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SA85T1 - Pourquoi l’homme vit-il dans le conflit?
1re causerie
Saanen, Suisse
7 juillet 1985



1:16 Je vois ici quelques visages connus. De quoi allons-nous parler ? Si vous le voulez bien, j'aimerais souligner que nous sommes une réunion de gens sérieux, préoccupés par leur vie quotidienne. Nous ne nous intéressons en rien aux croyances, idéologies, suppositions, conclusions théoriques ou concepts théologiques. Nous ne sommes pas non plus à la recherche d'une secte, d'une communauté d'adeptes. Nous ne sommes pas frivoles – espérons-le. Au contraire, nous sommes, tous ensemble, concernés par ce qui se passe dans le monde et par notre responsabilité face à toutes les catastrophes, à la misère absolue, à la pauvreté – pas dans ce pays-ci, il n'y a pas de taudis. On nous le disait l'autre jour, les taudis sont impossibles sous ce merveilleux climat – pourtant il a plu tous les jours sans discontinuer... Souhaitons-nous pour ces réunions un temps plus favorable.
4:05 Et nous aimerions aussi préciser, si vous permettez, que vous et moi – vous et l'orateur – partons en voyage ensemble. Pas dans un avion volant à 10.000 mètres, en marchant sur une route tranquille, une longue route sans fin tout autour du monde. On y voit un terrorisme effroyable, des gens tués sans raison, juste pour faire peur, le terrorisme, les enlèvements, les rançons, les meurtres, l'entraînement à tuer, les guerres, non seulement en Afghanistan, à Beyrouth et en Amérique du Sud, mais dans le monde entier. Peut-être pour la plupart êtes-vous au courant. Nous ne semblons pas très affectés, plutôt indifférents. Ce n'est que quand cela a lieu tout près de nous que nous devenons préoccupés, anxieux, effrayés. Quand c'est loin de nous, de chacun de nous, nous sommes plus indifférents. Voici ce qui se passe dans le monde : les divisions économiques, religieuses, politiques et toutes les divisions entre religions et entre sectes. Il y a énormément de risques, de dangers. On ignore ce qui va arriver dans le futur, pas seulement pour la durée de notre existence, mais aussi pour nos enfants, nos petits-enfants, etc. Le monde entier est profondément en crise, crise qui n'est pas qu'extérieure, mais aussi en chacun de nous – si vous êtes tant soit peu conscient de tout ceci. Et, face à tout cela, quelle est notre responsabilité, celle de chacun de nous ? On a dû se poser très souvent cette question : que doit-on faire ? Par où commencer ? Adhérer à un parti politique ? Républicain, conservateur, démocrate, communiste, suivre Marx et Staline et toute la bande ? Où commenceriez-vous tous ? Que ferait chacun de nous, face à cette terrible société dans laquelle nous vivons, chacun occupé de lui-même, de sa propre satisfaction, de sa propre souffrance, de sa propre misère, la lutte économique, etc. ? Chacun de nous ne s'occupe que de lui-même. Qu'allons-nous faire ? Prier Dieu ? Répéter prière sur prière ? Ou entrer dans une secte, et suivre quelque gourou pour fuir le monde ? Porter un habit moyenâgeux – ou moderne mais d'une couleur spéciale – et tout cela ? Peut-on jamais se retirer du monde comme le font les moines, en Inde et ici ?
9:52 Quand on voit tout cela, qu'on l'observe en profondeur – pas comme les nouvelles des journaux, quelque chose que vous avez lu, ou que l'on vous a raconté, une information journalistique, un roman, la télévision, toute l'industrie de l'information – quel est le rôle de chacun de nous, quelle est sa responsabilité ?
10:46 Nous l'avons dit, ceci n'est pas un divertissement. Nous ne cherchons pas à vous distraire, ni à dire ce que devrait faire chacun de nous. Nous avons eu des leaders à profusion – des centaines, politiques, religieux, ceux qui disent : ‘nous sommes illuminés, nous y sommes arrivés' – peu importe où ils sont arrivés Nous avons eu des milliers de leaders, politiques, économiques, religieux, sectaires, et ils se sont montrés totalement impuissants. Ils ont leurs propres théories, leur propre chemin et des milliers de gens les suivent dans le monde entier – des quantités d'argent, vraiment, une immense richesse pas seulement celle de l'église catholique romaine, mais aussi la richesse des gourous. Tout se résume à de l'argent.
12:18 Si on peut le demander : qu'allons-nous faire ensemble ? Ou qu'allons-nous faire, un être humain tout seul ? Sommes-nous vraiment concernés ? Ou cherchons-nous quelque satisfaction, quelque avantage pour nous-mêmes ? Ou nous sommes engagés vis-à-vis d'un symbole, religieux ou autre, auquel nous nous accrochons dans l'espoir que ce qu'il y a derrière ce symbole nous vienne en aide. C'est une question très sérieuse. C'est d'autant plus sérieux aujourd'hui avec le risque de guerre. L'incertitude est totale.
14:10 L'orateur peut-il vous rapporter l'entretien qu'il a eu avec un certain Monsieur X ? Une conversation entre M. X et l'orateur qui a duré plusieurs jours de suite. Ce monsieur a voyagé presque dans le monde entier, d'après ce qu'il a dit à l'orateur. Il est assez cultivé, il a fréquenté diverses institutions auxquelles il lui est arrivé d'adhérer mais seulement pour les quitter en courant. Il a suivi un gourou, puis un autre et y a renoncé. Pour quelques semaines, il tenta de se faire moine, mais cela aussi il l'a laissé tomber. Il regarda du côté des divers partis politiques : l'extrême gauche, l'extrême droite, le centre – l'éventail politique. 'Finalement, dit-il, je suis venu parler avec vous. J'aimerais avoir un entretien avec vous, à mon niveau, pas à celui de vos prétentions ou celui où vous êtes réellement. Je ne sais pas ce que vous êtes, j'ai lu quelque chose sur vous.' Puis-je continuer cette conversation ? La répéter ? Cela vous intéresse-t-il ?
16:33 Et il dit : 'Discutons tout cela ensemble, vous et moi, comme deux amis.' Comme deux amis qui ont vécu, ensemble dans ce monde, qui ont traversé toutes sortes de difficultés. Et il dit à l'orateur : 'Que veut dire tout cela ? Pourquoi l'homme est-il né ainsi ? Pourquoi, après tous ces millénaires, est-il devenu ce qu'il est ? À la fin de cette longue période d'évolution, cette longue période de temps, il souffre, il est anxieux, il est seul, il est désespéré, il y a la maladie, il y a la mort et les dieux sont toujours là quelque part, pas trop loin – sur le mont Olympe, ou sur le Nil, ou dans l'ancienne ville de Bénarès, en Inde. Oublions tous ces dieux et parlons ensemble, comme deux êtres humains, vivant en ce monde, dans ce pays magnifique, sur cette terre si belle qui est la mère de toutes choses.' Vous suivez tout ceci ? La mère fut vénérée parce que la terre est la mère. Les Grecs avaient Athéna, dotée de plusieurs seins – quatre de chaque côté, je crois – pour montrer qu'elle était mère de la terre – qu'elle était mère, comme la terre.
19:15 Donc, ce M. X dévoila un peu de ses pensées intimes, de ses activités extérieures. Et il dit : 'Que veut dire tout cela ? Pourquoi les êtres humains, qui ont développé leur propre éducation, qui sont sophistiqués, experts en technologie, et qui peuvent débattre du sexe des anges – vous comprenez cette expression ? – qui peuvent inventer les dieux, les déesses et tout ça, pourquoi les êtres humains du monde entier sont-ils en perpétuel conflit ? Pas seulement avec l'environnement, pas seulement avec les gouvernements qu'ils ont élus – ou la dictature d'un "Politburo" ou la dictature de quelque dogme inventé par d'anciens prêtres – malgré tout ceci, pourquoi chaque être humain, de sa naissance à sa mort, vit-il dans ce conflit perpétuel ?' C'est la première question que posa M. X. : pourquoi ? Quelle est la raison d’être, la cause de ce conflit, non seulement à l'extérieur, mais aussi plus profond, à l'intérieur, subjectivement, viscéralement si l'on peut dire, pourquoi l'homme est-il en conflit ? On a parlé de la paix à n'en plus finir. Toutes les religions l'ont prêchée, bien avant la chrétienté, des siècles avant la chrétienté : vivez en paix, soyez pacifique, soyez calme, soyez doux, généreux, affectueux, aimant. Malgré cet endoctrinement, cette programmation que l'homme subit dès l'enfance, les encouragements à être agressif ou à être gentil, ou à partir affronter un monde où il faut se battre seul – enfin, vous savez tout cela. Y a-t-il une réponse à cette question, une réponse finale, irréfutable ? Autrement dit, l'être humain, en ce monde, peut-il vivre sa vie quotidienne, aller au bureau, avoir une maison – le sexe, les enfants et tout cela – et pourtant chercher, avoirsoif de beaucoup plus que les seuls objets matériels de l'existence. Cette question a-t-elle trouvé une solution ? Visiblement l'homme ne l'a pas résolue, bien qu'il ait vécu sur cette terre deux ou trois millions d'années – quarante à cinquante mille ans en tant qu'être humain. 'Nous avons acquis une formidable expérience, un immense savoir – disait M. X à l'orateur – nous avons récolté une foule d'informations technologiques, mais au-dedans, nous demeurons des barbares, qui ne cherchent qu'à s'entretuer, à rivaliser avec l'autre, à le détruire.'
25:30 Il avait fait tout ce chemin, une longue distance, en bus, en train, en avion, et il dit : 'Répondez à cette question. Y a-t-il une cause à ce conflit ? Et s'il y a une cause, découvrons-la – vous n'allez pas me conduire, m'enseigner – mais ensemble, vous et moi, ensemble. Vous n'allez pas me le dire et moi l'accepter. Je ne vais pas non plus m'en aller pour y réfléchir plus tard et en arriver à une conclusion de mon cru, mais plutôt, dit M. X, ensemble, comme deux êtres humains, – non pas l'un assis sur une estrade et l'autre assis par terre, pardon ! – ensemble, comme deux êtres humains qui ont traversé un bon bout d'existence, connu la solitude, le désespoir, l'anxiété, l'incertitude, désirant l'amour et ne le trouvant pas, ou bien ayant aimé et n'en étant pas comblé, constamment dans l'effort, poussant, poussant toujours, voulant toujours atteindre quelque chose, le paradis ou l'illumination, ou devenir multimillionaire, ce qui est plus ou moins la même chose.' Tous veulent réussir quelque chose, Ils ne sont jamais contents, ils ne connaissent jamais la paix, ne s'assoient jamais en silence sous un arbre pour contempler les montagnes, les rivières, le brin d'herbe et la beauté de la terre, la lumière du soleil et la splendeur d'un petit matin.
28:38 Alors M. X dit à l'orateur : 'Parlons, posons-nous des questions l'un à l'autre, sans jamais admettre ce que l'un ou l'autre va dire. Je n'accepterai rien de vous, vous n'accepterez rien de moi, nous sommes au même niveau. Vous pouvez être très intelligent, vous pouvez être réputé – ce qui est de la bêtise – vous pouvez faire le tour du monde ou d'une partie du monde, tout cela ne compte pas, cela ne vaut rien. – sur quoi l'orateur était d'accord de tout coeur.
29:46 Alors explorons cette malédiction que l'homme porte en lui depuis le début des temps. Pourquoi l'homme – y compris la femme – pourquoi l'homme vit-il ainsi, pourquoi l'homme est-il en conflit dans ses relations intimes, dans sa sexualité, dans sa famille, – tout le circuit du conflit.'
30:54 M. X revint le lendemain et nous reprimes notre entretien, assis sous la véranda par une magnifique journée, nous dominions la vallée, entourés de ces grandes montagnes coiffées de neige, de splendides vallées, bleues, et le ciel d'un bel azur, le soleil étincelant sur les feuilles, la terre tachetée d'ombre, tout paraissait si merveilleusement vivant, palpitant, plein d'énergie. Nous étions là, lui et l'orateur, à regarder cette grande beauté – n'étant jamais avec la beauté, nous ne savons que la regarder, nous n'avons jamais, au coeur et à l'esprit, ce sentiment de beauté, cette sensibilité extrême à toute la splendeur de la terre. Il dit : 'Ne parlons pas de beauté, c'est votre sujet, vous m'en parlerez.' Je dis : 'Nous le ferons, un peu plus tard. Commençons d'abord le voyage, explorons ensemble cette question du conflit.' On demande : les êtres humains doivent-ils le supporter? Doivent-ils s'y habituer ? Y tenir au point de ne jamais pouvoir s'en débarrasser totalement, afin que leur cerveau fonctionne comme il le doit, complètement affranchi, complètement libre, ni programmé, ni conditionné ?
33:35 C'est à vous à présent que l'orateur pose cette question. Et nous avons aussi discuté, débattu du point suivant : quelle en est la cause ? Nous faisons un voyage ensemble, je ne vous demande pas un avis, ni l'inverse. Quelle en est la cause ? Partout, on ne voit que la lutte. Vous pourriez dire que la lutte existe dans la nature le gros animal mange le plus petit, etc. Dans une forêt, l'arbrisseau lutte pour la lumière contre les arbres géants. On peut dire que sur toute la terre, dans la nature, il y a du conflit, que s'y produit une forme de lutte. Alors pourquoi n'en ferions-nous pas autant puisque nous faisons partie de la nature ? Dans le monde extérieur il y a conflit – ce que les êtres humains appellent conflit et qui pourrait n'être que la marche normale de la nature : le faucon ou l'aigle tue le lapin, l'ours tue le saumon, le tigre ou le guépard tue promptement sa proie, tuer, dans la nature, est chose courante. On pourrait dire que nous aussi faisons partie de cette nature donc qu'il est inévitable que nous soyons constamment en lutte. Si l'on admet que c'est naturel et inévitable, il n'y a rien à ajouter : vous dites que c'est naturel, alors, continuons comme cela puisque nous faisons partie de la terre. 'Mais, dès que l'on remet cela en question – disait M. X à l'orateur – dès qu'on doute, alors où êtes-vous ? Êtes-vous prêt à explorer cela ensemble ? Nous sommes censés être un peu plus actifs, plus intelligents que les arbres, les tigres et les éléphants – pas les éléphants, heureusement ils ne tuent pas grand'chose, mais ils détruisent les arbres – et le guépard, et tout le reste. Nous descendons peut-être du singe, c'est probable – nous sommes de bien étranges singes ! Mais si nous n'admettons pas le conflit comme mode de vie, alors que faut-il faire ? Par où commence-t-on à comprendre tout le mouvement du conflit ? Comment trouver son chemin dans tout ceci ?' L'orateur répondit à M. X : 'Soit vous analysez très attentivement tous les facteurs du conflit, l'un après l'autre, par l'analyse, l'auto-analyse ou en vous faisant analyser par un autre, soit vous acceptez l'avis professionnel de professeurs, de philosophes et de psychologues. Se mettre à analyser mènera-t-il à découvrir la cause ? Soit la découverte sera intellectuelle – d'accord ? – par l'analyse qui vous mène à certaines conclusions intellectuelles, soit vous rassemblez tous les facteurs analytiques et voyez le tout. Vous comprenez ? Est-ce possible ? Ou y a-t-il une approche différente à la question ?' Je me demande si M. X comprend ce que dit l'orateur.
39:55 Donc il demande à M. X : 'Sommes-nous encore au même niveau, dans une même compréhension ? En d'autres termes – dit l'orateur à M. X – l'analyse suppose celui qui analyse, n'est-ce pas ? Par conséquent, il y a un analyste et un analysé, un sujet et un objet, n'est-ce pas? Existe-t-il en soi-même deux choses différentes, telles que le sujet et l'objet ?' Nous nous comprenons ? C'est la première question que l'orateur pose à M. X. M. X., c'est vous. L'éducation, le conditionnement, la programmation ont encouragé 'celui qui analyse' à se croire, lui l'analyste, complètement distinct de ce qu'il analyse, d'accord ? Si vous regardez très attentivement quelque chose dans un microscope, cette attention même donne un meilleur éclairage à ce que vous observez – n'est-ce pas ? Je ne vais pas entrer là-dedans. L'orateur dit : 'Je remets en question toute l'attitude envers l'analyse.' L'orateur dit : 'Je n'admets pas ce qu'ont dit les professionnels de l'analyse, y compris ceux qui arrivent de Vienne, et les tout derniers psychologues américains. Je n'admets rien de tout cela – dit l'orateur à M. X – mais je mets en doute je questionne, non seulement l'analyse elle-même mais... qui est l'analyste ? Si, en premier, vous êtes capable de comprendre l'analyste quel besoin y a-t-il d'une analyse ?' Vous comprenez, Messieurs ? Vais-je trop vite ? Peut-on examiner ensemble ?
43:07 Je m'analyse. J'ai été coléreux, ou avide, ou porté sur le sexe, qu'importe, et en analysant, c'est-à-dire en démontant pièce par pièce et en observant très attentivement la chose, qui est celui qui observe ? L'orateur dit à M. X : 'N'admettez pas ce que je dis, mais interrogeons ensemble, mettons en doute. L'analyste n'est-il pas la somme de tous les souvenirs passés ? Il est conditionné par l'expérience, par son savoir, par sa manière de regarder la vie, ses tendances particulières, ses préjugés... son empreinte religieuse – l'influence de la religion – tout cela est le passé, tout cela est le substrat de sa vie, depuis l'enfance. C'est l'observateur, celui qui analyse. Ce substrat inclut la mémoire collective, la mémoire raciale, la conscience raciale, etc., – c'est l'observateur. Et ensuite l'observateur fractionne cela entre un observateur et un observé. N'est-ce pas ? C'est cette division dans l'analyse qui crée le conflit. N'est-ce pas ? Sommes-nous ensemble ? Vous êtes M. X, je suis l'orateur. Sommes-nous du même voyage ? Autrement dit, dès qu'il y a division entre celui qui analyse et l'analysé le conflit est inévitable, une forme de conflit, subtil, stupide, absurde, mais c'est un conflit. Surmonter, conquérir, refouler, transcender, ce sont tous des efforts, mineurs ou majeurs, n'est-ce pas ?
46:15 On découvre ainsi que là où il y a division – entre les Suisses et les Allemands, les Français et les Anglais – là où il y a division, il y a forcément conflit, 'moi et vous', 'nous et eux'. Non que la division n'existe pas : les riches ont beaucoup de pouvoir. Mais nous avons aussi créé la division subjective : j'appartiens à ceci et vous à cela, je suis catholique, vous êtes protestant, je suis juif et vous êtes arabe.
47:12 Chaque fois qu'entre deux personnes... une division existe – entre un homme et une femme, entre Dieu et la terre, entre ‘ce qui devrait être’ et ‘ce qui est’... Je demande à Monsieur X s'il suit tout ceci, pas verbalement, intellectuellement, ce qui n'a pas de sens, mais avec son coeur, avec tout son être, avec sa vitalité, son énergie et sa passion. Donc, dès qu'il y a une division : moi et vous, je suis une femme et vous un homme,
48:23 on commence à découvrir la racine du conflit. Mais est-ce possible à un être humain vivant dans le monde moderne, allant au travail, gagnant sa vie, d'un côté les affaires, de l'autre la famille ? Agressif au travail, soumis avec ma femme, docile et tout cela. De sorte que la vie devient une contradiction. Cette contradiction peut-elle prendre fin, afin de ne pas vivre dans le conflit, afin de ne pas devenir hypocrite ? Si l'on aime à être hypocrite, très bien. Mais veut-on vivre très honnêtement, – ce qui est absolument nécessaire – vivre dans une grande honnêteté, rigoureuse, pas à l'égard de quelqu'un, de son pays, ou de son idéal, mais dire exactement ce que vous pensez, et, ce que vous pensez, vous le dites ! Répéter ce que d'autres on dit n'est pas de l'honnêteté. Ou croire à une chose et faire exactement le contraire – non ? Tout le monde parle de paix. Chaque gouvernement, chaque religion, chaque prédicateur – y compris l'orateur – parle de paix. Vivre en paix exige une immense honnêteté et de l'intelligence. Alors est-il possible, vivant au vingtième siècle, aujourd'hui, de vivre – à l'intérieur pour commencer, psychologiquement, subjectivement – n'avoir en soi aucune sorte de division ? Je vous en prie, cherchez, questionnez avec passion. La passion n'inclut pas le fanatisme, la passion n'exige pas le martyre, n'est-ce pas ? Ce n'est pas une chose à laquelle on s'est attaché à tel point que cet attachement est devenu passion, vous comprenez ? Cela, ce n'est pas la passion, c'est être ligoté à une chose qui vous donne un sentiment de passion, une énergie. C'est comme un âne attaché à un piquet : il peut tourner autour mais il y reste attaché.
52:11 Alors pouvons-nous, M. X et l'orateur, non pas se dire l'un à l'autre ce qu'il faut faire, mais découvrir en soi-même en toute honnêteté, sans la moindre mauvaise foi, sans la moindre illusion, s'il est possible – sans affirmer que 'c'est possible' – s'il est possible de vivre en ce monde, avec les guerres, toutes les horreurs qui se produisent, sans conflit et sans division. Ne vous endormez pas, s'il vous plaît, c'est trop tôt dans la matinèe. Vous qui êtes M. X, si l'on vous posait cette question, quelle serait votre réponse, intérieurement ? Vous qui êtes Suisse, hindou, Indien, ou musulman, ou qui suivez une certaine clique, un certain groupe d'adeptes d'un quelconque gourou, ne devriez-vous pas abandonner tout cela, complètement ? Vous avez peut-être un passeport suisse, – l'orateur a un passeport indien, mais il n'est pas indien. Ils n'aiment pas cela en Inde, mais nous leur avons souvent précisé n'appartenir à aucun culte, à aucun gourou, à rien. Vous allez trouver ceci terriblement difficile. Il n'est pas question de finir par vous retrouver tout seul, mais la compréhension va se faire, la prise de conscience intérieure, l'insight, dans toute cette histoire qui est vraiment absurde. Cela peut être momentanément satisfaisant d'appartenir à quelque chose, d'appartenir à un groupe, d'appartenir à une secte mais tout cela devient bientôt lassant, pitoyable et laid.
55:25 Alors peut-on ne s'attacher à rien de tout cela – spécialement à rien de ce que dit l'orateur – de sorte que notre propre cerveau... étrangement semblable à l'autre, à celui d'autrui – vous suivez ? – votre cerveau est comme le cerveau de tout autre être humain. Il a d'immenses capacités, immenses, une incroyable énergie. Regardez ce qu'ils ont fait dans le monde technologique. En Amérique, tous les savants s'occupent maintenant de la guerre des étoiles. Nous n'allons pas aborder tout cela. L'énergie, vous comprenez ? Le cerveau a cette extraordinaire énergie, si vous vous concentrez sur quelque chose, si vous mettez votre attention à quelque chose. Ils ont mis toute leur réflexion à assassiner d'autres êtres humains c'est ainsi qu'est née la bombe atomique. Donc nos cerveaux ne sont pas à nous, ils ont évolué dans la durée. Au cours de cette évolution nous avons accumulé un formidable savoir, de l'expérience, et dans tout ce mouvement, dans cet état, il y a très peu de ce qu'on appelle l'amour. Vous comprenez ? Je peux aimer ma femme, ou mes enfants, ou mon pays. Mon pays est une division de la pensée – la géographie – mais c'est le monde ! Mon monde, le monde dans lequel on vit, c'est le monde entier. Donc mon cerveau, qui a évolué au cours de cette longue période, ce cerveau, avec sa conscience, n'est pas le mien, parce que ma conscience... Monsieur X dit : 'J'ai lu quelque chose que vous avez dit, je ne répète pas vos paroles mais c'est ce que je ressens, j'en vois aussi la vérité : c'est que, partout où je suis allé, dans tous les coins de la terre, il y a des êtres humains qui souffrent, – de douleur, d'anxiété, de solitude désespérée – donc notre conscience est partagée par tous les autres êtres humains.' Est-ce que vous le réalisez ? Pas là-haut, pas intellectuellement, mais en vérité. Si l'on sent vraiment cela, il n'y aura pas de division. Vous comprenez ? Je demande : voyez-vous cette réalité, pas son concept, pas une idée, pas une belle conclusion, mais sa réalité ? La réalité est différente de l'idée de la réalité, n'est-ce pas ? Vous êtes assis là, c'est réel, mais imaginer que vous êtes assis là, c'est totalement différent.
1:00:35 Donc notre cerveau est le centre de notre conscience, avec toutes ses réactions nerveuses, sensorielles, le centre de tout notre savoir, de toute l'expérience, le savoir, la mémoire. Votre mémoire et celle d'un autre peuvent différer, cela reste toujours de la mémoire. Vous pouvez être très éduqué, l'autre peut n'avoir aucune éducation, il ne sait même pas lire ou écrire, mais il partage la même chose – n'est-ce pas ? Donc votre conscience est partagée par chaque être humain sur cette terre. Par conséquent vous êtes toute l'humanité. Comprenez-vous, Messieurs ? Vous l'êtes réellement, ce n'est pas une théorie ce n'est pas de la théologie, ce n'est pas : 'Aux yeux de Dieu nous sommes tous un.' Les dieux n'ont pas d'yeux, problablement. Mais dans le réel, où que vous alliez, il y a ce fait étrange et irrévocable que nous sommes tous faits du même moule: la même anxiété, le même espoir, la peur, la mort, la solitude qui génère un tel désespoir. Bref, nous sommes l'humanité. Et quand on le réalise profondément, le conflit avec autrui cesse, car vous êtes comme moi.
1:02:49 Voilà ce dont nous avons parlé, M. X et M. K. Nous avons aussi continué sur d'autres sujets, car il était là pour plusieurs jours. Mais nous avons d'abord établi une véritable relation, chose si nécessaire quand il y a quelque chose à discuter ou à communiquer Pas seulement au plan verbal, car les mots ne traduisent pas profondément ce que l'on veut, ce que l'on désire communiquer. A la fin du deuxième jour nous avons dit : 'Où en sommes-nous ?' Vous, M. X et M. K., où en sommes-nous ? Avons-nous suscité – pas le changement qui implique le temps, nous aborderons cela une autre fois – n'avons-nous fait que récolter comme on récolte la moisson ? Nous semons, vous êtes venus participer aux semailles, et vous avez écouté K, alors vous, M. X, qu'avez-vous récolté ? Récolter suppose l'accumulation – n'est-ce pas ? Vous avez amassé tant d'informations – suivez, je vous prie, nous allons nous arrêter, ne vous endormez pas, ne vous énervez pas. Vous avez tant récolté – auprès de professionnels, de psychologues, de psychiatres – amassé, amassé. Et K demande à M. X, 'Avez-vous aussi amassé ?' Si vous avez amassé, c'est comme n'importe quelle autre récolte. Je sais, ou plutôt j'ai appris à gravir une montagne, maintenant je suis un expert dans l'ascension – je ne le suis pas, mais... Donc le cerveau est un aimant, il ramasse. Alors K demande à M. X : 'Qu'avez-vous recueilli ? Ou bien êtes-vous libéré de l'accumulation ? Vous comprenez ? Si vous en avez la patience, écoutez ceci, je vous prie.
1:06:30 Cessons-nous jamais d'amasser ? Acquérir des draps, des taies, de l'eau, cela bien sûr, acquérir un diplôme pour avoir un bon métier. Pour les choses pratiques de la vie, il faut acquérir, n'est-ce pas ? Mais voir quand amasser n'est pas nécessaire, c'est là où l'art de vivre entre en jeu. Car si l'on persiste à amasser, le cerveau n'est jamais libre, n'est jamais vide pour... – nous n'allons pas aborder la question du vide, c'est un autre sujet – mais sommes-nous conscients d'acquérir encore et toujours ? Comme on acquiert des habitudes. Quand on a tant accumulé il est très difficile de s'en débarrasser. Accumuler conditionne le cerveau. Né en Inde, appartenant à un certain type de gens, traditionnel, religieux ou très très orthodoxe, tout cela est votre capital. S'en libérer ensuite exige une immense recherche : enquêter, regarder, observer, être conscient de ce que l'on dit. Alors, est-il possible de ne rien amasser du tout ? Considérez ceci, je vous prie, ne le rejetez pas. Découvrez. Il faut acquérir du savoir pour aller chez soi, pour conduire une voiture, pour parler une langue étrangère, il faut collecter des mots, des verbes irréguliers et tout ça mais, intérieurement, est-il bien nécessaire d'acquérir ? L'illumination n'est pas une acquisition. Au contraire, c'est une liberté totale à l'égard de tout cela. Après tout, c'est l'amour, n'est-ce pas ? Je ne vous aime pas parce que je vous ai récolté, n'est-ce pas ? Si j'ai été sexuellement satisfait avec vous, ou vous êtes d'agréable compagnie, ou je suis seul et donc je dépends de vous – cela devient un article commercial, nous nous exploitons mutuellement, nous nous utilisons, et nous nous trahissons l'un l'autre. Ce n'est sûrement pas l'amour, n'est-ce pas ? L'amour est la qualité d'un cerveau qui n'amasse rien du tout. Et alors ce qu'il dit sera ce qu'il a découvert, non pas ce qu'ont dit d'autres gens. Et il y a en cela une passion formidable, pas le désir amoureux, – la passion. Elle ne comporte aucun fanatisme, je ne vais pas soudainement devenir un strict végétarien – 'désormais, je ne touche plus au sel !' Ou, si je suis musulman, devenir un chiite fanatique. Ils ont tous une certaine forme de passion, mais ils sont devenus fanatiques, portés au martyre, et toute cette affaire.
1:11:29 Alors l'orateur demande à M. X : 'Découvrez si vous pouvez vivre sans amasser. On ne peut pas vous l'inculquer. Nous pouvons l'examiner ensemble, mais la réalité est de ne jamais amasser, que jamais la mémoire accumulée n'entre en opération. C'est vraiment très, très subtil, cela demande énormément d'enquête.
1:12:15 Pouvons-nous nous arrêter ? Nous parlons depuis une heure et quart, pas vous, c'est K qui a parlé. Mais nous avons échangé mutuellement, nous avons établi la base d'une communication en laquelle il n'y a ni supérieur, ni inférieur, ni celui qui sait ni celui qui ne sait pas. Pouvons-nous nous lever? Après vous, je vous prie. Après vous !