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SD74CA9 - La souffrance, la passion et la beauté
9e entretien avec le Dr Allan W. Anderson
San Diego USA
22 février 1974



0:38 Dialogue entre Krishnamurti et le Dr. Allan W. Anderson.
0:43 J. Krishnamurti naquit en Inde du sud et fut éduqué en Angleterre. Il donna pendant des décennies des conférences aux États-Unis, en Europe, en Inde, Australie et ailleurs dans le monde. Le travail qu'il effectua durant sa vie le conduisit à répudier toutes attaches avec les religions organisées et idéologies, son unique souci étant de libérer l'homme absolument et inconditionnellement. Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont l'Eveil de l'Intelligence, le Changement Créateur, Se Libérer du Connu et le Vol de l'Aigle. Voici un des dialogues ayant eu lieu entre Krishnamurti et le Dr. A. W. Anderson, professeur de théologie à l'Université de San Diego où il enseigne les Ecritures indiennes et chinoises et la tradition des oracles. Le Dr. Anderson, poète reconnu, est diplômé de l'Université de Columbia et du Séminaire Théologique de l'Union. L'Université de Californie l'a honoré en lui décernant le Prix de l'Enseignement.
1:49 A: M. Krishnamurti, lors de notre dernier entretien, nous sommes passés de la peur et de son effet sur la transformation de l'individu, qui ne dépend ni du savoir ni du temps, et de là nous avons abordé le plaisir, pour en arriver à la fin de cet entretien à la question de la beauté. Et si vous êtes d'accord, nous pourrions continuer à explorer cela ensemble.
2:35 K: On se demande souvent pourquoi les musées sont si pleins de tableaux et de statues. Serait-ce qu'ayant perdu contact avec la nature, l'homme éprouve le besoin d'aller dans ces musées pour voir des tableaux célèbres faits par d'autres? Certains sont vraiment merveilleusement beaux. Qu'est-ce qui explique l'existence des musées? La question est posée sans préjuger de la réponse. J'ai été dans de nombreux musées, partout dans le monde, guidé par des experts, et j'ai toujours eu l'impression qu'on m'emmenait voir des choses qui me semblaient tellement artificielles, représentant la beauté telle que d'autres gens la voyaient. Et je me suis demandé qu'est-ce que la beauté? En effet, en lisant un poème de Keats, ou le poème de quelqu'un qui y a mis tout son coeur et ses sentiments les plus profonds, vous sentez qu'il veut vous transmettre ce qu'il ressent, ce qu'il considère comme étant l'essence la plus exquise de la beauté. Et j'ai contemplé un grand nombre de cathédrales, sans doute comme vous, partout en Europe, et là encore, cette expression des sentiments humains de dévotion, de respect, se retrouve dans l'architecture, dans les pierres, dans ces édifices que constituent les merveilleuses cathédrales. Et regardant tout cela, je suis toujours surpris de la façon dont les gens parlent de la beauté, ou écrivent sur la beauté; est-ce une création de l'homme, ou est-ce quelque chose que l'on voit dans la nature, où bien, n'ayant rien à voir avec la pierre, avec la peinture ou avec le mot, se situerait-elle au plus profond de l'être? Alors, après nombre de discussions à ce sujet avec des soi-disant professionnels, ayant dialogué avec eux, il m'apparaît que c'est toujours une chose située là bas : peinture et musique modernes, pop musique, etc., etc., c'est toujours en quelque sorte si terriblement artificiel. Peut-être ai-je tort. Qu'est-ce alors que la beauté? Doit-elle s'exprimer? C'est une des questions. A-t-elle besoin du mot, de la pierre, de la couleur, la peinture? Ou est-ce quelque chose qui ne peut s'exprimer par des mots, dans un bâtiment, dans une statue? Alors, il serait bon de pénétrer la nature de la beauté. Je sens que pour pénétrer cela très profondément, il faut savoir ce qu'est la souffrance, ou comprendre ce qu'est la souffrance, car faute de passion, il ne peut y avoir de beauté, - passion non dans le sens de convoitise, mais la passion qui vient en présence d'une immense souffrance. Et demeurer avec cette souffrance, ne pas la fuir, amène cette passion. Passion signifie l'abandon complet du 'moi,' de la personne, de l'ego. D'où une grande austérité, ce mot n'étant pas à prendre dans le sens de cendres, de sévérité, de sécheresse - comme l'ont fait les religieux - mais dans celui de l'austérité d'une grande beauté.
8:53 A: Oui, je vous suis, réellement.
8:57 K: Le sentiment de grande dignité, beauté, est essentiellement austère. Et il s'agit d'être austère non de façon verbale ou idéologique, mais austère dans un abandon total, en renonçant au 'moi'. Et ceci ne peut pas avoir lieu si l'on n'a pas profondément compris ce qu'est la souffrance. Car le mot 'passion' vient du mot 'souffrance'. Je ne sais si vous avez approfondi cela en examinant ce mot; l'étymologie du mot 'passion' est 'souffrance', provenant de souffrir.
9:58 A: Ressentir.

K: Ressentir. Vous voyez M., les gens ont fui la souffrance. Je pense qu'au fond elle se relie à la beauté, ce qui ne veut pas dire qu'il faut souffrir.
10:19 A: Bien entendu.
10:21 K: Mais allons lentement. Je vais un peu trop vite. Au départ, nous présumons que nous savons ce qu'est la beauté. Nous voyons un Picasso, un Rembrandt, ou un Michel-Ange, et pensons : 'comme c'est merveilleux'. Nous pensons le savoir. Nous l'avons lu dans des livres, les spécialistes ont écrit à ce sujet, etc. Nous lisons leurs avis et acquiesçons, absorbant cela des autres. Mais il faut un grand sentiment d'humilité pour pouvoir vraiment étudier la nature de la beauté. Je ne sais vraiment pas ce qu'est la beauté. Je puis l'imaginer : j'ai appris ce qu'est la beauté. On me l'a enseignée, à l'école, au collège, dans les livres et les visites guidées, etc., dans des milliers de musées, mais pour vraiment découvrir la profondeur de la beauté, de la couleur, la profondeur du sentiment, l'esprit doit partir d'un sentiment de grande humilité : je ne sais pas. On ne sait pas ce qu'est la méditation. On pense le savoir. Nous y viendrons en discutant de la méditation. Alors, si l'on veut approfondir la beauté, il faut partir d'un sentiment de grande humilité, en ne sachant rien. Ce simple fait de 'ne rien savoir' est beau.
12:39 A: Oui. Tout en vous écoutant, j'ai essayé de m'ouvrir à ce lien que vous avez fait entre la beauté et la passion.
13:02 K: M., si nous commencions par le commencement? L'homme souffre, pas seulement personnellement, mais il y a l'immense souffrance de l'homme. Cela se répand dans l'univers. L'homme a souffert physiquement, psychologiquement, spirituellement, de toutes les manières, et ce de siècle et en siècle. La mère pleure parce que son fils a été tué, l'épouse pleure parce que son mari a été mutilé à la guerre, ou dans un accident; il y a dans le monde une immense souffrance. Je ne pense pas que les gens en soient conscients ou même qu'ils ressentent cette immense souffrance dans le monde. Leur propre souffrance les préoccupe tellement qu'ils ignorent la souffrance du pauvre qui vit dans un petit village en Inde, en Chine ou dans le monde oriental, et qui ne peut même pas manger un repas complet, porter des vêtements propres et dormir dans un bon lit. Et il y a cette souffrance de milliers de gens tués à la guerre. Ou dans le monde totalitaire la souffrance de ceux qu'on exécute au nom d'idéologies, et toute la terreur de la tyrannie. Il y a donc toute cette souffrance dans le monde; et aussi la souffrance personnelle. Et si on ne la comprend pas réellement, très profondément, pour la résoudre, la passion n'émergera pas de la souffrance. Et sans passion, comment peut-on voir la beauté? On peut apprécier intellectuellement un tableau, un poème, ou une statue, mais il faut avoir cette grande sensation d'éclatement intérieur de passion, d'explosion de passion. Celle-ci crée d'elle-même la sensibilité nécessaire à la perception de la beauté. Je pense donc qu'il est important de comprendre la souffrance. Je pense que beauté, passion et souffrance sont liées.
16:24 A: L'ordre de ces mots m'intéresse. Beauté, passion, souffrance. Si l'on met cela en regard de la transformation dont nous avons parlé, je présume que l'accès à la beauté passe de la souffrance à la passion, à la beauté.
16:47 K: C'est exact M.

A: Oui. Veuillez poursuivre. Je comprends.
16:54 K: Voyez-vous, sauf erreur de ma part, dans le monde chrétien la souffrance est déléguée à une personne, et c'est par elle que l'on s'en échappe, pour ainsi dire, ou tout au moins que l'on espère s'en échapper. Dans le monde oriental, la souffrance est rationalisée par la doctrine du karma. Vous savez, le mot karma signifie 'faire'. Et ils y croient. Ainsi, vos actes de la vie passée se paient ou sont récompensés dans la présente, et ainsi de suite. Il y a donc ces deux sortes d'échappatoires. Et il y a des milliers d'échappatoires - whisky, drogues, sexe, aller à la messe, etc., etc. L'homme n'est jamais resté avec quoi que ce soit. Il a toujours cherché le réconfort, soit dans une croyance, un acte, soit en s'identifiant à quelque chose de plus vaste que lui-même, etc., mais il ne s'est jamais dit : je dois voir par moi-même ce que c'est, il me faut pénétrer la chose et ne pas la déléguer à quelqu'un d'autre. Je dois l'approfondir, y faire face, il me faut la regarder, savoir de quoi il s'agit. Alors, quand l'esprit ne fuit pas cette souffrance, qu'elle soit personnelle ou qu'elle concerne l'humanité, si l'on ne la fuit pas, ne la rationalise pas, n'essaie pas de la dépasser, si l'on n'en a pas peur, on demeure alors avec elle. Car tout mouvement à l'écart de 'ce qui est' est une dissipation d'énergie. Il empêche de comprendre effectivement 'ce qui est'. Le 'ce qui est' est la souffrance. Et nous avons des moyens habiles de nous en échapper. Dès lors, s'il n'y a pas la moindre fuite, vous demeurez avec elle. Je ne sais si vous avez jamais fait cela. En effet, dans la vie de chacun un incident ou un événement peut survenir, causant cette terrible souffrance. Ce pourrait être un incident, un mot, un accident, un sentiment dévastateur de solitude absolue, et ainsi de suite. Ces choses ont lieu et s'accompagnent d'une sensation de souffrance absolue. Mais quand l'esprit peut demeurer avec cela, sans s'en écarter, il en découle la passion. Pas une passion cultivée, pas une tentative artificielle d'être passionné, mais le mouvement de la passion qui naît du fait que l'on ne se soit pas soustrait à la souffrance. C'est le fait de demeurer totalement, complètement avec la chose.
21:21 A: Je pensais qu'on dit aussi, en parlant de quelqu'un dans la douleur, qu'il est inconsolable.
21:31 K: Oui. Inconsolable.

A: Inconsolable, et aussitôt on pense que l'antidote à cela est de se débarrasser du préfixe 'in', de se débarrasser du 'in' [de in-consolable] Dans un précédent entretien nous parlions de deux choses liées l'une à l'autre comme les 2 faces d'une médaille, et pendant que vous parliez j'ai fait le rapprochement entre l'action et la passion. La passion qui peut endurer, qui peut changer, tandis que l'action, c'est effectuer le changement. Tel pourrait être le mouvement de la souffrance à la passion au moment précis, si je vous ai bien compris, où je deviens capable d'endurer ce qui est là.
22:35 K: Donc quand il n'y a pas de fuite, pas de désir de recherche d'un réconfort à l'écart de 'ce qui est', alors de cette réalité absolue et inévitable naît ce feu de la passion. Sans cela, il n'y a pas de beauté. Vous aurez beau écrire des volumes sur la beauté, ou être un merveilleux peintre, sans cette qualité intérieure de passion découlant d'une profonde compréhension de la souffrance, je ne vois pas comment la beauté peut exister. Et l'on observe aussi que l'homme a perdu contact avec la nature.
23:40 A: Oh oui.
23:41 K: Complètement, surtout dans les grandes villes, et même dans de petits villages, de petits hameaux; l'homme procède toujours extérieurement, poursuivi par ses propres pensées, et il a donc plus ou moins perdu contact avec la nature. Elle n'est rien pour lui. Elle est très agréable, très belle. Une fois, je me tenais avec des amis et mon frère, il y a bien des années, devant le Grand Canyon, contemplant cette incroyable merveille, ses couleurs, sa profondeur et les ombres. Un groupe de personnes arriva et une dame dit : 'n'est-ce pas merveilleux?' Une autre dit : 'allons prendre le thé.' Et elles s'en allèrent. Vous suivez? C'est ce qui a lieu dans le monde. Nous avons perdu tout contact avec la nature. Nous ne savons pas ce qu'elle représente. Et de plus, on tue. Vous me suivez? On tue pour s'alimenter, pour s'amuser, pour le sport. Je n'aborderai pas tout cela. Il y a donc ce manque de rapport intime à la nature.
25:17 A: Je me souviens d'avoir eu un grand choc à l'époque où j'étais étudiant : je me tenais sur les marches du bâtiment administratif et observais un très beau coucher de soleil, quand un de mes camarades de collège me demanda ce que je faisais. Je lui répondis : 'je ne fais rien, je regarde le coucher de soleil'. Et vous savez ce qu'il me dit? Cela m'a choqué au point de ne jamais l'oublier. Il dit simplement : 'eh bien, rien ne l'en empêche, non?'.
25:58 K: Rien?

A: Rien ne l'en empêche, n'est-ce pas? Oui, je vous suis.
26:06 K: Voyez vous, M., nous devenons de plus en plus artificiels, de plus en plus superficiels, de plus en plus verbaux, dans une direction linéaire, pas du tout verticale, mais linéaire. Il est donc naturel que l'artificiel prenne de plus en plus d'importance : le théâtre, le cinéma, toute l'industrie du divertissement du monde moderne. Et bien peu de gens ont en eux le sens de la beauté, la beauté dans le comportement. Vous comprenez, M.?

A: Oh oui.
27:06 Beauté du comportement, beauté dans l'usage de la langue, de la voix, de la façon de marcher, le sentiment d'humilité. Dans cette humilité, tout devient si calme, si paisible, si plein de beauté. Nous n'avons rien de tout cela. Et nous allons pourtant dans les musées, nous sommes éduqués par les musées, les films, et avons perdu la délicatesse, la sensibilité de l'esprit, du coeur, du corps; ayant perdu cette sensibilité, comment peut-on savoir ce qu'est la beauté? Et n'ayant pas de sensibilité, nous allons quelque part pour apprendre à être sensible. Vous le savez.

A: Oh oui.
28:06 K: Dans une université, dans un ashram, un trou pourri où j'apprendrai à être sensible : par le toucher, vous savez... Cela devient dégoûtant. Dès lors, vous qui êtes professeur, enseignant, comment pouvez-vous éduquer - c'est très, très important - les étudiants en sorte qu'ils aient cette qualité? On demande alors : en quoi consiste notre éducation? A quelle fin sommes-nous éduqués? Tout le monde reçoit une éducation. En Amérique il semble que 90% des gens soient éduqués, savent lire et écrire, et tout le reste, mais pour faire quoi?
29:14 A: Et pourtant, il est un fait - tout au moins en ce qui concerne mon expérience d'enseignant - que malgré toute cette prolifération de publications et de prétendues techniques d'éducation, les étudiants n'accordent plus autant d'importance que jadis à la chose écrite ou parlée, pour autant que je m'en souvienne. D'autres enseignants voient peut-être cela autrement, mais l'ayant observé dans mes cours, la réponse que j'obtiens quand j'en parle à mes collègues est que le problème vient de l'école secondaire. Et quand vous en parlez à un professeur de l'école secondaire, il rejette la faute sur l'école primaire. Nous avons donc de piètres écoles primaires, secondaires, cours préparatoires, et de piètres universités, le niveau de toute la chaîne se dégradant d'année en année.
30:18 K: C'est pourquoi M., chaque fois que j'ai parlé dans des universités, etc., je me suis toujours demandé à quelle fin sommes-nous éduqués. N'est-ce que pour devenir des employés glorifiés?
30:36 A: C'est bien à cela que nous aboutissons.

K: Bien sûr. Des hommes d'affaires glorifiés, et Dieu sait quoi. Pourquoi faire? Si j'avais un fils, cela me poserait un terrible problème. Je n'en ai heureusement pas, mais la question me brûlerait : que me faudrait-il faire avec mes enfants? Les placer dans ces écoles où on ne leur apprend rien d'autre qu'à lire, qu'à écrire, à rédiger un livre, à mémoriser, en oubliant tout le champ de la vie? On leur enseigne la sexualité, la reproduction, et tout ce fatras. Et alors? Je le ressens, M., comme étant une question extrêmement importante, car je suis impliqué dans 7 écoles en Inde, et une en Angleterre, et bientôt une ici, en Californie. C'est une question brûlante : que devons-nous faire avec nos enfants? En faire des robots, des employés habiles et malins, de grands scientifiques qui inventent ceci ou cela tout en restant de piètres êtres humains ordinaires, à l'esprit mesquin? Vous suivez, M.?

A: Oui, oui.
32:15 K: Alors, à propos de la beauté, un être humain peut-il éduquer un autre à croître en beauté, en bonté, à fleurir dans une grande affection et sollicitude? Car si nous ne faisons pas cela, nous allons détruire la terre, comme cela a déjà lieu, polluant l'air. Nous autres humains, détruisons tout ce que nous touchons. Ceci est donc un sujet extrêmement sérieux : nous avons à parler de la beauté, du plaisir, de la peur, de la relation, de l'ordre, et ainsi de suite, rien de cela n'est enseigné dans une école ordinaire.
33:26 A: Non. Hier, j'ai soulevé cela dans ma classe en posant cette question d'une façon très directe. Les étudiants étaient tous prêts à reconnaître que tout en étant dans une université de haut niveau, ils n'en avaient jamais entendu parler.
33:48 K: C'est tragique, M.

A: En outre, on ignore si l'on est vraiment prêt à l'entendre, car en fait, on n'en a jamais entendu parler; il nous faut encore découvrir si l'on est vraiment à l'écoute.
34:01 K: Et si l'enseignant ou le professeur est assez honnête pour dire 'je ne sais pas. Je vais apprendre à ce sujet.' Voilà pourquoi, M., la civilisation occidentale - je ne la condamne pas, je l'observe - la civilisation occidentale se préoccupe essentiellement de mercantilisme, de consumérisme, et c'est une société immorale. Et quand nous parlons de la transformation de l'homme, pas dans le domaine du savoir ou du temps, mais bien au-delà de cela, qui cela peut-il intéresser? Vous suivez M.? Qui s'en soucie vraiment? Car la mère part travailler, pour gagner sa vie, le père aussi, et l'enfant n'est qu'un incident de parcours.
35:14 A: En fait, ceci va probablement apparaître comme extravagant de ma part, mais je pense que nous en sommes au point où, si quiconque soulève cette question au niveau où vous l'avez soulevée, disons un jeune en pleine croissance encore adolescent, et qu'il persévère, la question peut se poser sérieusement de savoir s'il est normal.
35:52 K: Oui, en effet.
35:54 A: Et cela fait penser à Socrate pour qui il était clair que tout ce qu'il savait, c'était qu'il ne savait pas, et il n'eût pas à le dire très souvent, mais suffisamment pour être pris au sérieux et qu'on le tue pour cela. Je pense qu'aujourd'hui il serait placé dans une institution en tant que sujet d'étude. Tout cela demandant à être vérifié.
36:20 K: C'est ce qui a lieu en Russie : l'envoi dans un asyle...
36:24 A: Exact.

K: ...un hôpital psychiatrique qui le détruise. Ici, M., nous négligeons tout au bénéfice de quelque profit superficiel, de l'argent. L'argent signifie la puissance, la situation, l'autorité, tout.
36:50 A: Cela revient à cette histoire de réussite que vous mentionniez. Toujours plus tard, plus tard. Sur un axe horizontal. Tandis que vous parliez de la nature, je voulais partager avec vous quelque chose d'un humour grinçant à propos de l'histoire de l'humanisme : je pensais à ces merveilleux hymnes védiques à l'Aurore.
37:22 K: Oh oui.
37:26 A: La façon dont apparaît Aurore aux doigts de rose; les érudits ont été surpris du relativement faible nombre d'hymnes à Aurore en comparaison avec certains autres dieux. Hormis la qualité de l'hymne, cette étude souligne combien il est révélateur que tant de cadences merveilleuses lui soit associées. Un seul hymne y suffirait, inutile d'en avoir 25, non? Ce qui est remarquable, c'est que nous n'en ayons que si peu, et ils sont pourtant si merveilleusement beaux. L'importance accordée à la quantité dépasse mon entendement dans le contexte de mes études du sanscrit et des Védas. Ce qui importe est de découvrir quel dieu - Indra ici - est mentionné le plus souvent dans la Rig Véda. Bien sûr, je ne suggère pas que la quantité doit être négligée, mais si la question avait été abordée de la façon dont vous l'avez vous-même fait, de plus en plus à fond, je pense que l'étude de l'humanisme aurait pris un tout autre cours. On aurait dû nous apprendre à rester assis en laissant cet hymne se révéler, au lieu de le disséquer.
39:19 K: Oui, M.

A: Oui, poursuivez svp.
39:21 K: C'est ce que j'allais dire. Vous voyez, en discutant de la beauté, de la passion et de la souffrance, nous devrions aussi aborder la question de ce qu'est l'action, car elle s'y rattache.

A: Oui, bien sûr.
39:42 K: Qu'est-ce que l'action? Car la vie est action. Vivre est action, parler est action. Tout est action, être assis ici est action. Parler, dialoguer, discuter, approfondir les sujets, tout cela est une série d'actions, un mouvement dans l'action. Qu'est-ce alors que l'action? Action signifie évidemment agir maintenant. Pas d'avoir agi ou d'avoir à agir. C'est le présent actif du mot agir, c'est-à-dire agir continuellement. C'est un mouvement dans le temps et hors du temps. Nous verrons cela un peu plus tard. Alors, qu'est-ce que l'action qui n'engendre pas la souffrance? Vous suivez? Il faut poser cette question, car l'action telle que nous la pratiquons à présent est soit regret, soit contradiction, mouvement dépourvu de sens, répression, conformité, et ainsi de suite. Telle est l'action pour la plupart des gens : routine, répétition, souvenir de choses passées et agir selon ce souvenir. Ainsi, si l'on ne comprend pas en profondeur ce qu'est l'action, on ne pourra comprendre la souffrance. Il y a donc action, souffrance, passion et beauté. Tous ces facteurs vont de pair, ne sont pas distincts, avec, à la fin, la beauté et au début, l'action. D'aucune façon, c'est une seule et même chose. Il faut l'observer : qu'est-ce que l'action? Telle qu'on la connaît maintenant, l'action s'exerce selon une formule, selon un concept ou une idéologie : l'idéologie communiste, l'idéologie capitaliste, l'idéologie socialiste, l'idéologie d'un chrétien - Jésus-Christ - ou celle de l'hindou. L'action est donc l'approximation d'une idée. J'agis d'après mon concept. Ce concept est soit traditionnel, soit élaboré par moi, ou par un spécialiste : Lénine, Marx l'ont formulé, et les gens s'y conforment selon ce qu'ils pensent de Lénine, Marx... Et l'action s'exerce selon un modèle. Vous suivez?

A: Oui. Il m'apparaît que l'on est littéralement mené par cette tyrannie.
43:45 K: Absolument, mené, conditionné, brutalisé. On ne se soucie de rien, à l'exception des idées et de leur exécution. Voyez ce qui se passe en Chine, en Russie.
44:02 A: Oh oui.
44:05 K: Même ici, c'est pareil sous une autre forme. Donc l'action telle que nous la connaissons à présent consiste à se conformer à un modèle, qu'il se situe dans le futur ou dans le passé, à une idée que j'accomplis, une résolution ou une décision que j'exécute en agissant. C'est le passé qui agit, donc ce n'est pas l'action. Je ne sais si...

A: Oui. Je suis conscient du fait que nous souffrons de la conviction radicale que si nous ne produisons pas un modèle, il n'y aura pas d'ordre.
45:08 K: Alors vous suivez ce qui a lieu, M.? L'ordre se définit selon un modèle.
45:13 A: Oui, un modèle préconçu.
45:18 K: D'où le désordre contre lequel un esprit intelligent se bat, en ce sens qu'il se révolte. Pour comprendre ce qu'est la beauté il est donc très important de comprendre ce qu'est l'action. Peut-il y avoir une action sans idée? 'Idée' - vous devez le savoir - vient du grec 'idea', qui veut dire voir. Voyez ce que nous avons fait M. C'est 'voir'. C'est-à-dire 'le voir' et 'le faire'. Et non pas voir, en tirer une conclusion, puis agir selon cette conclusion. Vous voyez?
46:26 A: Oh oui.
46:29 K: Percevoir et faire de cette perception une croyance, une idée ou une formule, et agir d'après cette croyance, cette idée ou cette formule. On est ainsi déconnecté de la perception, on agit uniquement d'après une formule, donc mécaniquement. Vous voyez M. comme nos esprits sont devenus mécaniques.
47:06 A: Il en est bien ainsi.

K: Oui M., évidemment.
47:12 A: Je pensais à l'instant à la sculpture grecque, et ce qui la différencie de la sculpture romaine, le sommet de la sculpture grecque antique...
47:30 K: L'époque de Périclès, etc.

A: ...est extrèmement contemplative. Il a parfois été dit que les Romains avait un génie pour les portraits de pierre...
47:45 K: La loi et l'ordre, etc.
47:47 A: Oui, et l'on peut constater leur remarquable intérêt pour la personnalité. Mais ce qui m'a frappé en vous écoutant, que je n'avais encore jamais remarqué à propos de la statuaire grecque qui nous interroge, c'est que les visages ne révèlent pas de personnalité. Peut-être est-ce dans l'optique que la pierre n'a pas à représenter une chose qui ressort inévitablement de l'acte lui-même.
48:40 K: Tout à fait.
48:42 A: Parce que vous anticipez une chose dont il faut attendre la manifestation. Les Grecs avaient raison. C'est une expression de ce rapport à la forme, c'est-à-dire une forme intérieure. Ils ont merveilleusement saisi cela. Ce qu'ils ont saisi permet à la splendeur de surgir au lieu que ce soit nous qui la représentions. Oui, je vous suis, n'est-ce pas?
49:23 K: M., voilà pourquoi il faut se poser cette question essentielle : qu'est-ce que l'action? Est-ce une répétition? Est-ce une imitation? Est-ce un ajustement entre 'ce qui est' et 'ce qui devrait être', ou 'ce qui a été'? Ou est-ce se conformer à un modèle, à une croyance, ou à une formule? Si c'est le cas, il doit alors inévitablement y avoir conflit. Car entre l'idée et l'action, il y a un intervalle, un laps de temps dans lequel beaucoup de choses peuvent survenir. Une division qui admet d'autres incidents, d'où l'inévitable conflit. L'action n'est donc jamais complète, jamais totale, jamais finie. Action signifie finir. L'autre jour, vous avez cité le mot 'Védanta'. Il signifie, m'a-t-on dit, la fin du savoir. Pas la continuation du savoir, mais sa fin. Dès lors, y a-t-il une action qui ne soit liée ni au passé en tant que temps, ni au futur, ni à une formule, une croyance, ou une idée? Une action par laquelle voir égale faire.
51:29 A: Oui.
51:32 K: Ce 'voir' qui égale 'faire' devient un mouvement extraordinaire dans la liberté. Le reste n'est pas la liberté. Les communistes disent que la liberté n'existe pas, que c'est une idée bourgeoise. C'est évidemment une idée bourgeoise parce qu'ils vivent dans les idées, les concepts et non dans l'action. Ils vivent selon des idées et traduisent ces idées en action, ce qui n'est pas l'action, le 'faire'. Je ne sais si...

A: Oh oui, je réfléchissais.
52:21 K: C'est ce que nous faisons en Occident, en Orient, dans le monde entier, agissant selon une formule, une idée, une croyance, un concept, une conclusion, une décision, et jamais selon le 'voir' et le 'faire.
52:43 A: Je pensais au chat, quel merveilleux animal que le chat.

K: Le chat, oh oui.
52:51 A: Ses yeux emplissent presque tout son visage.
52:56 K: Oui.
52:59 A: Je ne me sers pas d'un compas, ici, bien sûr que non. Et le chat ne se dresse pas comme le chien. Je pense qu'on a corrompu les chiens, mais les chats ne se laissent pas corrompre. Pour moi, il est insensé qu'au Moyen Âge on ait brûlé les chats avec les sorcières.
53:24 K: Les anciens Égyptiens les vénéraient.
53:26 A: Oui. L'oeil du chat... J'ai lu il y a quelque temps que de tous les mamifères le squelette du chat est le mieux adapté à sa fonction.
53:42 K: Tout à fait.
53:43 A: Et je pense que l'une des expériences les plus gratifiantes que j'ai eue dans ma vie fut de vivre avec un chat qui m'a appris à arriver à ses fins. J'ai eu beaucoup de mal à comprendre ses comportements. C'est comme si en quelque sorte on pouvait affirmer qu'il accomplissait une mission tout en n'étant pas un missionaire dans l'acception de ce terme.
54:41 K: Oui, voyez-vous M., on commence à voir la place qu'a la liberté dans l'action.
54:55 A: C'est exact.
54:58 K: Le 'voir et le faire' est empêché par l'observateur, qui est le passé, la formule, le concept, la croyance. Cet observateur intervient entre la perception et le 'faire'. Cet observateur est le facteur de division, est l'idée et la conclusion en action. Alors pouvons-nous agir seulement quand il y a perception? Nous le faisons, M., quand nous sommes au bord d'un précipice : voir le danger est l'action instantanée.
56:07 A: Si je me souviens bien, le mot 'alerte' vient de l'italien et indique qu'on se tient au bord d'une falaise.
56:15 K: D'une falaise, exact.
56:19 A: C'est plutôt sérieux.
56:22 K: Voyez-vous, c'est très intéressant : nous sommes conditionnés au danger d'une falaise, d'un serpent ou d'un animal dangereux, etc.., nous y sommes conditionnés. Et nous le sommes aussi à l'idée qu'il faut agir selon une idée, sinon il n'y a pas d'action.
56:50 A: Oui, nous y sommes conditionnés.
56:51 Terriblement.

K: Terriblement. Nous avons donc ce conditionnement au danger. Et sommes conditionnés au fait qu'on ne peut agir sans formule, sans concept, sans croyance et ainsi de suite. Voilà donc les deux facteurs de notre conditionnement. Et maintenant, quelqu'un passe par là et dit : cela n'est pas l'action. Ce n'est qu'une répétition de ce qui a été, modifié, mais ce n'est pas l'action. L'action existe quand vous voyez et agissez.
57:31 A: Et la réaction à cela est : 'oh, voilà une nouvelle définition de l'action'.
57:37 K: Je ne définis pas.

A: Bien sûr.
57:40 K: J'ai fait cela toute ma vie : je vois quelque chose et j'agis.

A: Oui.
57:46 K: Par exemple, vous le savez peut-être, - je ne veux pas être personnel - une grande organisation spirituelle ayant des milliers d'adeptes, 2500 hectares de terrains, des châteaux, de l'argent, avait été constituée autour du jeune garçon que j'étais. En 1928, je déclarai : tout cela est faux. Je la dissolvai, rendant les propriétés, etc. Je vis combien c'était faux. C'était - le voir, hors de toute conclusion, de comparaison, ce que font les religions. J'ai vu et j'ai agi. Par conséquent, il n'y a jamais eu de regret.
58:33 A: Merveilleux.

K: Jamais de 'oh, je me suis trompé, je n'ai plus personne sur qui compter'. Vous suivez?

A: Oui. Lors de notre prochain entretien, pourrions-nous relier la beauté à l'acte de voir?
58:48 K: J'y venais.

A: Oh, parfait. C'est magnifique.