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OJBR80CB13 - La fin du savoir psychologique
13e entretien avec David Bohm
Brockwood Park, Angleterre
18 septembre 1980



0:32 K: Reprenons-nous où nous en étions hier?
0:47 Qu'est-ce qui empoisonne l'esprit? Il suit toujours un même sillon, il est toujours en recherche. S'il sort d'un sillon, c'est pour en adopter un autre c'est ainsi qu'il fonctionne, tout le temps. Pourquoi? On peut l'expliquer, on en voit bien les raisons : pour se protéger, se mettre à l'abri, par négligence, par indifférence, une bonne dose d'insensibilité, un mépris total pour son propre épanouissement, etc.
1:43 Mais je pense qu'il est capital de découvrir pourquoi nos esprits fonctionnent toujours dans une direction donnée.
1:56 Nous en étions à dire, qu'après être passés par tout un travail d'investigation – et aussi par l'insight – on se trouve face à un mur. Et ce mur ne peut disparaître ou être détruit que s'il y a l'amour et l'intelligence. Voilà où nous en étions l'autre jour. Mais, avant de continuer, je voudrais demander : pourquoi les humains, même pourvus d'intelligence, de culture, de réflexion philosophique et religieuse, retombent toujours dans cette ornière?
2:59 B: Pour moi, l'ornière est inscrite dans la nature même du savoir cumulatif.
3:06 K: Donc vous dites que le savoir doit invariablement produire une ornière?
3:15 B: Peut-être pas 'doit', mais c'est ce qu'il a fait dans la place qu'il a prise au sein de l'humanité – je parle du savoir psychologique, évidemment.
3:25 K: Cest bien de cela que nous parlons.
3:28 B: Le savoir psychologique doit créer une ornière, je suis d'accord.
3:33 K: Mais pourquoi l'esprit n'en est-il pas conscient? Il voit le danger, il voit cette répétition machinale, que par conséquent il n'y a rien de neuf là-dedans – et pourtant il continue !
3:48 B: Dans notre discussion sur l'accumulation du savoir – qui, en fait, constitue l'ornière...
3:55 K: Oui, elle constitue l'ornière. Mais pourquoi?
3:58 B: C'est la même question. Si l'on voit que l'accumulation de savoir doit creuser une ornière, on ne voit pas pourquoi quelqu'un devrait rester dedans.
4:10 K: Oui, c'est ma question.
4:12 B: Mon impression est que le savoir accumulé semble avoir une valeur qui dépasse de loin sa valeur réelle. Il porte en lui une nécessité. Le savoir sur un objet quelconque, comme ce micro, n'a qu'une signification limitée. Par contre, le savoir sur votre nation, la nation à laquelle vous appartenez, semble puissamment chargé de sens.
4:47 K: Oui. Donc cette charge de sens serait la cause de ce rétrécissement de l'esprit?
4:56 B: Il tient l'esprit, ce savoir a une valeur fabuleuse surpassant toute autre valeur. Il pousse l'esprit à s'y accrocher comme à la chose la plus précieuse au monde.
5:09 K: Vous le savez, dans certaines philosophies, certains concepts de l'Inde, on trouve cette philosophie que le savoir doit prendre fin – vous la connaissez, bien sûr, c'est le Vedanta. Mais visiblement très peu de personnes mettent vraiment fin au savoir et parlent depuis l'état de liberté.
5:36 B: J'aimerais insister sur ce point qu'en général le savoir apparaît comme extrêmement important, et qu'il vaut la peine qu'on y reste attaché – même en déclarant verbalement qu'il doit prendre fin. Le savoir sur soi-même.
5:54 K: Vous voulez dire que je suis si stupide que je ne vois pas que ce savoir n'a en fait qu'une signification minime – le savoir psychologique – et pourtant mon esprit persiste à s'y accrocher.
6:08 B: Je ne dirais pas que la personne est stupide, je dirais que ce savoir stupéfie le cerveau. Le cerveau est pris dans ce savoir comme dans un stupéfiant.
6:21 K: Très bien, mais il n'a pas l'air de vouloir s'en extirper.
6:25 B: Il est déjà tellement drogué qu'il ne voit plus ce qu'il fait.
6:30 K: Alors, que doit-il faire? Tout cela, je l'observe, depuis des années, ces tentatives des humains pour se libérer de certaines choses. Pourtant, c'est cela, la racine, vous comprenez, cette accumulation psychologique qui devient savoir psychologique et par conséquent divise – avec tout ce qui vient s'en mêler ou s'y agglutiner. Et pourtant, l'esprit refuse de lâcher prise. Parce qu'il ne voit pas? Ou parce qu'il a donné au savoir une importance aussi gigantesque?
7:18 B: Oui, c'est ce que je veux dire.
7:21 K: Pourquoi? Est-ce qu'il y trouve un abri, une sécurité?
7:30 B: Cela semble en partie une source de sécurité, mais pour moi, d'une certaine façon, le savoir a pris le sens de l'absolu. Et la place du savoir devrait être relative. Mais ce savoir de l'esprit, ce savoir psychologique sur soi-même ou le savoir connexe de la religion...
7:57 K: Mais vous ne répondez pas à ma question. Je suis un homme ordinaire, je me rends compte de tout ça, et je réalise le sens et la valeur du savoir à divers niveaux. Mais en profondeur, à l'intérieur de soi, cette accumulation de savoir est extrêmement destructrice.
8:18 B: C'est vrai, mais l'aveuglement vient du savoir, il trompe l'esprit. – on n'a généralement pas conscience que c'est destructeur.
8:31 K: Et c'est pour cela que les humains s'y accrochent?
8:35 B: En fait, il ne peuvent pas... On ne sait pas quand cela a commencé, mais une fois que le processus est en route l'esprit se trouve généralement incapable de regarder tout ça, parce qu'en fait il évite cette question – un formidable mécanisme de défense lui fait éluder toute cette question.

K: Pourquoi?
8:59 B: On dirait qu'une chose infiniment précieuse se trouve menacée.
9:05 K: C'est étrange, on est intelligent dans d'autres domaines, capable, compétent, même talentueux, mais ici, à la source de tout ce problème, pourquoi ne comprend-on pas? Qu'est-ce qui bloque l'esprit? Vous me dites qu'il a donné de l'importance au savoir, je le reconnais, c'est ainsi. Et pourtant il reste accroché. Vous le savez bien...
9:38 B: Mais une fois enclenché, ce processus mécanique résiste à l'intelligence.
9:48 K: Alors, que vais-je faire? Que vais-je faire, moi, un homme ordinaire? J'admets le savoir technique, etc., mais je vois que le savoir que j'ai accumulé est séparateur, qu'il est destructeur, qu'il est plutôt minable – pourtant je ne veux pas le lâcher. Je vois bien que je dois le lâcher, mais je ne peux pas! Qu'est-ce que je vais faire? Je crois que c'est le problème de tout un chacun, le problème qui surgit dès que l'on devient un peu sérieux sur ces sujets. Est-ce le manque d'énergie?

B: Pas essentiellement. Mais il y a un constant gaspillage d'énergie dans ce processus.
10:55 K: Ayant gaspillé beaucoup d'énergie, je n'ai plus assez d'énergie pour m'y attaquer?
11:03 B: Elle reviendrait très vite si l'on pouvait se sortir de là. Cette fuite permanente d'énergie pourrait épuiser un peu la personne mais elle récupérerait dès l'arrêt du processus. Ce n'est pas le problème central.
11:17 K: Non, ce n'est pas le problème central. Alors, que vais-je faire, moi, un être humain, réalisant que ce savoir va naturellement, fatalement creuser l'ornière dans laquelle je vis? Ma question alors, c'est, comment casser ça?
11:40 B: Je doute que ce soit aussi clair pour la plupart des gens que le savoir est responsable de tout ceci, et même, voyez-vous, que le savoir est le savoir. Il apparaît comme une entité, l'ego, le 'moi'. On fait l'espérience du savoir comme d'une sorte d'entité – le savoir crée le 'moi' puis on fait l'expérience du 'moi' comme d'une entité, qui n'est plus du savoir, c'est un être réel.
12:10 K: Dites-vous que cet être est distinct du savoir?
12:15 B: Il en donne l'impression, il fait semblant d'être différent.
12:18 K: Mais l'est-il?
12:20 B: Il ne l'est pas, mais il possède une telle puissance...
12:23 K: Mais c'est mon conditionnement de toujours.
12:26 B: C'est vrai. Alors, la question c'est, comment passer à travers tout ça pour casser le conditionnement?
12:29 K: C'est tout le problème, voyez-vous.
12:31 B: Parce qu'il crée le simulacre, la contrefaçon d'un état d'être.
12:39 K: Regardez, sept cent millions de catholiques, des millions et millions de chinois, et tous... vous voyez? C'est ça le pivot de toute leur action. Tout cela semble tellement désespérant ! Face à l'impasse de cette situation je baisse les bras et je dis que je ne peux rien faire. Mais si je me mets à y réfléchir, une question s'impose : peut-on fonctionner sans savoir psychologique – dans ce monde? Ce sujet me tient particulièrement à cœur parce que, où que j'aille, en Californie, en Inde, ici ou n'importe où, c'est le problème central – et il faut le résoudre.
14:07 B: C'est exact. Mais, voyez-vous, si dans une discussion vous dites ça à quelqu'un, il va trouver ça raisonnable, peut-être. Mais quand son statut est menacé... Ce qui est du savoir psychologique mais il ne réalise pas que c'est du savoir, pour lui c'est bien plus. Il ne réalise pas que ce savoir sur son statut est le fauteur de trouble. À première vue, le savoir semble passif, quelque chose que vous connaissez, dont vous pouvez faire usage si vous voulez ou ne pas en faire usage si vous ne voulez pas et simplement le laisser de côté – ce qui devrait être la règle.
14:50 Mais, à un moment donné...

K: On y retombe.
14:53 B: Le savoir n'apparaît plus comme étant du savoir. Comment feriez-vous, si vous deviez parler à un politicien...
15:12 K: Oh!

B: Par exemple, quelqu'un vous demandait un jour de parler à Mao Zedong. Vous n'auriez abouti à rien.
15:22 K: À rien! Les politiciens et les hommes au pouvoir ne vous écouteraient même pas. Les religieux non plus ne vous écouteraient pas – les gens qu'on dit religieux. Seuls ceux qui sont mécontents, qui sont frustrés, qui sentent qu'ils ont tout perdu, ceux-là peut-être vont écouter. Mais ils ne vont pas écouter au point que la chose devienne réelle et brûlante.
16:00 Alors, comment s'y prendre? Disons que j'ai lâché le catholicisme, le protestantisme, toutes ces bêtises – j'ai aussi ma carrière et là je sais que le savoir est nécessaire. Mais j'en suis arrivé, moi, un être humain qui vis dans ce monde, à voir l'importance de ne pas être pris dans ce système de savoir psychologique – et pourtant je ne peux pas le lâcher! Ça m'échappe tout le temps, j'essaie de tricher, on joue à cache-cache. Très bien. Partant de là, voilà le mur que je dois démolir – on l'aborde sous un autre angle. Voilà le mur que je dois démolir – pas 'je' – voilà le mur qui doit tomber. Et nous avons dit que ce mur sera mis à terre par l'amour et l'intelligence. Est-ce que ce n'est pas demander une chose incroyablement difficile?
17:25 B: C'est difficile.
17:27 K: Je me trouve de ce côté du mur, et vous me demandez d'avoir cet amour et cette intelligence qui vont détruire le mur. Mais je ne sais rien de cet amour, de cette intelligence, puisque je suis coincé ici, de ce côté du mur. Je trouve logique et sain ce que vous me montrez, en tant qu'humain ordinaire je comprends ce que vous dites, c'est juste, vrai, logique, j'en vois l'importance mais le mur est si solide, si imposant, si souverain que je ne peux pas passer de l'autre côté. Nous avons dit que ce mur peut être détruit par l'insight – nous en avons parlé. Mais cet insight devient une idée.
18:37 B: Oui.
18:39 K: Ce n'est pas une réalité, comme quand on dit : 'Oui, oui, je comprends, je vois!' Quand vous décrivez l'insight, s'il est possible, comment il apparaît, j'en fais immédiatement une abstraction – autrement dit je m'écarte du fait et l'abstraction devient tout ce qui compte. C'est devenu du savoir, vous voyez ce que je veux dire?
19:06 B: L'activité du savoir.
19:08 K: Nous y revoilà.
19:10 B: Le problème dans tout cela est que le savoir n'est pas posé là à attendre, comme de l'information. Il est extrêmement actif, il réagit à chaque moment, il remodèle chaque moment selon le passé, le connu. En ce moment même où nous soulevons ce problème, le savoir est en activité, sans arrêt.

K: Toujours à l'affût.
19:30 B: À l'affût, et prêt à agir. Il faut se souvenir que toute notre tradition affirme que ce savoir n'est pas actif, qu'il est...
19:38 K: Très actif!
19:39 B: ... il est vraiment très actif, mais en général les gens ne le voient pas comme ça, ils pensent qu'il est simplement en train d'attendre, là.
19:45 K: Et il attend.

B: Il attend d'agir, voyez-vous. Quoi que vous tentiez d'y faire le savoir est déjà en action. Le temps que vous réalisiez que c'est ça le problème, il est déjà passé à l'action.
20:02 K: Oui. Est-ce que je le réalise comme un problème, ou comme une idée à mettre en œuvre? Vous voyez la différence?
20:14 B: Le savoir transforme tout, automatiquement, en une idée qu'il faut ensuite mener à bien. Il est bâti comme ça.
20:22 K: Et c'est comme ça que j'ai vécu!
20:24 B: Le savoir ne peut pas faire autrement.
20:27 K: Comment faire pour casser ça, ne serait-ce que pour...
20:39 B: Il me semble que si l'on pouvait voir, observer, prendre conscience... le savoir pourrait se regarder faire, en pleine action. Car le savoir semble nous prendre au dépourvu, qu'il est juste là à attendre, mais dès qu'il entre en action il a déjà désorganisé le cerveau.
21:08 K: Je suis très préoccupé par tout ça, je le vois se produire partout où je vais. C'est devenu un problème – pas pour moi – c'est quelque chose qu'il faut résoudre. Diriez-vous que la capacité d'écouter est bien plus importante que tout ceci, toutes les explications, la logique? – Écouter.
22:04 B: Le problème est le même.
22:05 K: Non, non, pas du tout. J'essaie de voir... Je veux voir s'il est possible, quand j'écoute... qu'à écouter ce que vous dites aussi complètement, le mur soit tombé. Vous comprenez? J'essaie de découvrir, Monsieur. Je suis un homme ordinaire et vous m'expliquez tout ça : je réalise que ce que vous dites est vrai. Et ça m'interroge, je prends vraiment part, sérieusement, à tout ce que vous dites, Mais, on ne sait pourquoi, le feu ne prend pas – tout le combustible est là mais la flamme n'y est pas. Alors, moi, un homme ordinaire, que puis-je faire? C'est ce que je clame depuis toujours!
23:24 B: S'il s'agit de la capacité à écouter, le problème est que l'homme ordinaire est tellement plein d'opinions qu'il ne peut pas écouter.
23:34 K: Ah, écouter avec des opinions autant être mort ! C'est trop bête !
23:41 B: Le savoir dispose de toutes sortes de défenses. Si vous envisagez de mettre à la portée de l'homme ordinaire d'avoir cette perception – c'est bien ce que vous demandez, n'est-ce pas? Au moins ceux qui sont intéressés...

K: Oui.
24:00 B: ... le savoir dispose d'un nombre formidable de défenses contre le fait de percevoir ceci. Les voies de son évolution l'ont structuré de telle façon qu'il se refuse à voir, donc il est plein d'opinions – qui réagissent aussi instantanément.
24:21 K: Je comprends bien, Monsieur. Mais je veux trouver !... Pas une drogue, un médicament, pas une façon de faire. Il doit exister une communication entre vous et moi, un homme ordinaire, une communication d'une telle force que le seul fait que moi, je vous écoute et que vous, vous communiquez avec moi opère. Vous me suivez?
25:02 B: Oui, mais alors il faut passer à travers toute cette opinion, à travers toute cette structure.
25:06 K: Bien sûr, bien sûr. Je suis venu pour ça. Moi, un homme ordinaire, je suis venu pour ça. J'ai laissé choir toutes les églises et toutes ces histoires, je les ai rejetés à des kilomètres, j'en ai fini avec tout ça. Je suis simplement venu ici et je réalise que tout ce qui a été dit ici est vrai et je brûle de découvrir. Et votre communication avec moi est si forte, si réelle! Ce que vous dites ne vient pas du savoir, ce que vous dites ne vient pas d'une opinion, vous êtes vraiment un être humain libre et vous essayez de communiquer avec moi. Alors, puis-je écouter avec la même intensité que vous mettez à communiquer avec moi?
26:13 B: Ma foi, on peut se demander si l'homme ordinaire déborde vraiment de tout ça?
26:19 K: Ah, non, sûrement pas. Il veut aller au pub. Non, j'ai dit que je suis un homme ordinaire mais j'ai tout quitté pour venir ici. J'ai laissé tout ça. J'ai réalisé aussi que récolter, multiplier les opinions est un moyen de me grandir – et en partie de former des préjugés, etc. Je réalise tout ça. Et je veux écouter quelqu'un qui dit la vérité, et que du seul fait de l'entendre, quelque chose s'éveille en moi. Et puisque j'écoute avec tant d'ardeur cela arrive. Je me demande si je me fais comprendre.
27:24 Disons que vous êtes un grand homme de science, et moi un de vos étudiants : vous voulez me dire quelque chose. Vous me parlez d'une chose dont je sais qu'elle doit être infiniment importante puisque que vous lui avez voué toute votre vie. Moi aussi, en tant qu'étudiant... j'ai sacrifié bien des choses rien que pour venir ici. Alors, est-ce votre faute, à vous qui communiquez avec moi, si je ne le recois pas instantanément? Vous comprenez? Ou est-ce la mienne, de faute, car je suis incapable de vous écouter réellement?
28:15 B: Bon. Supposons que le problème vienne de ce que je suis incapable d'écouter : alors que faire?
28:26 K: Rien. On ne peut rien faire. Le problème est là, voyez-vous : je suis incapable d'écouter parce que je suis plein de préjugés, d'opinions et de jugements, de défenses, vous savez, tout cet édifice, alors bien sûr je ne vais pas vous écouter.
28:47 B: Mettons que quelqu'un ait désactivé certaines défenses mais il se peut qu'il y en ait d'autres dont il n'est pas conscient. Ce n'est pas aussi simple que ça.
29:01 K: Je crois que c'est simple. Je sens que c'est terriblement simple, d'une certaine façon. Je crois que, si je pouvais écouter de tout mon être, de toute mon attention, cela se produit. C'est aussi si simple que ça, je crois. Voyez-vous, Monsieur, vous me dites quelque chose et je suis en train de l'assimiler, donc il y a un intervalle entre le moment où vous parlez et mon assimilation. Est-ce que...

B: Oui.
30:00 K: C'est dans l'intervalle qu'est le danger. Si je pouvais ne pas assimiler, écouter totalement, de tout mon être, c'est terminé ! Est-ce parce que, dans tout ça, il n'y a pas l'ombre d'un plaisir? Vous me suivez? Vous ne m'offrez aucun plaisir, aucune satisfaction, vous dites : c'est ainsi, prenez-le. Mais mon esprit s'est tellement compromis avec le plaisir qu'il faut que ce soit plaisant à écouter. Vous comprenez ce que je veux dire?

B: Oui.
31:01 K: Je ne vais rien écouter qui ne soit totalement satisfaisant. Ce danger-là, je le réalise aussi.
31:15 B: Le danger?
31:16 K: De rechercher la satisfaction, le plaisir. Donc je dis, bien, je ne le fais pas, je regarde ce que je fais. J'ai évacué ça aussi – le plaisir, la récompense, la punition – quand j'écoute, il n'y a qu'observation pure.
31:37 On revient au même sujet : l'observation pure, – qui est en fait l'écoute – l'observation pure est-elle l'amour? Je pense que oui. Mais encore une fois...

B: Encore quoi?
32:04 K: Vous venez de déclarer ça, alors mon esprit – de l'homme ordinaire venu ici – mon esprit dit immédiatement : 'Donnez-le moi, dites-moi ce qu'il faut faire !' Dès que je vous demande : 'Dites-moi quoi faire' je suis revenu sur le terrain du savoir. C'est tellement instantané. Donc je me refuse à vous demander quoi faire. Alors où suis-je? Vous m'avez dit, la perception sans aucun motif, aucune direction, la perception pure, c'est l'amour. Et cette perception-amour est l'intelligence, ce ne sont pas trois choses séparées mais une seule. Et cela, je le ressens. Parce que vous m'avez guidé avec soin – pas guidé – vous m'avez montré soigneusement, point par point, j'en suis venu à le ressentir. D'écouter tout ceci m'a rendu assez sensible et j'arrive à un stade où j'ai le sentiment : 'Bon Dieu, c'est ça'. Mais cela s'évanouit tellement vite. Alors, commence : 'Comment faire pour le retrouver?' Mais le souvenir qu'on en a – qui est le savoir – fait blocage.
34:10 B: Vous dites qu'à chaque fois qu'il y a une communication, le savoir se met au travail sous différentes formes.
34:22 K: Vous voyez donc l'énorme difficulté qu'il y a à se libérer du savoir.
34:31 B: Oui. On peut se demander pourquoi le savoir n'attend pas qu'on ait besoin de lui?
34:39 K : Ah! Cela exige... Cela veut dire être libre du savoir psychologique. Et, quand l'occasion se présente, votre action émane de la liberté et pas du savoir.
35:00 B: Pas du savoir. Le savoir intervient comme information. Il rend compte de l'action, mais il n'est pas la source.
35:09 K: En deux mots, la liberté du savoir. Et, comme on est libre, c'est à partir de la liberté qu'on communique, non du savoir. Je me demande si...

B: Oui.
35:30 K: Autrement dit, la communication naît du vide. On emploie des mots, un langage qui est le résultat du savoir, mais elle naît de cet état de liberté totale.
35:52 B: Oui. En ce moment il y a une communication sur la question du savoir, sur l'inadéquation du savoir psychologique – c'est la communication.
36:06 K: Oui. Alors, puis-je communiquer avec vous depuis la liberté? Mettons que moi, un être humain, j'en sois venu à être complètement libéré du savoir, et que, de cette liberté, une communication ait lieu, avec des mots. D'accord? Alors, vous, homme de science, savant très éminent – pardon, c'est de la politesse – allez-vous communiquer avec moi, puis-je communiquer avec vous sans aucune barrière? Comprenez-moi, je ne cherche pas à... Puis-je communiquer avec un autre... On va le dire autrement. Cet homme est libre du savoir, totalement, il n'utilise le savoir que dans un but de communication et puis-je être dans un état d'esprit tel que je reçoive cette communication?
37:48 B: Oui, si le savoir est vu comme une information. Habituellement le savoir représente plus qu'une information, on dirait que le savoir est libre. Ce n'est pas courant de voir que le savoir n'est pas libre.
38:06 K: Le savoir n'est jamais libre.
38:08 B: Non mais, à première vue, on se voit libre d'user de son savoir.

K: Évidemment.
38:13 B: Mais il n'est pas libre, et toute activité du savoir participe de ce manque de liberté.
38:20 K: Bien entendu. Si je veux me connaître je dois être libre de me regarder.
38:25 B: Et le savoir a tous les moyens de vous empêcher de regarder.
38:29 K: C'est tellement évident! Excusez-moi.
38:32 B: C'est peut-être évident à ce stade mais en général les gens ne le voient pas. Mais laissons cela de côté.
38:43 K: Si je suis plein d'opinions, de jugements et d'évaluations, pour me regarder, je dois bien m'en libérer un peu. C'est tellement clair !
38:57 B: Oui, mais l'idée générale est que certains types de savoir sont dangereux, comme les préjugés, mais que d'autres n'offrent pas de danger, ne sont pas des préjugés.
39:08 K: Non, c'est un tout.
39:09 B: Tout ça n'est qu'une seule structure. Impossible d'avoir un préjugé sur ceci et pas de préjugé sur cela.
39:24 K: Comment allez-vous communiquer avec moi, qui suis arrivé au stade ou je veux absolument saisir... j'aspire, je brûle de recevoir ce que vous dites si complètement que ce soit terminé? Moi qui suis venu ici, suis-je vraiment dans cet état? Ou je me raconte des histoires?
40:06 B: Ma foi, c'est bien la question, le savoir passe son temps à se mentir à lui-même.
40:10 K: Bien sûr.
40:12 B: Ce n'est même pas que je me raconte des histoires, mais le savoir est trompeur par nature.
40:25 K: Donc, mon esprit est toujours à s'illusionner?
40:32 B: La tendance est permanente dès que le savoir opère au plan psychologique.
40:37 K: Mais alors, que vais-je faire? On en revient à la même maudite question.
40:42 B: La question de l'illusion. On en revient au même point, écouter.
41:01 K: Monsieur, pourquoi n'écoutons-nous pas? Pourquoi ne saisit-on pas cette chose – immédiatement, instantanément, sur le champ? Pourquoi? On peut en donner les raisons, mais... Quoi? La vieillesse, le conditionnement, la paresse, des douzaines de choses mais c'est tellement...
41:32 B: C'est superficiel.

K: ... vide de sens.
41:39 B: Peut-on donner la raison profonde de tout ça?
41:44 K: Le savoir, on retombe sur la même chose! Est-ce que le savoir, qui est le 'moi'...
41:56 B: Oui, voilà la clé.
41:58 K: ... le savoir qui est le 'moi' est si incroyablement fort – c'est une idée, pas un fait.
42:07 B: Oui, je comprends bien que c'est une idée. Mais l'idée... Ce que j'essayais de dire c'est que l'idée a une portée et une signification énormes. L'idée de Dieu, en supposant que vous l'ayez, exerce sur vous un pouvoir formidable.
42:27 K: Comme être 'britannique' ou 'français' ça donne beaucoup d'énergie.
42:32 B: Et cela provoque aussi un état corporel qui fait croire à l'existence concrète du 'soi'. Du coup, la personne ne le perçoit pas comme un simple savoir, elle ressent une chose très puissante qui ne ressemble pas à du savoir.
42:52 K: Oui. Est-ce qu'on tourne en rond? On le dirait.
43:00 B: Hé bien, je cherchais quelque chose de communicable sur le pouvoir exorbitant que semblent posséder le savoir – et le 'soi'.
43:15 K: L'identification.
43:16 B: L'identification. Cela vaudrait peut-être la peine d'aller y regarder de près.
43:21 K: J'ai oublié le sens originel du mot 'identification'.
43:26 B: C'est 'toujours le même'.
43:28 K: Toujours le même, c'est juste. C'est ça, vous voyez? C'est toujours le même. Rien de nouveau sous le soleil.
43:42 B: Voilà le principe. Le 'soi' est toujours le même, il tente d'être toujours le même, en essence, sinon dans le détail.
43:55 K: Oui, oui.
43:57 B: Je crois que ce qui ne va pas avec le savoir c'est qu'il tente de devenir le savoir de ce qui est toujours le même donc il le maintient.
44:07 K: Évidemment, Monsieur, c'est toujours le même.
44:09 B: Le savoir lui-même cherche à découvrir ce qui est permanent, parfait et toujours le même. Même indépendamment de nous, c'est inné, comme les cellules, voyez-vous.
44:27 K: Cela amène une question : est-il possible d'être présent? Je voudrais employer le mot 'diligent' : une présence diligente, est-ce une chose possible? Diligente, au sens de... de la chose juste.
44:58 B: Le sens littéral est : qui se donne du mal.
45:02 K: Se donner du mal, tout embrasser. Monsieur, il doit y avoir un autre moyen d'éviter tout ce fatras intellectuel ! On s'est énormément servi de l'intellect et ce talent de l'intellect nous a mené à un mur. J'ai tenté toutes les approches mais finalement le mur est là – et c'est le 'moi', mon savoir, mes préjugés et tout ce qui s'ensuit. Moi. Alors 'moi' se dit qu'il doit faire quelque chose, et c'est encore le 'moi'. On sait tout ça.
46:03 B: Le 'moi' veut rester toujours le même tout en essayant d'être différent.
46:07 K: Différent, oui, en changeant de costume. Il est toujours le même. Donc l'esprit qui fonctionne avec le 'moi' est toujours le même esprit. Grands Dieux, nous revoilà au même point !
46:30 B: Oui, ce 'toujours le même' donne une force extraordinaire. Mais peut-on laisser choir ce 'toujours le même'?
46:48 K: Vous savez, on a tout essayé, le jeûne, des choses incroyables, pour se débarrasser du 'moi' avec son cortège de savoir, d'illusions, etc. On veut s'identifier avec autre chose, ce qui revient au même. Un homme sérieux a fait tout ça, et il en revient à la question fondamentale : qu'est-ce qui va faire disparaître totalement ce mur? Je pense, Monsieur, que cela n'est possible qu'en donnant mon attention totale à ce que vous dites. Il n'y a pas d'autre moyen de démolir ce mur – ni l'intellect, ni les émotions, rien de tout ça. Quand quelqu'un qui est au-delà du mur, qui a démoli le mur, dit : 'Écoutez, pour l'amour du ciel, écoutez !'. Quand je vous écoute, mon esprit est vide. Donc c'est fini ! Vous comprenez ce que je dis?
48:50 B: Ce qu'on ressent alors, c'est : très bien, c'est fini, mais à la moindre occasion ça va recommencer.
48:59 K: Je n'ai pas la moindre idée de revenir, aucune notion de futur. C'est vide et donc ça écoute. C'est terminé !
49:48 On pourrait peut-être arrêter... Ça n'a pas d'importance, cinq minutes c'est assez. Je voudrais continuer sous un autre angle. Vous êtes homme de science. Pour découvrir quelque chose de nouveau il vous faut un espace vide d'où va naître une perception différente.
50:47 B: Il y a une différence, car habituellement cette question est limitée donc l'esprit peut être vacant sur ce sujet précis...
51:01 K: Sur ce sujet particulier, oui.
51:03 B: ... et permettre la découverte et l'insight de cette question.
51:11 K: Cet esprit, qui a été spécialisé, en enquêtant sur une certaine chose, se vide et dans ce vide, vous découvrez quelque chose de nouveau – cela, je le comprends. Mais sans aucune spécialisation, ce vide contient-il tout l'autre... Je ne sais pas si...
51:43 B: Mais alors il faut préciser qu'ici on sort d'un domaine particulier, ici on interroge la totalité du savoir.
51:57 K: C'est tout à fait extraordinaire, quand vous l'approchez.
52:02 B : Comme vous le disiez, c'est la fin du savoir – le Vedanta.
52:05 K: C'est la vraie réponse.
52:13 B: Si, en gardant l'attitude scientifique, on remettait en cause l'ensemble du savoir, alors...
52:18 K: Oh, bien sûr.
52:25 B: Mais l'idée générale est qu'il faut garder du savoir dans un certain domaine pour pouvoir le remettre en cause dans un autre domaine. Cela pourrait devenir un vrai souci : 'Avec quel savoir vais-je remettre en cause mon savoir?'
52:36 K: Oui, avec quel savoir vais-je remettre en cause mon savoir?
52:54 B: Mais en fait nous avons effectivement du savoir et nous l'avons examiné avec logique et réflexion et vu que toute cette structure ne veut rien dire, elle est inconsistante et sans signification. La structure du savoir psychologique n'a pas de sens, c'est du déjà vu – et de quelle façon...
53:15 K: Monsieur, en partant de là, de ce vide : existe-t-il un fondement, une source d'où toutes choses commencent? La matière, les humains avec leurs capacités et leurs idioties – ce mouvement tout entier part de là.
53:42 B: Oui, c'est à considérer, certainement, mais précisons un peu. Nous avons donc le vide.
53:54 K: Oui, le vide dans lequel il n'y a aucun mouvement de pensée – de savoir, bien sûr.
54:02 B: Le savoir psychologique.
54:04 K: Bien sûr, c'est entendu.

B: D'accord. Et après...
54:08 K: Et donc, pas de temps.

B: Pas de temps psychologique.
54:13 K: Oui, pas de temps psychologique.
54:14 B: On a toujours l'horloge.
54:16 K: Oui, évidemment, on a dépassé ce stade, n'y revenons pas.
54:19 B: C'est que parfois les mots prêtent à confusion, ils trompent sur le sens.
54:25 K: Le temps psychologique. Il n'y a pas de temps psychologique, aucun mouvement de pensée. Et ce vide est-il le début de tout mouvement?
54:45 B: Vous voulez dire que le vide est le fondement, alors?
54:47 K: Je me le demande. Allons doucement... Examinons cela doucement. Ne faut-il pas le reporter à un autre jour?
54:55 B: Peut-être, on pourrait l'examiner plus sérieusement.
54:57 K: D'accord, il vaut mieux s'arrêter.
55:15 B: Une chose : en Californie, nous avons dit qu'il y a le vide, et que derrière cela, il y a le fondement.
55:24 K: Oui, je sais. Je ne veux pas commencer.
55:26 B: Laissons-le pour plus tard.

K: On le laisse. Quand nous revoyons-nous?

B: Dans deux jours, samedi.
55:31 K: Après-demain.

B: Oui.
55:38 K: Très bien, Monsieur.