulement le mur de Berlin, mais le mur établi pour repousser ceci ou le combattre, ou le confronter. Et nous vivons avec cela. Si vous êtes tant soit peu au courant, non seulement des monstruosités et cruautés de la guerre, mais aussi de l'idéologie des guerres. Et comment nous y faisons face, non seulement au niveau individuel, mais collectivement, et quelle est la réponse de chacun de nous ? Nous vivons dans le monde avec une chose qui devient de plus en plus laide, de plus en plus destructrice, tyrannique. Cela a lieu dans le monde entier, pas seulement en certains lieux, cela gagne peu à peu du terrain. Et quelle est notre réponse à tout cela ? Est-ce de l'indifférence ? Sommes-nous indifférents à ce qui a lieu ailleurs ? Serait-ce que nous ne voulons pas confronter tout ceci ? Et si nous le confrontons, qu'y pouvons-nous ? Pas de façon organisationnelle, car cela aboutit toujours à un autre gâchis. En tant qu'êtres humains vivant sur cette terre – qui est aussi graduellement détruite à cause de la surpopulation, de plus en plus de mégapoles, et de notre indifférence à la nature – quelle est notre responsabilité à cet égard ? Nous sentons-nous tant soit peu responsables ? Responsables non seulement à l'égard de votre femme, votre mari, ou votre famille, mais à l'égard du reste de l'humanité, que vous soyez protestant, catholique, hindou ou bouddhiste – ce ne sont là que des noms, des étiquettes sans grande portée.
13:24 Aborderez-vous tout cela ? Je vous en prie – si je puis très respectueusement me permettre de le souligner – n'attendez pas que l'orateur vous dise quoi faire. Ce serait une autre façon de développer une culpabilité. Mais plutôt, en discutant ensemble des choses, en observant, en s'écoutant mutuellement très attentivement, pas seulement au niveau des mots, mais de ce qu'ils recouvrent, le sens profond d'un mot et ce qu'il signifie, alors on n'a pas à se dire ce que chacun doit faire.
14:27 Il y a donc la culpabilité et la chose avec laquelle nous vivons quotidiennement, et qu'est-ce qui relie cela, ces deux éléments, à la peur ? Et dans notre étude de la peur, – cette terrible brutalité qui a lieu dans le monde, et aussi notre propre sentiment d'insuffisance qui est une autre forme de culpabilité – quel rapport tout ceci a-t-il avec la peur, et qu'est-ce que la peur, pas les peurs superficielles ou profondes, mais la racine de la peur, pas seulement son tronc, mais ses multiples branches, quelle en est la racine ?
15:49 Nous allons donc nous pencher non seulement sur le temps, car le temps est lié à la peur, comme nous le verrons. Qu'est-ce que le temps par lequel nous vivons – aujourd'hui, demain, le passé, le futur – et aussi, qu'est-ce que penser ? Car nous vivons en pensant. Tout ce que nous faisons – nos actes – repose sur la pensée. Alors, pouvons-nous aborder cela ?
16:47 C'est une belle matinée, pas trop chaude, avec la caresse d'une brise assez fraîche qui, nous l'espérons, ne vous gènera pas et qui inciterait plutôt à faire un somme ici, pour peu que l'on soit sous une couverture; par un beau dimanche matin, libre de tout travail de bureau, de labeur et d'expertise, il est agréable d'être sous les arbres dans cette lumière tamisée : 'vous pouvez discourir, peu importe, continuez et je vais faire un somme.' Si c'est ce que vous voulez, endormez-vous. Mais si nous sommes sérieux, délibérés, et il le faut, car c'est là une des crises que nous avons rencontrée. Ce n'est plus un simple divertissement, un simple jeu intellectuel, ou une quête de sensation d'une chose à l'autre, ou provenant d'une autre. Il nous faut confronter des crises extraordinaires au cours de la vie – la vie étant notre conscience. La crise n'est pas économique, politique ou religieuse, elle se situe dans notre conscience. Pourquoi sommes-nous ce que nous sommes après tant de millénaires, c'est là qu'est la crise. Et se contenter de résoudre la crise économique ou la crise politique, ou la brutalité des idéologies et des guerres ne suffit pas, c'est bien plus profond. Nous allons donc procéder dans l'ordre, car tous les problèmes sont liés les uns aux autres, ils ne sont pas séparés. Si l'on peut résoudre complètement un problème, on a alors résolu tous les autres, car il n'y a pas de problème séparé, qu'il soit sexuel, qu'il s'agisse du désir d'accomplir, etc. Donc la solution d'un seul résout l'ensemble, si vous savez vous y prendre.
20:31 Qu'est-ce alors que le temps ? Non seulement celui du lever et du coucher du soleil, l'obscurité d'une nuit et la gloire d'un matin. Le temps en tant que passé, pas seulement le passé de sa propre vie, mais l'immense passé historique, le roman de l'humanité, c'est-à-dire l'histoire de l'humanité. A savoir, le déroulement des siècles, de millénaire en millénaire, le passé et le présent – le passé se modifiant à travers le présent devient le futur. Le temps est un cycle, un cercle dans lequel on est pris. Il faudrait donc l'examiner attentivement, sans juste le comprendre intellectuellement, mais en le sondant vraiment, si vous le voulez.
22:20 Nous sommes le passé, que ce soit le passé d'un jour ou de milliers d'années. Le passé étant le savoir, les souvenirs, les rappels, dissimulés ou ouverts, et de ce passé découle notre action. Ce passé est la tradition, ce passé est les religions telle la chrétienté avec toutes ses divisions au cours des derniers 2000 ans. C'est le passé. En Inde et en Chine le passé date de 3 à 5000 ans, avec leur tradition, leurs croyances, leurs superstitions, leurs inepties. Le passé est donc ce que nous sommes. Sans le passé, vous n'existez pas. Donc cet énorme passé, ce lourd passé suit son cours et se modifie à travers le présent. Cela se voit économiquement, les pressions modifient le présent, qui devient le passé. Et le futur – demain ou la toute fin de sa vie et au delà, pas la réincarnation, nous verrons cela sous peu – le futur. Ce futur est la forme modifiée du passé. C'est tellement évident. Et ce futur est dans le maintenant. N'est-ce pas ? Parce que le passé qui se modifie est le futur. Et ce futur est maintenant, car si je fume, je fumerai demain, si je suis avide, je le serai encore demain, et ainsi de suite. Donc le passé est dans le présent. Comprenez ce fait tout simple, je vous prie. Tout ce mouvement du passé traversant le présent se modifie en tant que futur, et ce futur est maintenant, car si je ne change pas fondamentalement, ce futur sera ce que je suis maintenant. N'est-ce pas ? Voyez la vérité de ce simple fait. Je ne cherche ni à vous persuader, ni à vous enjoindre, vous pressurer ou vous programmer. C'est un simple fait. Si je suis vicieux, cruel, brutal aujourd'hui, comme je l'ai été dans le passé, je le serai demain. On ne peut s'y soustraire. Si je me dispute avec ma femme ou mon mari, etc., je le ferai aussi demain. Demain est donc maintenant. Et pour rompre cette chaîne dans laquelle on est pris il faut qu'il y ait une mutation maintenant. Vous suivez ? C'est un simple fait. C'est là tout le cycle du temps, n'est-ce pas ?
27:24 Et est-il possible de provoquer cette mutation ? Qu'est-ce qui est – pas transformé, le mot transformé signifie passer d'une forme à une autre, ce n'est donc pas une mutation – qu'est ce qui est en train d'être radicalement changé – même ce mot 'changé' implique du temps, changer de ceci à cela. Nous devons donc nous en tenir à 'provoquer une mutation'. C'est-à-dire une cessation radicale de quelque chose, et le début d'une chose totalement nouvelle.
28:26 Notre conscience, la conscience de chacun, n'est-elle pas ce que nous sommes ? Beaucoup de livres ont été écrits à ce propos, mais c'est très simple. J'ignore pourquoi les gens aiment les choses très complexes. Il est probablement très excitant de parler de choses complexes. Mais c'est assez simple. Qu'est-ce que notre conscience ? Certainement ce que l'on croit, ce en quoi on a la foi, ce que l'on désire, sa nationalité, ses peurs, ses terreurs, sa dépression, son anxiété, sa solitude, son désespoir, sa cruauté, sa culpabilité, peur, plaisir, souffrance, la multiplication des désirs, tout cela est notre conscience, n'est-ce pas ? Soyons simples à ce sujet. Voyez-vous, pour aborder un problème très complexe il faut d'abord y venir simplement. La complexité vient ensuite, alors on peut le comprendre. Mais si l'on commence par la complexité, la chose devient de plus en plus complexe, et l'on ne résoudra jamais rien.
30:38 Notre conscience est donc tout son contenu. Vous pouvez mettre dans ce contenu tout ce à quoi vous pensez : votre savoir, vos superstitions, vos peurs, etc. La multiplication des expériences humaines et les essais et tentatives, etc. Et le contenu, qui est ce que nous sommes, c'est-à-dire non seulement le passé, mais le futur – et ce futur est maintenant, comme nous l'avons brièvement vu – tout cet ensemble est vous, est la personne, est l'ego, est l'énorme intérêt pour soi. Et nous demandons – cette conscience est le produit d'une vaste évolution, pas seulement la survie mais aussi la connaissance de la survie – peut-il donc se produire dans cette conscience une mutation totale ? Et si nous comptons sur le temps, comme nous le faisons, alors nous reprendrons le même vieux schéma. Je me demande si nous nous comprenons.
32:49 L'orateur a récemment parlé – je vous en informe non par vanité, mais en toute humilité – il s'est adressé aux Nations Unies. J'ignore pourquoi il était invité, mais il y est allé. A la fin de l'exposé, une des éminentes autorités dit : 'J'en suis venu à la conclusion ou plutôt à la conviction, après avoir travaillé 40 ans dans cette organisation, j'en suis venu à la conclusion que je ne dois pas tuer'. Cela lui a pris 40 ans. Voyez seulement ce que cela signifie : qu'il faut 40 ans au cerveau humain pour parvenir à une vérité, quarante ans. C'est-à-dire, ne pas tuer un autre être humain. Et toute l'organisation est basée sur la prévention des guerres, prévenir les guerres – que cela n'ait pas été fait est hors de propos. Mais ce qui est pertinent, c'est à quel point le cerveau humain refuse de confronter le fait et agir. Et nous pensons que le temps nous permettra de tout résoudre. Le temps vous aidera à oublier, et ainsi de suite.
34:57 Telle est donc la nature du temps : le passé se modifie en passant par le présent et en continuant en tant que futur. Donc le futur, le passé et le présent ne font qu'un s'il y a un changement fondamental, un achèvement radical de tout cela. Sinon, vous serez demain ce que vous êtes. Malheureusement, nous sommes des gens tristes, malheureux, c'est un fait, et si nous ne changeons pas maintenant, nous serons pareils demain. C'est la réalité, la vérité toute simple. Et quel lien y a-t-il entre le temps – pas seulement le temps chronologique – quel rapport le temps a-t-il avec la pensée ? Et qu'est-ce qui relie le temps, la pensée à la peur ? Vous suivez ? On continue ? Tout cela ne vous ennuie pas trop ? J'espère que le soleil vous réchauffe. Restez éveillés encore 50 minutes, vous voulez bien ? Il n'y a rien d'insultant dans cette demande. Nous demandons donc quel est le rapport entre le temps, la pensée et la peur ?
37:00 Nous avons plus ou moins vu la question du temps, alors voyons la question de la pensée. Qu'est-ce que penser ? L'orateur se sert de mots pour comuniquer ce qu'il est censé penser, et vous entendez les paroles et les traduisez selon votre plaisir ou déplaisir, ou vous écoutez superficiellement, ou peut-être ne comprenez-vous pas bien l'anglais, ou vous le comprenez très bien et donnez un certain sens à ces paroles. Penser. Tel est tout le processus de la pensée. La pensée a placé l'homme sur la lune. La pensée a créé les instruments de guerre. Le pensée a créé la destruction de l'homme. Elle a bâti les cathédrales les plus stupéfiantes, les temples et mosquées – si vous en avez vu, elles sont d'une merveilleuse beauté. Et la pensée a aussi créé le vaste monde technologique. La pensée a aussi établi une relation entre homme et femme, ce que nous allons voir sous peu. La pensée produit tous nos actes, la pensée est donc très importante. Il ne s'agit pas de développer ou d'approfondir la pensée, mais nous étudions la nature même et la structure de la pensée, de l'acte de penser. Bien ? On y va ?
39:33 L'orateur ignore si vous avez vraiment abordé cette question. On ne se l'est peut-être jamais posée, même les professionnels ne le font pas, alors pourquoi le feriez-vous ? Vous n'êtes pas éduqués à chercher, vous êtes éduqués à vous conformer, éduqués à dire 'oui, j'ai mémorisé, j'ai acquis de l'information, du savoir et je vais obtenir un emploi, ou pas', peu importe ce qu'on fait. Mais on ne va jamais très à fond dans cette question : étudier ce qu'est penser. Après tout, le cerveau est le seul instrument dont nous disposons; neurologiquement, biologiquement, émotionnellement il est le centre de notre existence. Et cette chose qui loge dans notre crâne, que nous appelons le cerveau, ne s'est jamais demandé : pourquoi est-ce que je pense constamment, bavardant furieusement, à tout propos : ce que j'ai fait hier, ce que je ferai demain, ce que je fais, pourquoi ceci, pourquoi cela, rêvant la nuit et bavardant toute la journée. Quels êtres humains extraordinaires nous sommes. Il faut donc se demander qu'est-ce que la pensée, qu'est-ce que penser ? Quelle en est l'origine ?
41:37 Voulez-vous mon explication ? Voyez-vous, voilà ce à quoi je m'oppose, car vous n'êtes pas vraiment en train de chercher. Vous attendez que quelqu'un vous le dise. Celui-ci devient alors le vilain gourou et vous, le disciple. Et l'orateur dit : ne faites pas cela, je vous prie. Non seulement vous vous détruirez, mais détruirez aussi celui qui vous dirige. Ecartons donc toute cette ineptie et cherchons ensemble. Le mot 'ensemble' est important, mais laissons cela de côté pour l'instant.
42:44 Alors, qu'est-ce que penser ? Penser ne relève-t-il pas de la mémoire ? De l'accumulation de souvenirs, de remémorations : je veux être un grand homme car j'ai vu beaucoup de gens, de grands hommes, avoir du bon temps, devenant célèbres, ayant plein d'argent, de voîtures, etc. Il y a donc cette vaste accumulation de souvenirs. Pas seulement personnels, mais aussi la remémoration de bien des choses révolues, la remémoration historique, le cumul de souvenirs, les souvenirs conscients et ceux profondément enfouis – n'est-on pas ces souvenirs ? N'est-on pas un tas de souvenirs ? Excusez-moi d'user de ce mot en le limitant tellement, ne sommes-nous pas tous des souvenirs ? Et sur quoi reposent les souvenirs ? Cherchez avec moi, ne vous bornez pas à écouter le pauvre homme. Approfondissez cela avec l'orateur. Sur quoi reposent les souvenirs ? Ne reposent-ils pas sur le savoir ? L'énorme accumulation d'informations en tant que savoir, qu'il soit ample – pas ample : le savoir limité de la science qui s'accroit constamment, et ce savoir qui s'accroit ne peut qu'être limité, car si vous l'augmentez, c'est qu'il est limité. On n'a aucune connaissance sur l'aérodynamique ou l'astrophysique, mais je vais en acquérir, expérience après expérience.
45:26 Le savoir repose donc sur l'expérience. N'est-ce pas ? Et l'expérience, tout cela, est essentiellement limitée. N'est-ce pas ? Toute expérience, peu importe laquelle, ne peut qu'être limitée, car il y a un expérimentateur qui expérimente. Et l'expérimentateur est le passé : ses souvenirs, l'accumulation, ses espoirs, ses peurs, le fait qu'il veut être illuminé, être pieux, disant 'je veux être populaire, donc j'apprendrai quelques phrases et les traduirai à ma façon et deviendrai...' bla, bla, bla.
46:37 L'expérience doit donc être reconnue, sinon ce n'est pas une expérience. Et celui qui la reconnait est le passé – c'est trop bête, non ? Les expériences sont donc toujours limitées. J'expérimente le divin, cette fabuleuse sensation d'exaltation, temporaire : on peut retomber. Les expériences sont donc toujours limitées, par conséquent le savoir est toujours limité. Toujours, dans le passé, ou maintenant, auquel s'ajoute ce savoir qui est limité. Donc les souvenirs sont limités. Donc la pensée est limitée. N'est-ce pas ? Je me demande si nous en comprenons la vérité, pas juste un concept intellectuel ou une idée de la chose, mais sa vérité, à savoir que la pensée sera toujours limitée. La pensée peut imaginer l'illimité, mais elle est encore limitée. La pensée a inventé les dieux, partout dans le monde, de millénaire en millénaire; ces dieux sont limités, naturellement. Donc quels que soient les actes de la pensée, ceux-ci sont toujours limités. Par conséquent la pensée n'est pas holistique. Vous comprenez ? Il s'agit donc de réaliser ce simple fait que la pensée et le penseur ne font qu'un, et qu'ils sont donc toujours limités.
48:55 Par conséquent, toutes les religions du monde, bien qu'elles prétendent découler de la parole divine – je ne suis ni irrévérencieux ni cynique, c'est ainsi, elles revendiquent toutes un lien direct... le fait de revêtir des vêtements médiévaux et toute la supercherie qui a lieu au nom de la religion sont des inventions de la pensée. Et donc toute la hiérarchie et la structure religieuse sont limitées. Et leur croyance, leur foi, leur rituel, etc. sont limités, car basés sur la pensée.
49:51 D'où la question, si vous voulez bien écouter : y a-t-il quelque chose au delà de la pensée, ou tout n'est-il que pensée ? Pas la nature, bien entendu. Le tigre n'a pas été créé par la pensée, Dieu merci, ni la preste gazelle. Alors qu'est-ce qui relie le temps, la pensée à la peur ? Nous parlons de la peur. Y a-t-il de la peur sans le temps ou la pensée ? Examinez cela attentivement, je vous prie. Y a-t-il une sensation de peur qui n'ait pas sa racine dans la pensée et le temps ? J'ai fait quelque chose il y a un certain temps, et j'en ressens de la peur, une culpabilité. Une chose assez laide, incorrecte, pas d'excellente qualité, et j'en ai honte, cela me fait peur, je m'en sens coupable, et j'ai vécu avec, d'où la peur de tout cela. La racine de la peur est donc le temps et la pensée. Peur de ce qui pourrait arriver. J'ai une bonne réputation, mais demain vous pourriez ne pas venir – non que je m'en soucie, mais quand-même... L'ombre de la peur nous accompagne donc toujours, l'ombre de cette peur entre homme et femme, ce qui pourrait arriver. Et la peur ultime qu'est la mort, et cette peur est à l'origine de l'invention des dieux.
52:46 Nous demandons donc s'il peut y avoir une fin totale de la peur ? C'est vous qui posez cette question, pas l'orateur. Ce qui signifie, y a-t-il une fin à la pensée et au temps ? Vous voyez le lien ? La séquence logique de tout ceci. Pas seulement logique, mais factuelle. Y a-t-il une fin à tout ce processus qui cause la peur ? Et l'on connait les résultats, les conséquences de la peur, toute la cruauté, la laideur, la contraction, tout le monde obscur de la peur. Et cela génère beaucoup de névrose, etc. Alors, y a-t-il une fin à tout cela ? Il ne suffit pas de poser une telle question, laquelle semble à priori plutôt bizarre : on ne peut mettre fin au temps. On ne peut mettre fin à la pensée. En effet, il vous faut penser pour aller chez vous. Pour mettre le contact, il vous faut penser. Lundi matin vous irez probablement au bureau ou ailleurs, vous devrez penser. Alors, dire 'peut-il y avoir une fin de la pensée ou du temps' n'est pas la question adéquate. Il faut plutôt demander : est-ce que je saisis vraiment la vraisemblance du temps et de la pensée ? Car la pensée a sa place, comme le temps. Mais pourquoi la peur naîtrait-elle de l'acte de penser ? Vous comprenez la question ? Pourquoi le temps serait-il un facteur de la peur ?
55:36 Donc si je comprends tout le tableau, tout le topo, toute la carte du temps, de la pensée, de la culpabilité ou de la peur, alors son observation même, la vision même de la chose, non seulement par les yeux, mais par tout votre être, signifie que toute votre attention se focalise sur cette carte de la peur, pas sur un seul point, un village, une ville ou la route, mais sur toute la carte. Peut-on en observer sans aucune déformation toute la structure ? Bien sûr qu'on le peut. C'est donner de l'attention à l'observation pure sans aucune déformation. Alors, toute cette chaîne se brise.
57:06 Quelle heure est-il, MM. ?
57:09 Auditoire: Une heure moins vingt six.
57:14 K: Vingt cinq minutes. On avance un peu plus ?
57:19 R: Oui.

K: Vous n'êtes pas fatigués ?
57:21 R: Non.

K: Pourquoi pas ? Etes-vous tous si actifs, pensant, travaillant, appliquant, ou dites-vous : bien, il fait beau, parlons-en.
57:45 Pour comprendre la peur il faut aussi examiner le désir. Nous sommes mus par le désir, pas seulement le désir de Dieu, – quel qu'en soit le sens – de réussite, de pouvoir, de situation, d'être au centre de tout, comme à Washington, à New Delhi, à Londres, à Paris, à Moscou ou à Pékin – incluons Pékin, c'est mieux. Nous voulons tant de choses dans la vie, pas seulement des choses physiques : de bonnes voitures, de beaux habits, avoir un beau corps, un beau visage bien maquillé, vous connaissez tout ce jeu. Le commerce est rampant dans ce pays : achetez, achetez, achetez. Et le désir d'être bon, de ne pas nuire à mon meilleur ami, à un proche, etc., mais peu importe si je nuis aux autres. Nous avons tant de désirs : être valeureux, être ceci ou cela. Et nous n'avons peut-être jamais demandé : qu'est-ce que le désir ? Pourquoi les religions, les moines ont-ils réprimé le désir ? Ils en brûlent, mais le répriment. Une fois, l'orateur suivait un groupe de moines dans l'Himalaya. Avez-vous jamais été dans l'Himalaya ? Ces merveilleuses collines et montagnes. C'était un lieu d'où la vue s'étend sur des centaines de kilomètres jusqu'à l'horizon, ourlés de neige, de grandes vallées, un vaste ciel d'un bleu merveilleux, non pollué, immaculé. Les plus hauts sommets s'étagent sur 4 à 500 kilomètres d'une chaîne à l'autre. L'orateur suivait un chemin, devancé par des moines. Ils chantaient sans jamais regarder une fleur, le ciel, un arbre, les rivières et les petits torrents dévalant les collines en une dance bondissante. Et ils étaient là, complètement absorbés par ce à quoi ils étaient censés penser, sans oser lever la tête pour contempler la beauté du ciel, les arbres, les rivières et les fleurs. Car c'est là une distraction. Comme pour les moines du monde entier.
1:01:57 Il y a donc ce désir chez chaque être humain, et sans le réprimer, le nier, le transformer ou le transmuer en quelque chose de plus élevé, ce qui deviendrait une autre forme de désir, pouvons-nous – excusez mon rire – pouvons-nous regarder le désir et en découvrir la nature, le mouvement, la structure ? Très objectivement. Qu'est-ce que le désir ? Quel en est le commencement ? Pas sa fin. Quelle en est l'origine, la source, le mouvement ? Allons-nous nous y colleter ?
1:03:19 Nous vivons de la sensation. Biologiquement, c'est nécessaire. Autrement nous serions paralysés. La sensation joue un rôle énorme dans notre vie, pas seulement sexuellement, mais en voulant de plus en plus de sensations. La sensation résulte de la vision, – veuillez bien suivre un peu ceci – vision, contact, sensation. N'est-ce pas ? Voir ces collines et dire comme c'est beau, en retirer une sensation, c'est cela la sensation. Je lis un très beau poème, d'où une sensation, ou je vois un merveilleux tableau, c'est une autre sensation et ainsi de suite. La sensation est une chose naturelle, non ? Vous regardez les arbres, les feuilles et le ciel, et vous dites : comme c'est beau.
1:04:51 Nous ne parlons pas de ce qu'est la beauté. Peut-être lors de la prochaine rencontre, si nous avons le temps. Mais nous vivons de sensation, tout le système nerveux est sensation. Quel est le lien entre la sensation et le désir ? Vous comprenez ma question ? Car nous étudions le désir. Quel est le lien entre la sensation et le désir ? Pourquoi sont-ils toujours instantanément reliés ? Si je pouvais toujours vivre sous ces arbres dans une belle maison – d'où le désir : il me faut une belle maison sous l'arbre. Alors, quel est le fait réel, le lien, la communication entre la sensation et ce qu'on appelle le désir ? N'est-ce pas ? Y a-t-il un intervalle – écoutez je vous prie – y a-t-il un intervalle entre la sensation et le mouvement du désir, un espace ? Ou ils sont instantanés. Voir une chose, la saisir si vous voulez. Nous allons donc découvrir s'il y a une division, une séparation, un intervalle. Bien ?
1:06:48 Il y a une sensation lors de la vision d'un beau jardin, bien entretenu, une pelouse tondue et roulée depuis 500 ans. Il existe de telles pelouses. Et vous voyez cela et dites : Dieu, que c'est beau, quelle profondeur, que cette herbe est belle. Et vous souhaitez en avoir une dans votre jardinet.
1:07:26 Alors, observez-le simplement, attentivement. La sensation à la vue de cette herbe, riche, lourde, bien enracinée, d'où la sensation, puis le désir d'en avoir dans votre jardin. Ainsi, le désir est né – écoutez seulement – dès l'instant où la pensée prend le contrôle ou donne forme à la sensation, à cet instant, le désir est né. Vous suivez ? Ainsi, voyant cette pelouse protégée par des murs, sa vision, la sensation et la pensée qui dit : si je pouvais l'avoir, à cet instant, le désir est là. Vous comprenez ?
1:08:56 Dès lors nous demandons s'il peut y avoir un mouvement, un intervalle entre la sensation et la pensée lui donnant une forme, une image. Vous comprenez ? C'est la sensation, ce qui est naturel : voir cette belle herbe, ce champ, cette pelouse, et la pensée intervient alors, disant : j'aimerais l'avoir. A cet instant, le désir existe. N'est-ce pas ? C'est la vérité. Alors nous demandons : ces 2 éléments peuvent-ils être séparés un moment ? Voir une chemise dans une vitrine, aller la toucher et dire : quel beau tissu, et la laisser. Nous ne la laissons pas là. Nous disons : j'aimerais la posséder. Alors le désir est né. Donc l'intervalle peut être maintenu, l'espace peut être maintenu un moment, et vous verrez alors le mouvement du désir, comment il se manifeste. Vous pouvez alors étendre indéfiniment cet espace ou le maintenir très serré. Vous comprenez ce que je dis ? Quand vous comprenez ceci, il n'y a nullement besoin de discipline, de maîtrise, de répression ou de lutte. Vous comprenez tout ceci ? Pas verbalement, dans votre coeur. Vous le ferez alors naturellement. Quand vous voyez une belle chose, elle est belle et c'est tout. Vous ne pouvez posséder ces montagnes, pas plus que cette belle pelouse. On peut la regarder, l'admirer et dire : comme c'est beau et le ressentir. Cela demande une grande vivacité, lucidité, un sens de profonde attention à la chose. Mais nous faisons rarement tout cela, sauf pour de l'argent ou le plaisir. C'est bien plus exigeant, cela demande une grande austérité. Le mot 'austérité' qui vient du grec signifie 'la bouche sèche'. Et nous l'avons traduit, etc. – austère : quelques habits, un repas par jour et tout cela. Mais l'austérité est une chose considérable, pas de la trivialité. Il s'agit donc d'être attentif à ce mouvement de la sensation et du désir et à tout ce dont nous avons parlé. De l'observer très attentivement, de voir en soi chaque pensée sans la laisser passer, sans avoir compris sa naissance, sa cause : c'est cela la vraie austérité. Et ne pas entrer dans un monastère et toute cela. L'austérité est dans notre vie quotidienne.
1:13:26 Nous avons donc parlé de tout cela. Mardi et jeudi il y aura les questions, samedi et dimanche prochains nous parlerons d'autres choses, du plaisir, de la souffrance, de la douleur et de toutes les implications de la solitude, de la mort, si nous en avons le temps, et de ce qu'est la religion, un esprit religieux. Y a-t-il quelque chose que l'esprit n'a absolument pas touché ? L'illimité, l'immensité, l'indicible. Ce n'est pas une invitation à venir ici. Cela fait partie de notre vie, pas toute cette manie d'acheter, d'acheter et vendre, de se rendre tous les jours de sa vie au bureau, le conflit et tout cela. Il faut consacrer son énergie à cette découverte. Ne pas seulement vivre dans la foi, les symboles, etc. Alors peut-être nous verrons-nous après demain, ou samedi et dimanche.