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SA85T4 - La beauté est le silence de l’oubli de soi
4e causerie
Saanen, Suisse
17 juillet 1985



1:42 Vous avez entendu toutes les annonces. Puis-je aussi annoncer que je vais parler ? Et aussi que vous allez participer à cette causerie. Ce n'est pas un solo, mais c'est ensemble – et l'orateur insiste, ensemble, il ne vous guide pas, il ne vous aide pas, il n'essaie pas de vous persuader – c'est ensemble, ce mot est important, c'est ensemble que nous entreprenons un très long voyage. Le chemin est assez difficile – je retire 'chemin' c'est un mot périlleux – un sentier, une allée, un trajet plutôt complexe, car nous allons parler d'égocentrisme, d'austérité, de conduite, et voir s'il est possible, dans notre vie de tous les jours, de mettre fin à toute souffrance. C'est une question très importante : pourquoi l'humanité, après des milliers et des milliers d'années, ne s'est-elle jamais libérée de la souffrance, pas seulement de la souffrance personnelle, de la douleur, de l'anxiété, de la solitude que comporte cette souffrance mais aussi la souffrance de l'humanité. Nous allons en parler. Et aussi, si nous en avons le temps, nous allons parler du plaisir, et également de la mort.
4:22 C'est une si belle matinée, magnifique, un ciel bleu limpide, les douces collines et les ombres profondes, les eaux torrentueuses, les près, les bois et l'herbe verte. Nous devons aussi parler ensemble par une si belle matinée, de ce qu'est la beauté. Pourrions-nous parler de ce qu'est la beauté ? C'est une très grande question. Pas la beauté de la nature ou l'extraordinaire vitalité, l'énergie dynamique d'un tigre. Vous n'avez vu des tigres qu'au zoo, où les pauvres sont enfermés pour votre amusement. Mais allez dans certaines parties du monde où l'orateur est allé : il s'est trouvé à moins d'un mètre d'un tigre sauvage. Ne vous excitez pas !
6:08 Il faut aussi examiner cette question car, sans la beauté et l'amour, il n'y a pas de vérité. Nous devons étudier de très près le mot 'beauté'. Qu'est-ce que la beauté ? Vous posez cette question et l'orateur aussi pose cette question, c'est ensemble que nous regardons, non seulement le mot, les implications de ce mot, mais l'immensité, la profondeur incalculable de la beauté. Allons-nous en parler ? On peut en parler, mais le discours, les mots, les explications et les descriptions ne sont pas la beauté. Le mot ‘beauté’ n'est pas la beauté. C'est une chose totalement différente. S'il est permis de le souligner, il faut être très vigilant sur l'emploi des mots. Car notre cerveau fonctionne, s'active au mouvement des mots. Les mots communiquent ce que l'on sent, ce que l'on pense, et l'on accepte les explications, les descriptions, car la structure de notre cerveau est presque entièrement verbale. Il faut donc un examen très attentif pas seulement de la beauté, mais aussi de l'austérité, et de l'égocentrisme. Nous allons aborder toutes ces questions ce matin, si vous le voulez bien.
9:13 Nous nous demandons donc : qu'est-ce que la beauté ? Trouve-t-on la beauté dans une personne, dans un visage ? La beauté réside-t-elle dans les musées, les tableaux, la peinture classique, la peinture moderne ? La beauté réside-t-elle dans la musique – Beethoven, Mozart, Bach et tous les autres ? Trouve-t-on la beauté dans un poème ? Dans la littérature ? Dans la danse ? Et dans tout ce vacarme qui se fait dans le monde sous le nom de musique ? Tout cela est-il la beauté ? Ou la beauté est-elle quelque chose de totalement différent ? Nous allons l'examiner ensemble. Je vous en prie, je vous le demande en toute courtoisie, n'acceptez pas les mots. Ne vous contentez pas de descriptions et d'explications, ne soyez pas d'accord ou pas d'accord, et toutes ces histoires, vidons notre cerveau de tout cela, si nous le pouvons, et regardons très attentivement, pénétrons dans le mot et restons-y.
11:27 Car, nous l'avons dit, sans cette qualité de beauté, c'est-à-dire de sensibilité – qui englobe non seulement la beauté de la nature, les déserts, les forêts, les rivières et les vastes montagnes dans leur immense dignité, leur majesté, mais aussi le ressenti – pas l'imagination romantique et les états sentimentaux, tout cela n'est que sensations. Alors nous demandons, la beauté est une sensation ? Car nous vivons de sensations. La sensation sexuelle qui donne le plaisir mais aussi la douleur due au sentiment de frustration et tout cela. Si nous pouvions ce matin sortir tous ces mots de notre cerveau et regarder, examiner cette énorme question, très compliquée et subtile : quelle est la nature de la beauté ? Nous ne rédigeons pas un poème.
13:27 Quand vous regardez ces montagnes, ces immenses rochers jaillissant vers le ciel, si vous les regardez en silence, vous ressentez leur immensité, leur écrasante majesté. Et pendant un instant, pour une seconde, leur formidable dignité, leur solidité, met de côté toutes vos pensées, vos problèmes, pour une seconde – n'est-ce pas ? Et vous dites : ‘c'est merveilleux’. Que s'est-il passé, là ? Pendant une seconde, la majesté de ces montagnes, l'immensité même du ciel, le bleu, les montagnes couvertes de neige, chassent tous vos problèmes. Cela vous fait vous oublier vous-même totalement, pour une seconde. Vous êtes captivé, vous êtes sidéré. Comme un enfant qui n'a pas été sage de toute une journée, ou pendant un moment – ce qui est bien son droit – si vous lui donnez un jouet compliqué, il est absorbé par ce jouet jusqu'à ce qu'il le casse. Le jouet l'a absorbé, vous comprenez ? Le jouet l'a captivé et il est calme, il a du plaisir. Il en oublie toute sa famille, sa mère et les ‘fais ceci', 'ne fais pas cela’, et le jouet devient la chose la plus passionnante qui soit. Vous comprenez ? La montagne, la rivière, les prés et les bois vous absorbent, vous vous oubliez. Est-ce donc cela la beauté ? Vous comprenez ma question ? Être absorbé par la montagne, par la rivière ou les vertes prairies, cela signifie que vous êtes comme un enfant absorbé par autre chose, et pour un temps, vous êtes calme, vous êtes absorbé, subjugué, vous vous abandonnez à quelque chose. Est-ce cela la beauté ? Se laisser emporter ? Vous comprenez ? Vous abandonner à quelque chose de grand. Et cette chose vous force pendant une seconde à vous oublier. Ensuite, vous dépendez. Vous dépendez comme l'enfant dépend d'un jouet, vous dépendez du cinéma, de la télévision, où, pour un temps, vous vous êtes identifié à l'acteur ou à l'actrice. Tout cela est évidemment une façon d'être emporté hors de soi-même, n'est-ce pas ? Diriez-vous que cet état, être captivé, subjugué, absorbé, cette seconde de silence, est la beauté ? Quand vous allez à l'église, au temple ou à la mosquée, tout, les chants, les cérémonies, les intonations de la voix, tout est très ordonnancé, orchestré avec grand soin pour créer une certaine sensation que vous appelez dévotion, que vous appelez sentiment religieux Est-ce cela la beauté ? Ou la beauté est-elle tout autre chose ? Vous comprenez ? Comprenons-nous cette question ensemble ?
19:45 Y a-t-il de la beauté dans l'effort conscient ? Ou n'y a-t-il de beauté qu'en l'absence de soi, quand le 'moi', l'observateur n'est pas ? Alors peut-on, sans être absorbé, captivé, subjugué, être dans cet état : sans le soi, sans l'ego, sans le moi qui ne pense qu'à lui-même ? Vous comprenez ma question ? Est-ce vraiment possible, vivant en ce monde moderne avec toutes ses spécialisations, avec sa vulgarité, son formidable bruit en permanence – pas le bruit des eaux vives ou du chant d'un oiseau. Est-il possible de vivre en ce monde sans le soi, le moi, l'ego, la 'persona', l'affirmation de l'individu ? Dans cet état de vraie liberté de tout cela, et seulement dans cet état, il y a beauté. Vous allez dire que c'est trop difficile, que ce n'est pas possible. Que vous préférez contempler un tableau ou vous trouver dans un beau paysage empli d'un grand sentiment de silence et de quiétude. Est-ce possible, de n'avoir pas une ombre d'égocentrisme ? Nous allons l'examiner.
22:18 Est-ce possible de vivre en ce monde sans égocentrisme ? Que suppose l'égocentrisme ? Quelles sont les implications de ce mot ? Jusqu'à quel point pouvons-nous nous passer d'égocentrisme en vivant ici dans l'agitation, le bruit, la vulgarité, la compétition, les ambitions personnelles, etc.? Nous allons le découvrir ensemble.
23:05 L'égocentrisme, vous connaissez ce terme, inutile de l'expliquer. L'égocentrisme se dissimule de bien des façons, il se cache sous chaque pierre et derrière chaque acte. Il se dissimule dans la prière, dans la dévotion, dans le fait d'avoir un bon métier, un grand savoir, une certaine réputation, comme l'orateur. Quand un gourou dit : ‘Je sais tout là-dessus, je vais tout vous dire’, n'est-ce pas là de l'égocentrisme ? On peut être un expert, un spécialiste compétent, il y a toujours cette graine d'égocentrisme. Il nous accompagne depuis un million d'années, notre cerveau est conditionné à l'égocentrisme. Et si l'on en est conscient, simplement conscient, sans dire : ‘je ne suis pas égocentrique', 'ce n'est pas bien', 'c'est bien', 'comment vivre sans ?’ – vous connaissez tous les arguments pour ou contre. Simplement voir consciemment jusqu'où l'on peut aller, jusqu'à quel point on peut s'étudier soi-même pour que chacun d'entre nous découvre pour lui-même jusqu'où, dans l'action, dans l'activité quotidienne, jusqu'où, dans notre comportement, jusqu'à quelle profondeur on peut vivre sans le sentiment d'égocentrisme.
25:40 Alors, si vous voulez bien, examinons tout cela. Parce que – non, pas 'parce que'. L'égocentrisme divise, l'égocentrisme est la pire des corruptions – pardon ! Le mot ‘corruption’ signifie mettre en morceaux – 'rompere', casser. Et là où il y a égocentrisme, il y a fragmentation, votre intérêt contrecarre mon intérêt, mon désir va à l'encontre de votre désir, mon impatience à gravir l'échelle du succès entrave la vôtre. Alors, quand l'égocentrisme est là, observez-le simplement, vous ne pouvez rien y faire, vous comprenez ? Seulement l'observer, rester avec et voir ce qui se passe. Si vous avez jamais démonté une voiture – l'orateur a fait, et la voiture s'est remise a rouler ! – si vous avez jamais démonté une voiture, vous en connaissez tous les rouages, vous savez comment elle fonctionne, vous avez tout appris sur elle, vous ne vous contentez pas d'y monter et de démarrer. Je parle des voitures des années 1925, à cette époque elles étaient très simples, sans histoires, très fiables robustes, de belles voitures. Et quand vous connaissez un peu de mécanique, vous pouvez vous sentir y à l'aise, savoir à quelle vitesse rouler, etc. Donc si l'on connaît, si l'on comprend, si l'on est conscient de son propre égocentrisme, alors on commence à apprendre à son sujet. On n'est pas pour ou contre, on ne dit pas 'comment puis-je vivre sans ?', 'qui êtes-vous pour me le dire ?’. Quand on commence à être conscient, sans choisir, sans dire, ‘voilà mon égocentrisme' mais conscient de son égocentrisme, sans choisir, en restant avec la chose, en l'étudiant, en apprenant, en observant toutes ses complexités, alors on peut distinguer de soi-même en quel cas il est utile et quand il n'est absolument pas nécessaire. Il est nécessaire à la vie quotidienne, il faut à manger, des vêtements et un toit, et toutes les choses physiques. Mais psychologiquement, intérieurement, quel besoin d'aucune forme d'égocentrisme ? Vous comprenez ma question ? Ici, il faut examiner la relation – vous comprenez ? – car dans notre relation à l'autre il y a l'intérêt personnel des deux côtés. Vous me satisfaites et je vous satisfais, vous m'utilisez et je vous utilise, je vous trompe et vous me trompez – vous comprenez tout cela ? Y a-t-il de l'égocentrisme dans notre relation ? Il est important de le comprendre, car – pardon, je n'emploie plus 'car', c'est idiot.
30:48 Il faut découvrir l'égocentrisme dans notre relation. Là où il y a de l'égocentrisme, il y a forcément fragmentation, désagrégation. Je suis différent de vous – c'est l'égocentrisme.
31:16 Qu'est-ce que la relation ? La relation à la terre, à toute la beauté du monde, à la nature, et aux autres êtres humains, à son épouse, son époux, son amie, son ami, etc. Quel est ce lien, quelle est cette chose qui nous fait dire, ‘oui, je suis en relation’ ? Vous comprenez ma question ? Examinons cette chose ensemble, je vous prie, ne vous reposez pas sur la description que l'orateur se permet. Voyons la chose de près. Qu'est-ce que la relation ? Sans relation, nous nous sentons si seuls, déprimés, anxieux, vous savez, la ribambelle de remous cachés dans la structure de l'égocentrisme. Qu'est-ce que la relation ? Quand vous dites ‘ma femme’, ‘mon mari’, que voulez-vous dire par là ? Être en relation avec Dieu – s'il existe – qu'est-ce que cela veut dire ? Il est donc très important de comprendre ce mot. Je suis relié à mon épouse, à mes enfants, à ma famille. Commençons par là. C'est le coeur de toute société – la famille. Dans le monde asiatique la famille signifie beaucoup, pour eux, une famille, c'est extrêmement important – fils, neveu, grand-mère, grand-père – c'est le pivot autour duquel tourne toute la société. Alors, quand on dit 'ma femme, ma copine, mon ami', qu'est-ce que cela signifie ? Vous êtes probablement mariés, pour la plupart, ou avez une amie ou un ami, n'est-ce pas ? Être en relation, qu'est-ce que cela veut dire ? Avec quoi êtes-vous en relation ? Quand vous dites que vous suivez un gourou, qu'est-ce que vous suivez ? Vous comprenez ? Laissons un instant le mari et la femme – on y reviendra – vous préférerez peut-être ne pas approfondir cette question de mari et femme, d'ami et d'amie et on peut aborder la question de façon moins sensible. Quand vous suivez quelqu'un, un gourou, un prophète, quand vous suivez l'orateur ou une autre personne, un politicien, etc., qu'est-ce que vous suivez ? À quoi vous abandonnez-vous, à quoi cédez-vous ? Vous comprenez ? Est-ce à l'image que vous vous êtes faite de l'orateur, ou du gourou, ou à l'image logée dans votre cerveau que c'est la bonne chose à faire, donc que je vais m'y conformer ? Est-ce l'image, la représentation, le symbole que vous avez façonné et c'est cela que vous suivez, et pas la personne ? Vous comprenez ? Pas ce qu'il dit. Cela fait soixante-dix ans que l'orateur parle, n'est-ce pas ? J'en suis désolé pour lui. Malheureusement, il s'est fait quelque réputation, en plus des livres et tout cela, donc vous avez créé tout naturellement une image, une réputation, et c'est celà que vous suivez ! Pas ce que dit l'enseignement, n'est-ce pas ? L'enseignement dit : 'Ne suivez personne.' Mais vous avez une image toute faite et vous suivez ce que vous désirez, ce qui vous satisfait, c'est un formidable intérêt personnel, n'est-ce pas ?
37:41 Revenons maintenant au mari et à la femme et à tout cela. Quand vous dites ‘ma femme’, qu'entendez-vous par ce mot, quel est le contenu de ce mot, qu'est-ce qui se cache derrière. Regardez-le. Tous les souvenirs, les sensations, le plaisir, le chagrin, l'anxiété, la jalousie, tout cela est incarné dans l'épouse ou dans l'époux. Le mari est ambitieux, il veut une meilleure situation, plus d'argent, et l'épouse reste à la maison mais elle a ses propres ambitions, ses propres désirs. Ils en sont là. Même s'ils se retrouvent au lit, les deux sont séparés en permanence. Voyons le fait avec droiture et simplicité. Donc il y a toujours conflit. On peut ne pas en être conscient, ‘oh, il n'y a pas de conflit entre nous’, mais grattez un petit peu – avec une pelle ou un scalpel – et vous trouverez que la racine de tout ceci est l'égocentrisme. Bien ? On trouve l'égocentrisme chez les professionels – bien sûr, chez les médecins, les hommes de science, les philosophes, les prêtres, tout est fondé là-dessus, vous comprenez ? C'est-à-dire la sensation, le désir, la satisfaction – n'est-ce pas ? Nous n'exagérons pas, nous constatons ‘ce qui est’, sans tenter de le dissimuler, sans tenter de le dépasser – c'est comme cela. C'est la graine de nos origines, et cette graine pousse, s'épanouit, grossit jusqu'à notre mort. Ou bien, on le contrôle. Vous comprenez ? On contrôle l'égocentrisme. Ce contrôle même est une autre forme d'égocentrisme. L'égocentrisme opère si intelligemment qu'il se dissimule aussi derrière l'austérité.
40:52 Il nous faut donc examiner ce mot : qu'entendons-nous par l'austérité ? Un comportement juste, n'est-ce pas ? Qu'est-ce que l'austérité ? Car le monde entier, le monde religieux en particulier, a employé ce mot, a édicté des règles à son sujet, en particulier pour les moines et les divers monastères d'Occident. Il n'y a pas de monastères en Inde et en Asie, sauf pour certains bouddhistes. En Inde ils vont seuls, il n'y a pas de monastère organisé, et c'est heureux. Alors, qu'entendons-nous par ce mot ‘austère’ ? Il s'accompagne d'une grande dignité – vous comprenez ? Qu'entendons-nous par ce mot 'austère' ? Nous avons cherché sa signification dans le dictionnaire. Puis-je expliquer ? Le dictionnaire – l'usage courant de la langue – explique que cela vient du grec 'avoir la bouche sèche'. Ce qui signifie sec, âpre – pas seulement la bouche – sévère. Cela est-il austère ? Par exemple se refuser le luxe d'un bain chaud, dire : ‘non, je le prends froid’, ou avoir peu de vêtements, ou un certain style de vêtement, faire voeu de célibat, de pauvreté – vous comprenez ? Se contrôler rigoureusement, contrôler tous ses désirs, vous savez, tout cela. Est-ce cela, l'austérité ? Ou bien l'austérité est-elle tout autre chose ? Ceux qui ont jeûné, ceux qui restent assis tout droit, en permanence sous contrôle, qui ont peu de vêtements. Cela n'est sûrement pas de l'austérité, c'est du spectacle, non ?
44:12 Alors, y a-t-il une austérité qui ne soit pas une sensation ? Qui ne soit pas forcée, qui ne soit pas suggérée, qui ne dise pas : ‘je vais être austère afin de...’ Y a-t-il une austérité qui soit totalement invisible à autrui ? Vous comprenez tout cela ? Y a-t-il une austérité qui n'a pas de discipline. Le mot 'discipline' signifie apprendre. Le sentiment de... Le sentiment de totalité intérieure ne comportant ni clivage ni coupure, qui ne connaît pas la fragmentation. Cette austérité s'accompagne de dignité, de tranquillité.
45:46 Si nous en avons le temps, il nous faut aussi comprendre la nature du désir. Ce pourrait être la racine de toute la structure de l'égocentrisme. Le désir. Sommes-nous ensemble ? Le désir est une sensation forte. Le désir, ce sont les sens qui entrent en action. Comme nous l'avons dit plus tôt, la sensation a une grande importance pour nous. Sensation sexuelle, sensation d'une nouvelle expérience, sensation de rencontrer quelqu'un de connu. Je dois vous raconter cette jolie histoire. Une de nos amies rencontra la reine d'Angleterre, lui serra la main, et tout le cérémonial. Quand tout fut terminé, une personne vint lui dire : ‘Puis-je vous serrer la main, cette main qui a serré la main de la reine ?’ Nous vivons de sensation, elle revêt pour nous une importance extrême. Sensation d'être en sécurité – observez-le – sensation d'avoir accompli, sensation d'un grand plaisir, d'une récompense, etc. Qu'est-ce qui relie la sensation au désir ? Vous comprenez ? Le désir est-il distinct de la sensation ? Examinez cela, je vous prie, c'est important. Je n'explique pas. Nous le regardons ensemble. Qu'est-ce qui relie la sensation au désir ? Quand la sensation devient-elle désir ? Ou sont-ils inséparables ? Vous suivez ? Vont-ils toujours de pair ? Travaillez-vous aussi dur que l'orateur ? Vous dites plutôt ‘oui, oui, poursuivez’ ? Ou vous l'avez déjà entendu et vous dites : ‘Oh, Seigneur, il y revient encore’ !
49:29 Vous savez, plus vous comprenez l'activité de la pensée, plus vous allez profond, vraiment, à la racine de la pensée, plus vous commencez à comprendre tant de choses. Alors, vous voyez tout le phénomène du monde, la nature, la vérité de la nature, et vous demandez : qu'est-ce que la vérité ? Laissons cela pour l'instant.
50:04 Nous vivons, notre vie est fondée sur la sensation et le désir. Et nous demandons : quelle relation effective y a-t-il entre les deux ? Quand la sensation devient-elle désir ? Bien ? Vous suivez ? A quelle seconde le désir devient-il dominant ? Je vois un magnifique appareil photo doté de tous les derniers perfectionnements. Tout ce que vous avez à faire est de le saisir et de viser : la photo est prise. L'observer procure une sensation, n'est-ce pas, la vision du superbe appareil, d'une fabrication parfaite, très complexe, de grande valeur, le plaisir de le posséder, et le plaisir de prendre des photos, etc. Donc, voir cet appareil, là, c'est une sensation. Qu'est-ce que cette sensation a à faire avec le désir ? Quand ce désir commence-t-il à s'épanouir, à entrer en action et dire : ‘il me le faut’ ? Vous comprenez, Monsieur ? Avez-vous observé le mouvement de la sensation, qu'il s'agisse de sexe, ou de grimper dans les collines et les vallées pour contempler le monde d'un point de vue élevé, ou quand vous voyez un joli jardin, vous voyez ce beau jardin, alors que vous n'avez chez vous qu'un petit bout de gazon. Et vous voyez ce qui se passe : que se passe-t-il qui transforme la sensation en désir ? Vous suivez tout cela ? S'il vous plaît, ne vous endormez pas – la matinée est trop belle. Si vous demeurez avec cette question : qu'est-ce qui relie la sensation au désir ? Restez avec la question, n'essayez pas de trouver une réponse. Mais regardez-la, observez-la, voyez-en les implications – c'est cela, rester avec. Alors vous découvrirez que cette sensation, qui est naturelle, que cette sensation se transforme en désir quand la pensée crée une image à partir de cette sensation. Ha capito ? Vous comprenez ? Autrement dit, j'ai une sensation, une sensation naît à voir cet appareil photo très coûteux, magnifique, etc. Il y a une sensation. Ensuite la pensée intervient : 'Si je pouvais avoir cet appareil photo', vous le tenez déjà dans vos mains, vous prenez des photos, etc. La pensée crée l'image à partir de cette sensation. À cet instant, le désir est né. Je ne sais pas si c'est clair ? Bien, Monsieur ? Voyez-le vous-même, examinez la chose. Vous n'avez pas besoin de livre, de philosophe, de personne, il suffit de regarder. Regardez patiemment, en tâtonnant, allez-y lentement, puis vous y arriverez très vite. C'est-à-dire, quand la sensation est asservie par la pensée, et que la pensée, et son image engendre quelque chose, à cet instant, le désir est né. Et nous vivons de désir : 'il me faut ceci', 'je n'en veux pas', 'je dois devenir', tout ce mouvement du désir.
55:42 À présent, quelle relation le désir a-t-il avec l'égocentrisme ? Nous suivons toujours le même fil. Tant qu'il y a le désir qui, par la pensée, crée l'image à partir de la sensation, tant qu'il y a ce désir, l'égocentrisme doit exister. Que je veuille le paradis ou devenir gérant de banque, ou devenir riche, c'est pareil. Que l'on veuille atteindre le paradis ou devenir riche c'est exactement pareil – non ? L'un désire devenir un saint, un noble, et tout ça, et l'autre dit : 'j'ai un talent merveilleux', cela revient au même, n'est-ce pas ? On dit que l'un est religieux et l'autre mondain. Comme les mots nous handicapent. Vous ne regardez pas les choses !
57:13 Venons-en à la question – il est onze heures et demie – il faut en venir à la question : qu'est-ce que la souffrance ? Est-ce que la souffrance existe tant qu'il y a de l'égocentrisme ? Examinez cela, je vous en prie. Si vous comprenez tout cela, inutile de lire le moindre livre. Si vous vivez réellement avec cette chose, les portes du paradis vous sont ouvertes – ce n'est qu'une façon de parler. Donc nous posons une question très sérieuse qui hante l'homme depuis son origine, un million d'années ou plus. Qu'est-ce que la souffrance – les larmes, le rire, la douleur, l'anxiété, la solitude, le désespoir ? Et cela va-t-il jamais prendre fin ? L'homme est-il condamné à perpétuité à vivre avec la souffrance ? Allez, Messieurs. Chacun sur terre – chacun, qu'il soit haut placé ou en bas de l'échelle – chacun passe par ce tourment de la souffrance, avec son cortège de chocs, de douleurs, d'incertitudes, de solitude absolue. Et la souffrance du pauvre homme qui ne sait ni lire ni écrire : si vous le regardez, si vous lui parlez, il est comme vous, il a sa propre souffrance, et vous avez la vôtre. Vous comprenez tout cela ? Il y a donc la souffrance de millions et de millions de gens massacrés par les puissants, par les bigots, torturés par les églises, l'infidèle et le croyant – vous comprenez ? Les religions, la chrétienté en particulier, ont tué plus de gens que qui que ce soit d'autre – désolé ! Les grandes guerres – la guerre de Cent Ans, la guerre de Trente Ans, les guerres de religion, de l'Église. Il y a de la souffrance dans le monde, n'est-ce pas ? La souffrance de l'homme qui n'a rien, sauf un repas par jour et qui dort sur le trottoir. Vous ne connaissez rien de tout cela. La souffrance existe. Que signifie ce mot ? N'est-ce que le souvenir d'une chose que vous avez perdue et qui vous emplit de chagrin : vous aviez un frère, une épouse ou un fils, mort, et vous conservez sa photo sur le piano, ou sur la cheminée, ou près de votre lit. Le souvenir de cet accident, les souvenirs de tous ces jours, tous ces souvenirs vous sont brusquement enlevés, n'est-ce pas Est-ce cela la souffrance ? La souffrance est-elle engendrée et cultivée par la mémoire ? Vous comprenez toutes mes questions ? Les questions que nous nous posons l'un à l'autre ? Toutes ces choses dont on a le souvenir sont fauchées par la mort, par un accident, la vieillesse ou autre chose, vous comprenez ? Ce dont nous gardons mémoire n'est plus, n'existe vraiment plus, mais la mémoire subsiste – est-ce cela la souffrance ? La souffrance est-elle liée à la mémoire ? Allez, Messieurs !
1:02:58 J'avais un fils ou un frère ou une tante. J'aimais - je vais employer ce mot pour l'instant – cette affection, je l'appelais amour. J'aimais beaucoup ces gens. J'ai vécu avec eux, parlé avec eux, nous avons joué ensemble. Toute cette mémoire est emmagasinée. Et mon fils, mon frère, ma mère meurt, elle m'est enlevée, elle est partie pour toujours. Et j'éprouve un choc, je verse des larmes, et je me sens terriblement seul. Et je me précipite à l'église, au temple, je prends un livre, je fais ceci ou cela, pour fuir. Ou je dis : 'Je vais prier pour le surmonter. Jésus va me sauver.' Vous connaissez toute cette affaire. Pardon, je ne dénigre pas ce nom, prenons-en un autre – Bouddha ou Krishna en Inde – vous suivez ? C'est la même chose sous un autre nom. Ou le même symbole, le même contenu de symbole – les symboles différent mais c'est le même contenu.
1:04:35 La souffrance n'est-elle que la fin de certains souvenirs, la fin sans appel – j'ai toujours les souvenirs, mais le sujet réel de ces souvenirs a disparu – par conséquent je me sens perdu. J'ai perdu mon fils. Est-ce cela la souffrance ? Ou – ce n'est pas de la dureté, regardez – s'apitoyer sur soi ? M'occuper bien plus de mes souvenirs, de ma douleur, de mon anxiété, que de la mort de la personne – vous comprenez ? La souffrance est-elle de l'égocentrisme ? Approfondissez. Et je cultive ce souvenir, je suis fidèle à mon fils. Je reste fidèle à ma défunte épouse – j'en épouse une nouvelle mais je reste fidèle à ma... – c'est-à-dire au souvenir de ces choses du passé. Est-ce cela la souffrance ? Il y a aussi la souffrance de l'échec – le succès, vous savez, toute cette mise en branle de l'égocentrisme qui s'identifie à ce mot pour verser des larmes. Ces larmes ont été versées, par l'homme et la femme, durant un million d'années – et nous pleurons toujours. La guerre au Liban, en Afghanistan, toute cette brutalité. Les Afghans et les Libanais pleurent, on les mitraille à mort pour une idée, l'idée que nous devons dominer, que nous sommes différents. L'idée. La pensée nous détruit. Pensez à tous les gens qui ont pleuré avant vous.
1:07:16 Alors, y a-t-il une fin à la souffrance ? Le mot 'souffrance' sous-entend aussi la passion. Tant qu'il y a l'égocentrisme qui s'identifie à ces souvenirs morts – le souvenir est là, mais la réalité est morte – cet égocentrisme partiel, partial, est le mouvement de la souffrance. N'est-ce pas ? Tout cela peut-il prendre fin ? Là où il y a souffrance, il ne peut y avoir amour. Alors qu'est-ce que l'amour ? Vous comprenez ? Pouvons-nous continuer... dimanche, ou continuons-nous maintenant ? – 'Allez-y !' Vous savez, nous entrons dans des sujets très sérieux. Ce n'est pas une chose avec laquelle on joue un dimanche ou un mercredi matin. C'est quelque chose de profondément sérieux, tout cela. On n'est pas obligé de galoper, on peut marcher sur le sentier très lentement, observant les choses – vous savez, en observant, observant, en restant avec ce qui vous dérange, en restant avec ce qui vous fait plaisir, en restant avec les abstractions, les produits de l'imagination, toutes les choses que le cerveau a fabriquées, Dieu y compris. C'est l'activité de la pensée. Dieu ne nous a pas créés, nous avons créé Dieu, à notre image – je ne vais pas m'étendre là-dessus, c'est si clair et simple.
1:09:56 Ainsi, parler d'amour inclut aussi la mort. Amour, mort et création. Vous comprenez ? Nous pouvons passer une heure sur ce sujet, c'est très très sérieux. Nous demandons : qu'est-ce que la création ? Pas l'invention. Il faut différencier la création de l'invention – un nouveau jeu d'idées. C'est cela, un nouveau jeu d'idées. Et ces nouveaux jeux d'idées sont des inventions, technologiques, psychologiques scientifiques, etc.. Nous ne parlons pas d'idées, nous parlons de choses très sérieuses, c'est-à-dire de l'amour, de la mort et de la création. On ne peut y répondre en cinq minutes. Pardonnez-moi. Nous allons traiter le sujet dimanche prochain – ce n'est pas une invitation. Nous examinerons tout cela. Et aussi ce qu'est la religion, ce qu'est la méditation, s'il y a quelque chose au delà de tous les mots, au delà de la mesure et de la pensée. Vous comprenez ? Qui ne soit pas un montage de la pensée. Quelque chose d'indicible, d'infini, d'éternel : nous examinerons tout cela. Mais on ne peut y accéder – ou plutôt cela ne peut exister – s'il y a la peur, l'absence de relation juste, vous suivez ? Sans avoir un cerveau libre de tout cela, vous ne pouvez pas comprendre l'autre chose. Bien ? Pouvons-nous arrêter maintenant ?